Les études de Marcellin Berthelot sur l’histoire de la chimie

Émile Jungfleisch, La Revue Scientifique — 25 octobre 1913
Mercredi 4 janvier 2017

Extrait d’une notice publiée au Bulletin de la Société chimique de France (février 1913).

La tournure d’esprit de Berthelot, non moins que le milieu intellectuel dans lequel il vivait, devait l’inciter à s’occuper de l’histoire de la chimie et en particulier des origines. Entouré d’amis avec lesquels l’histoire, de l’humanité était un sujet toujours renouvelé de conversation, il avait dû reconnaître souvent la pauvreté des connaissances acquises sur les premiers développements de la science qu’il cultivait. Les commencements de la chimie lui étaient apparus comme enveloppés ’d’une nuée épaisse.

En 1869, il entreprit des recherches sur ce sujet, les poursuivant plus activement toutes les fois que l’occasion se présentait d’utiliser des documents nouveaux ; mais, c’est seulement vers la fin de 1883 qu’il put se consacrer d’une manière suivie aux recherches historiques.

Il fut, dès l’origine, conduit à penser que toutes les sciences ont d’abord affecté une forme mystérieuse et mystique ; tout y fut attribué à l’intervention des dieux identifiés aux astres ; les opérations réfléchies ne sont venues qu’ensuite, étroitement subordonnées. Ceux qui accomplissaient l’œuvre durent s’apercevoir, en effet, que celle-ci se réalisait surtout par le travail efficace de l’activité humaine : ils furent conduits à introduire peu à peu les règles précises du raisonnement dans les recettes d’exécution pratique. De là une période nouvelle, demi-rationaliste et demi-mystique ; qui a précédé la naissance de la science pure. Ainsi s’édifièrent- ’les sciences intermédiaires comme l’astrologie, l’Alchimie, la médecine des talismans, etc., qui ont été une transition entre l’ancien état des esprits livrés à la magie et aux pratiques théurgiques, et l’esprit actuel absolument positif. L’évolution n’a pas été uniforme et parallèle dans tous les ordres. Si la science pure s’est dégagée rapidement pour les mathématiques, elle n’est venue que plus tard dans l’astronomie, où l’astrologie a subsisté jusqu’aux temps modernes. Plus lents encore on t été les progrès de la chimie, l’Alchimie, science mixte, ayant conservé son culte du merveilleux jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

L’étude de ces sciences équivoques, intermédiaires entre la connaissance positive des choses et leur interprétation mystique, présente un grand intérêt pour le philosophe. Elle intéresse aussi les savants.

C’est au cours d’un voyage en Orient, effectué en 1869, à l’occasion de l’inauguration du Canal de Suez, que Berthelot, qui, depuis longtemps, réunissait des notes sur l’histoire de la Chimie, fit les observations qui le décidèrent à remonter aux origines de cette histoire. Il fut frappé de la somme considérable de connaissances de chimie pratique que les anciens Égyptiens ont dû posséder pour leur permettre de fabriquer les objets d’un ’art raffiné, dont les débris jonchent le sol de la vallée du Nil. Or, les alchimistes ont toujours prétendu faire remonter leur science à l’Égypte ; cette science était pour eux la doctrine sacrée, révélée par Hermès à ses prêtres.

Berthelot rechercha donc des traces positives des connaissances des prêtres égyptiens ; il trouva les premières dans un mémoire de Lepsius sur les métaux égyptiens, traduit en 1877, pour la Bibliothèque des Hautes-Études. En comparant ce travail avec les données sur les premiers alchimistes, fournies par l’Encyclopédie méthodique et par les ouvrages sur l’Histoire de la Chimie, de Kopp et de Hœfer, il commença à comprendre la suite des idées qui avaient guidé les premiers essais de transmutation. Il voulut, dès lors, avoir connaissance des manuscrits grecs, qui renferment les plus anciens documents connus sur cette question.

« Le sujet prit alors une extension inattendue. Ce que je pus déchiffrer me découvrit une région nouvelle et à peu près inexplorée de l’histoire des idées ; ce fut une véritable résurrection ».

Ces premiers résultats furent exposés en 1884 dans deux articles que publia la Nouvelle Revue. Ce n’était qu’une entrée en matière, Depuis lors, Berthelot ne cessa d’approfondir l’étude des manuscrits et de rechercher tous les textes des auteurs anciens se rapportant à la Chimie. Il trouva ces textes plus nombreux et plus explicites qu’on ne le croit communément ; il y récolta une multitude de renseignements.

Les origines de l’Alchimie

Dans un volume paru en 1885, les Origines de l’Alchimie, Berthelot a exposé l’opinion résultant pour lui d’une enquête déjà fort étendue sur les documents qui nous sont parvenus relatifs aux débuts de l’Alchimie.

La Chimie, d’après cet ouvrage, n’est pas une science primitive, comme la géométrie ou l’astronomie : elle s’est constituée sur les débris d’une formation scientifique antérieure, formation demi-chimérique et demi-positive, fondée elle-même sur les découvertes pratiques, lentement amassées, de la métallurgie, de la médecine, de l’industrie et de l’économie domestique. Cette science intermédiaire prétendait à la fois enrichir ses adeptes, en leur apprenant à fabriquer l’or et l’argent, les mettre à l’abri des maladies par la panacée, enfin leur procurer le bonheur parfait en les identifiant avec « l’âme du monde et l’esprit universel ».

L’Alchimie, science sans racines apparentes, se manifeste tout à coup au moment de la chute de l’empire romain ; elle se développe pendant tout le moyen âge, au milieu des mystères et des symboles, sans sortir de l’état de doctrine occulte et persécutée.

Pour percer le mystère de ses origines, Berthelot s’est appuyé d’une part sur les travaux modernes concernant les métaux dans l’antiquité, principalement sur le mémoire précité de Lepsius, Les métaux dans les inscriptions égyptiennes ; d’autre part, il a recouru aux plus anciens documents écrits sur l’Alchimie. Il s’adressa surtout aux anciens manuscrits grecs et latins et particulièrement aux papyrus égyptiens, magiques et alchimiques, de la Bibliothèque de Leyde, écrits en grec vers le IIIe ou le IVe siècle. Il prit également connaissance de différents ouvrages arabes traitant de l’histoire de l’Alchimie, ainsi que des manuscrits alchimiques grecs, conservés à la Bibliothèque Nationale depuis le temps de François Ier . Enfin, il reçut en communication du gouvernement italien un manuscrit grec, écrit sur parchemin, conservé dans la Bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, et remontant au XIe ou au XIIe siècle de notre ère ; c’est le plus ancien des manuscrits connus de cette espèce.

La comparaison de quelques-uns de ces textes avec ceux de Platon et des philosophes grecs lui fournit des lumières inattendues sur les théories qui guidaient les premiers alchimistes ; elle lui fit comprendre pourquoi ceux-ci se déclaraient eux-mêmes, dès le IVe siècle de notre ère, « les nouveaux commentateurs d’Aristote et de Platon ». Le nom de philosophie chimique ne date pas de notre temps : dès ses premiers pas, la Chimie a prétendu être une philosophie de la nature.

Origines mystiques. — Dans les Origines de l’Alchimie, Berthelot a exposé d’abord quelle idée les premiers alchimistes se formaient des origines de leur science, idée qui porte le cachet et la date des conceptions religieuses et mystiques de leur époque.

La comparaison de l’état des croyances au IIe et au IIIe siècle de notre ère avec les textes mêmes que les alchimistes grecs nous ont laissés, établit la filiation complexe à la fois égyptienne, babylonienne et grecque de l’Alchimie.

D’ailleurs, des textes attribués à Zosime le Panopolitain, le plus vieux des chimistes authentiques, établissent l’origine mystique de l’Alchimie, origine qui lui était commune avec la magie et l’astrologie.

Ces rapprochements entre l’Alchimie, l’astrologie et la magie, sont précisés dans les papyrus de Leyde, trouvés à Thèbes, et aussi dans le manuscrit grec 2419 de la Bibliothèque Nationale. Ils devaient avoir pour l’Alchimie des conséquences néfastes.

En droit romain, l’exercice de la magie et même la connaissance de cet art étaient réputés criminels ; il était interdit de posséder des livres magiques ; le possesseur était déporté ou même mis à mort. Sous le règne de Tibère, un édit chassa d’Italie les magiciens et les mathématiciens : l’un d’eux, Pituanius, fut mis à mort et précipité du haut d’un rocher.

Des exécutions semblables suivirent sous Claude et sous Vitellius.

Dans le but d’échapper à ces persécutions, il se constitua, dès le Xe ou le XIe siècle, une sorte d’encyclopédie purement chimique, séparée avec soin de la magie, de l’astrologie et de la matière médicale. Malgré cette précaution, pendant tout le moyen âge, les accusations de magie et d’Alchimie sont restées associées et dirigées simultanément contre les savants que leurs ennemis voulaient perdre. À Venise, en 1530, un décret interdit l’art des Chimistes sous la peine capitale, « afin, dit Hermolaus Barbarus, patriarche d’Aquilée, de leur éviter toute tentation criminelle. »

Origines égyptiennes. — Les sources égyptiennes de l’Alchimie sont moins équivoques que ses origines mystiques. Tous les alchimistes les invoquent d’un concert unanime, depuis le IIIe siècle jusqu’au XVIIIe. Les papyrus de Leyde, tirés d’un tombeau de Thèbes, les confirment par une preuve sans réplique.

Kosime et Clément d’Alexandrie rapportent qu’en Égypte, la connaissance de l’Art sacré, c’est-à-dire de l’Alchimie, ne pouvait être communiquée qu’aux fils des rois, précisément comme la magie, C’était un devoir religieux de n’en parler que par énigmes.

Non seulement les adeptes ont identifié « l’Art sacré par excellence » avec les doctrines de l’ancienne Égypte, mais le nom même de la Chimie a été rattaché par plusieurs, notamment par Champollion, à celui de l’Egyste, Chemi, Cette étymologie est restée vraisemblable. On doit en rapprocher le nom de, Chêma donné par Zosime au livre dans lequel les anges déchus enseignaient les arts.

Enfin la tradition universelle des alchimistes était que la science avait été fondée par le dieu égyptien Hermès, d’où la dénomination, d’Art hermétique, usitée jusqu’aux temps modernes.

Les traces écrites des connaissances chimiques égyptiennes ont presque complètement disparu, Dioclétien ayant fait rechercher et brûler systématiquement les livres et les écrits des prêtres égyptiens. Il est certain cependant que, malgré cette suppression des textes écrits, il subsistait en Égypte tout un ensemble de connaissances pratiques, fort anciennes, relatives à l’industrie des métaux, des alliages, des verres et des émaux, ainsi qu’à la fabrication des médicaments.

Les fouilles pratiquées en Égypte depuis un siècle ont mis au jour des objets innombrables qui attestent le grand développement de ces industries antiques et donnent une idée élevée des connaissances de ceux qui les pratiquaient. Ces connaissances ont été conservées en partie par les manuscrits alchimiques grecs ; elles ont joué manifestement un rôle considérable dans le développement de l’Alchimie.

Origines babyloniennes et chaldéennes. — Les théories alchimiques ne viennent pas seulement d’Égypte, elles ont aussi, pour une part, une origine babylonienne et chaldéenne. Tacite parle fréquemment des Chaldéens qui jouent un rôle important à Rome, comme étant les maîtres des sciences occultes. En outre, on pratiquait en Babylonie, comme en Égypte, tout un ensemble de procédés industriels très perfectionnés, relatifs à la fabrication des métaux ou des verres, à la teinture des étoffes, à la trempe, etc, etc. L’existence de ces industries est affirmée par l’examen des débris de l’art assyrien. On s’explique donc que les alchimistes aient invoqué les origines persanes de leur art, à côté des origines égyptiennes, Par la lecture des manuscrits grecs, Berthelot est arrivé à penser que c’est, en particulier, aux Babyloniens qu’il convient de remonter pour la parenté mystique si célèbre entre les métaux et les planètes.

D’ailleurs, de tout temps, les connaissances pratiques se sont rapidement propagées dans le monde. La Perse et l’Égypte ne pouvaient dès lors demeurer absolument isolées l’un de l’autre, au point de vue des procédés industriels.

De même, l’Alchimie apparaît en Chine au me siècle, à l’époque précisément où elle fleurissait en Égypte et chez les Alexandrins. La grande encyclopédie Peï-ouen-yun-fou, qui jouit en Chine d’une réelle autorité, attribue l’art de la transmutation des métaux à un nommé Ko-hong , qui vivait vers le milieu du IIIe siècle de notre ère. En Chine comme en Égypte, l’initiative des opérations alchimiques appartint à des prêtres, les moines de la secte du Tao, lesquels pratiquèrent aussi la magie. En principe, les modes de transmutation appliqués en Chine reproduisaient les procédés égyptiens.

Origines juives. — Le rôle qu’on a attribué aux Juifs dans la propagation des idées alchimistes a été aussi signalé par Berthelot. Les Juifs ont eu une importance de premier ordre dans la fusion des doctrines religieuses et scientifiques de l’Orient et de la Grèce, qui est à l’origine du christianisme. Les Juifs d’Alexandrie ont été un moment à la tête de la science et de la philosophie.

En divers passages des manuscrits des bibliothèques, se trouve citée la Chimie de Moïse. La recette de Moïse pour doubler te poids de l’or par transmutation est indiquée dans le vieux manuscrit de Saint-Marc et dans la plupart des autres manuscrits grecs. Zosime s’en réfère aux écrits judaïques pour la description, de certains appareils alchimiques. Dans le manuscrit 2327 de la Bibliothèque nationale,

Il est dit qu’il y a deux sciences, celle des Égyptiens et celle des Hébreux, qui est plus solide. L’Exode n’est pas moins explicite à ce point de vue.

D’ailleurs, le mélange de fables hébraïques et orientales se rencontre dans les textes des trois premiers siécles de notre ère.

Origines grecques et latines. — Le gnosticisme, qui a joué un grand rôle dans tout l’Orient et spécialement à Alexandrie, a exercé son influence du IIe au VIe siècle ; or, c’est de cette époque que datent les premiers textes alchimiques.

« Ceux-ci montrent, dit Berthelot, qu’il existait dès l’origine une affinité secrète entre la Gnose, qui enseigne le sens véritable des théories philosophiques et religieuses, dissimulées sous le voile des, symboles et des allégories, et la Chimie, qui poursuit la connaissance des propriétés cachées de la nature, et qui les représente, même de nos jours, par des signes à double et triple sens. »

Les renseignements donnés par les plus vieux monuments alchimiques, papyrus et manuscrits des bibliothèques, concordent entre eux et avec les doctrines des premiers siècles de l’ère chrétienne. Cette concordance atteste, pour Berthelot, que les traités manuscrits ont été composés à la même époque que les papyrus trouvés dans les tombeaux de Thèbes. Non seulement les papyrus et les manuscrits des bibliothèques concordent, mais les noms des -dieux, des hommes, des mois, des lieux, les allusions de tout genre, les idées et les théories exposées, se correspondent dans les manuscrits et dans les papyrus.

Le livre Les Origines de l’Alchimie fournit une étude préliminaire des papyrus égyptiens de Leyde, parmi lesquels se trouvent les plus anciens manuscrits alchimiques connus jusqu’à ce jour. Sur ce groupe de 20 manuscrits écrits en grec, quelques-uns seulement sont relatifs à l’Alchimie. Berthelot, n’ayant pu obtenir A cet te époque l’autorisation d’en prendre une copie complète, dut se borner à un examen partiel, d’après des articles publiés en Hollande et les photographies de deux pages du texte. Plus tard, ces documents lui ayant été communiqués, Berthelot a donné dans son livre Archéologie et Histoire des sciences, une transcription du plus important d’entre eux (p. 139).

D’autres manuscrits alchimiques fort anciens, écrits également en grec, sont conservés à la Bibliothèque nationale de Paris ; ils ont été apportés en France au temps de François Ier, qui les avait fait venir de Grèce et d’Orient ; leurs copies datent du XVe siècle. Les Origines de l’Alchimie en fournissent une analyse très détaillée. Quelques années après, le texte et la traduction en ont été publiés dans les Alchimistes grecs(p. 133).

L’ouvrage se termine par une énumération des principaux alchimistes et des indications sur leurs centres d’enseignement.

Le Temple de Sérapis en Égypte a été le plus grand foyer des études médicales et alchimiques ; sa destruction prescrite par l’empereur Théodose marqua la fin de la culture hellénique en Égypte et la suppression des laboratoires. La Bibliothèque d’Alexandrie, ou ses débris, semblent cependant avoir subsisté pendant quelque temps encore. Les Cours faits au Muséum d’Alexandrie se poursuivirent jusqu’au massacre de la savante Hypatie par des foules ameutées à la voix du patriarche Cyrille. Les philosophes persécutés se transportèrent à Athènes ; ils y enseignèrent jusqu’au jour où un édit de Justinien, en 529, accomplit la suppression officielle de la science et de la philosophie antiques.

L’art sacré ne fut pas entièrement anéanti par la ruine de la culture païenne ; deux causes l’ont maintenu : d’une part l’utilité de ses pratiques pour les travaux des métaux, des verres, des poteries, des teintures, travaux très en honneur à Constantinople ; d’autre part, les espérances illimitées provoquées par ses théories.

Origines arabes. — Le rôle des Arabes dans le développement de l’Alchimie est moins grand que l’on a pu le croire d’abord.

L’origine grecque de la chimie arabe est, en effet, évidente. Les noms mêmes d’Alchimie et d’alambic ne sont autre chose que des mots grecs avec addition de l’article arabe.

Démocrite, Zosime et les autres vieux Maîtres sont cités dans les livres arabes ; d’ailleurs les doctrines et les pratiques des chimistes arabes demeurent les mêmes, surtout au début. Le plus célèbre de ces alchimistes, Geber, qui vivait à la fin du VIIIe siècle, semble avoir écrit de nombreux ouvrages. Le principal et celui qui semble le plus authentique, est le Summa perfectionis magisterii in sua natura : c’est une reproduction mieux cordonnée des textes des alchimistes grecs. Les manuscrits arabes fournissent ainsi des renseignements intéressants sur les alchimistes des époques antérieures.

Par les Arabes, les études alchimiques revinrent en Occident au temps des croisades, c’est-à-dire vers le XIIIe siècle. Leur influence est manifeste sur les publications postérieures relatives à l’Alchimie ; celles-ci ne renferment aucune œuvre des alchimistes grecs, mais seulement les traductions latines des Arabes et les traités de leurs imitateurs.

« En résumé, conclut Berthelot, les pratiques métallurgiques et les premières idées de transmutation viennent de l’Égypte et de la Chaldée, et elles se perdent dans une antiquité probablement fort reculée. Les Grecs d’Égypte ont transformé ces pratiques en une théorie demi scientifique et demi mystique, à peu près comme ils ont fait pour l’astrologie. La science, transportée à Constantinople, s’est transmise à son tour aux Arabes vers les VIIe et VIIIe siècles, ainsi que l’attestent formellement les passages du kitab-al-Fihrist ; enfin, ce sont les Arabes de la Syrie et d’Espagne qui l’ont enseignée à l’Occident. Tel est, je le répète, la filiation historique de l’Alchimie. »

Berthelot a trouvé, en étudiant les papyrus grecs, provenant de la vieille Égypte, et les manuscrits .grecs alchimiques, formant dans les bibliothèques d’Europe une vaste collection demeurée inédite jusqu’à lui, les principaux fondements de sa recherche. Celle-ci lui a permis de faire entrer dans l’histoire positive une science singulière, l’Alchimie, réputée purement chimérique, et citée d’ordinaire comme la preuve de l’aberration de l’esprit humain.

Collection des anciens alchimistes grecs

Dans les années qui suivirent la publication du livre Les Origines de l’Alchimie, Berthelot fit paraître des ouvrages considérables sur les mêmes sujets, dans le but de compléter, de préciser ou de justifier ses premières interprétations ; il fit, en outre, connaître les textes des manuscrits jusqu’alors inédits qui avaient été le point de départ de son travail. Cette publication de manuscrits inédits était alors rendue possible : sa grande autorité scientifique avait porté les gouvernements à lui confier des documents précieux, enfermés jusqu’alors avec un soin jaloux.

Berthelot, en collaboration avec M. Ruelle, bibliothécaire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, fit paraître d’abord, en 1887, la Collection des anciens alchimistes grecs.

Cette publication a été entreprise sous les auspices du Comité des travaux historiques et scientifiques.

Les pièces qui composent le recueil ont été fournies par des anciens manuscrits alchimiques, conservés dans les principales bibliothèques de l’Europe ; ces manuscrits grecs présentent entre eux de grandes analogies ; ils reproduisent manifestement, presque dans les mêmes termes, des textes plus anciens encore, mais qui ne nous sont pas parvenus.

Le point de départ a été le manuscrit 299 de la Bibliothèque de Saint-Marc, de Venise, qui date de la fin du Xe siècle. Il est le plus ancien et le plus autorisé de tous ceux que les auteurs ont pu avoir entre les mains à l’époque de leur publication.

Une copie de son texte grec a été relevée soigneusement par M. Ruelle ; elle a constitué le fondement même de la publication. Elle a été complétée, d’abord en la rapprochant avec le manuscrit 2327 de la Bibliothèque nationale de Paris, lequel date du XVe siècle ; on a ajouté sur la copie du manuscrit de Saint-Marc toutes les parties que celui-ci ne contient pas mais qui sont fournies par le manuscrit 2327. On a .ensuite complété de la même façon le texte ainsi accru une première fois, en le collationnant avec 12 manuscrits alchimiques de la même collection, conservés à la Bibliothèque nationale de Paris. C’est donc un ensemble de 14 manuscrits grecs, que l’on a complétés les uns par les autres et dont les variantes ont été relevées.

Il eût été désirable de faire entrer, en outre, dans ce travail déjà très développé, quelques autres manuscrits touchant ’à l’Alchimie, épars dans les grandes bibliothèques européennes, par exemple, ceux sur lesquels Hermann Kopp a fourni, en 1869, des renseignements très étendus et très intéressants. Cela eut été particulièrement avantageux pour les manuscrits contenant des documents antérieurs au VIIe siècle, documents qui manquent dans les manuscrits collationnés.

Un rapprochement avec les manuscrits de Leyde, du Vatican et de l’Escurial était souhaité aussi par les auteurs. Il n’a pu être effectué pour celle publication. Toutefois, une enquête a montré que les manuscrits restés en dehors du travail ne contiennent qu’un bien petit nombre de morceaux ne figurant pas dans les 14 ouvrages étudiés.

Il résulte de ce qui précède que le manuscrit complété, pris comme base de la publication, renferme tout ce qu’il y a dans la collection d’essentiel et d’antique, c’est-à-dire d’antérieur au Ville siècle de notre ère.

Le texte grec ayant été ainsi arrêté et défini, M. Ruelle en a fait une traduction littérale, sans se préoccuper des obscurités techniques ou des passages en apparence incompréhensibles. Berthelot, reprenant cette traduction, en a fait une révision spéciale, dans laquelle les connaissances techniques sont venues en aide à l’interprétation de l’helléniste.

Un grand nombre de notes et de commentaires rédigés par Berthelot, éclairent les passages obscurs ou incertains.

La Collection des anciens alchimistes grecs contient ainsi un grand nombre de textes anciens, dont le livre Les Origines de l’Alchimie, fournit le commentaire.

Introduction à l’étude de la chimie des anciens et du moyen-âge

En 1899, dans un volume portant ce titre, Berthelot a donné un plus grand développement aux études exposées quatre ans auparavant dans Les Origines de l’Alchimie ; ce fut, en quelque sorte, un complément ajouté à la Collection des anciens alchimistes grecs. On y trouve la traduction, avec commentaire et étude détaillés, d’un document important, le Papyrus X de Leyde, dont les publications antérieures avaient fait connaître seulement quelques extraits, ainsi que la photographie de deux pages. Le gouvernement hollandais ayant communiqué le manuscrit lui-même, une étude plus complète a pu être poursuivie.

L’ouvrage fournit ensuite une série de dessins d’appareils des alchimistes grecs. Ces dessins reproduisent 30 figures qui existent dans les manuscrits, en marge du texte donnant leur description.

Le volume contient aussi 8 planches de signes et notations alchimiques, reproduits d’après le manuscrit 299 de Saint-Marc.de manuscrit 2327 de la Bibliothèque nationale de Paris, et quelques autres.

Un travail étendu vient ensuite sur les manuscrits alchimiques et sur leur filiation. L’auteur y contrôle les notions révélées par les écrits alchimiques, en les rapprochant des renseignements positifs qu’il a tirés de l’étude et de l’analyse chimique de métaux et de minéraux provenant de la Chaldée.

Enfin, sous le titre Notices de minéralogie, de métallurqie, etc., est réuni tout un ensemble de renseignements extraits les uns des auteurs anciens, les autres des auteurs du moyen âge, renseignements qui éclairent une multitude de points signalés dans les écrits des alchimistes grecs.

Berthelot a terminé la préface du recueil par les lignes suivantes : « Je crois avoir pénétré la vieille énigme de l’Alchimie, objet que je m’étais proposé en entreprenant une œuvre si pénible et de si longue haleine ; la peine que j’y ai consacrée me paraîtra suffisamment récompensée, si cette œuvre est jugée de quelque utilité pour l’histoire positive des sciences et de l’esprit humain. »

La chimie au moyen-âge

L’une des contributions les plus importantes apportées par Berthelot à l’histoire d’es sciences est sans doute l’ouvrage en trois volumes qu’il a publié sous ce titre en 1893. Cet ouvrage fait suite aux précédents, qui contiennent l’étude des textes grecs provenant d’époques antérieures au moyen âge.

La Chimie a joué un rôle .des plus intéressants dans le développement de l’esprit scientifique ; c’est par elle principalement que la méthode expérimentale a été instituée, la physique et la mécanique ayant été surtout envisagées, jusqu’aux temps modernes, par le côté mathématique, corrigé et rectifié parfois à l’aide de l’observation. Les anciens chimistes, c’est à-dire les alchimistes n’ont eu pour se guider qu’un mélange confus d’imaginations vagues, d’espérances chimériques, et de vues basées sur des analogies ; ils ont cependant réussi, à l’aide de longues séries d’expériences, systématiquement poursuivies, à constituer peu à peu les fondements solides de leur science, encouragés qu ’ils étaient de temps en temps par le succès de quelques applications aux arts industriels.

Berthelot s’est proposé de dégager des textes qui nous sont parvenus la connaissance des méthodes, des découvertes et des idées des chimistes du moyen âge, ces connaissances lui paraissant avoir constitué une véritable philosophie naturaliste. Il a voulu aussi déterminer les voies par lesquelles la doctrine antique s’est transmise en Occident, depuis la chute de l’Empire romain jusqu’aux temps des croisades, après lequel s’est fait sentir l’influence de l’Orient musulman.

Le premier de ces volumes, Essai sur la transmission de la science antique au moyen-âge, s’occupe de l’Alchimie latine jusqu’au XIVe siècle, sous le double rapport de la transmission directe des doctrines et pratiques chimiques dans l’Occident, et de l’intervention des traductions arabes et latines, à partir du XIVe siècle.

Il expose par quels intermédiaires la Chimie grecque a passé aux Occidentaux, la formation de l’Alchimie latine s’étant opérée par deux voies différentes, dont une seule avait été signalée antérieurement.

Dans les collections d’origine arabe et imprimées en latin du XVIe au XVIIIe siècle (Theatrum chemicum Bibliotheca chemica), ainsi que dans les manuscrits inédits de la Bibliothèque nationale de Paris, qui fournissent des. textes de date authentique, il retrouva d’abord la trace des Grecs, représentée par des fragments souvent très étendus de textes grecs connus, qui ont traversé successivement deux traductions, l’une en arabe, l’autre en latin.

Il constata, en outre, que les faits connus en Occident vers la fin du XIIIe siècle, ont été transmis en majeure partie par une voie plus directe, restée jusqu’à lui inaperçue, et dont la découverte constitue l’une des parties les plus neuves de son ouvrage. En effet, les procédés et même les idées des alchimistes anciens avaient passé des Grecs aux Latins, dès le temps de l’Empire romain, et ils s’étaient conservés, jusqu’à un certain point, à travers les âges de barbarie, par les traditions techniques des arts et métiers, traditions demeurées à peu près ignorées des historiens de la Chimie.

Cela est établi par l’examen détaillé des traités intitulés Compositiones ad tingenda, Liber diversarum artum, Mappœ clavicula, etc., demeurés jusqu’alors en dehors de tous commentaires, et dont les manuscrits remontent aux VIIIe et Xe siècles, c’est-à-dire à une époque antérieure aux Arabes. Les recettes qui y sont exposées sont identiques à celles des manuscrits grecs. Cette identité des recettes, tirées d’ouvrages aussi différents, prouve qu’il existait, dès le temps de l’Empire romain, des cahiers d’arts et métiers, transmis de main en main par les orfèvres, métallurgistes, céramistes, teinturiers, etc. et qui se sont conservés dans les ateliers en Italie et en Gaule. Ces cahiers ont constitué l’une des sources fondamentales de la Chimie du moyen âge.

Le deuxième volume est consacré à l’Alchimie syriaque qui a joué le rôle d’intermédiaire entre les auteurs grecs et les auteurs arabes. Il est composé entièrement de matériaux inédits et même inconnus jusqu’alors : ceux-ci y sont publiés, texte et traduction, avec la collaboration de Rubens Duval, professeur au Collège de France.

Les Arabes n’ont pas connu les auteurs grecs directement mais par l’intermédiaire des Syriens, qui avaient les premiers traduit les philosophes et les savants grecs dans une langue orientale. Les sciences naturelles furent surtout étudiées aux IXe et Xe siècles ; dans la célèbre école des médecins syriens de Bagdad, attirés et protégés par les califes, leurs clients.

Berthelot a eu la bonne fortune de rencontrer, au British Museum et à la Bibliothèque de l’Université de Cambridge, des manuscrits alchimiques syriaques de cette époque. Ces manuscrits renferment une suite de traités traduits du grec, et portant entre autres les noms de Démocrite et de Zosime. Ils complètent, à cet égard, la collection des alchimistes grecs. Une partie considérable de l’œuvre de Zosime, aujourd’hui perdue en grec, se retrouve dans le texte syriaque ; elle caractérise plus nettement encore ce personnage, demi-savant, demi-mystique ; elle exposé des procédés techniques égyptiens, des descriptions minéralogiques analogues à celles de Dioscoride, la relation des voyages de Zosime, etc,

La seconde partie du manuscrit du British Museum est formée par un traité arabe, écrit en caractères syriaques, postérieur aux précédents, et qui semble contemporain des croisades. C’est une compilation, essentiellement pratique, d’articles de chimie et de minéralogie, congénère de certaines traductions latines. Elle constitue une véritable transition entre les ouvrages traduits du grec et les traités arabes proprement dits. On peut y signaler un petit Traité de l’art du verrier, analogue à ceux d’Eraclius et de Théophile, des recettes de flèches Incendiaires, pétards et artifices, similaires de Marcus Graecus, etc.

L’Alchimie arabe proprement dite est l’objet du troisième volume. Elle pouvait être regardée comme à peu près inconnue sous sa forme authentique, les textes essentiels de cette Alchimie dans leur langue originale, ceux de Djaber (le Geber latin) en particulier, n’ayant été ni traduits ’ni publiés antérieurement. Tirés des manuscrits de Paris et de Leyde, ces textes ont été publiés par Berthelot avec la collaboration de M. Houdas.

Le travail est de nature à modifier profondément les opinions reçues jusqu’alors sur la science chimique des Arabes. La comparaison de textes arabes mis au jour, avec les textes latins prétendus traduits de l’arabe, en ce qui touche les œuvres de Geber en particulier, montre, en effet, que les ouvrages latins attribués à ce dernier sont entièrement apocryphes, ayant été fabriqués en Occident du XIIIe au XVIe siècle ; cette fabrication a faussé toute l’histoire de la science, en faisant attribuer aux Arabes des découvertes dont on ne trouve aucune trace dans leurs écrits authentiques. Ceux-ci, en Chimie comme dans les autres sciences, ne contiennent guère autre chose que les faits déjà rapportés par les Grecs.

Aucun texte alchimique arabe n’ayant été jusqu’ici publié dans sa langue, il a fallu remonter aux manuscrits, particulièrement à ceux des bibliothèques de Paris et de Leyde.

Une introduction historique commence le volume ; elle est complétée par la traduction des passages du Kitah-al-Fihrist relatifs aux auteurs alchimiques. Puis viennent le traité de Cratès, qui semble traduit du grec, ceux d’El-Habid et d’Ostanès (pseudo), enfin les œuvres arabes véritables de Geber (Djaber), publiées pour la première fois. Celles-ci donnent une connaissance exacte des idées de ce célèbre auteur, médecin, chimiste et philosophe, mais appartenant à une époque de décadence, et dont la rectitude d’esprit ne répond pas il l’étendue du domaine intellectuel qu’il a essayé d’embrasser. Ses œuvres arabes n’ont pour ainsi dire rien de commun avec les ouvrages latins apocryphes qui portent son nom.

L’ensemble des trois volumes de La Chimie au moyen-âge complète l’histoire des origines de l’allchimie et la mène jusqu’au XIVe siècle, c’est-à-dire jusqu’à une époque où cette histoire commence à être suffisamment connue et facile à établir, d’après les publications imprimées des alchimistes latins.

Ainsi s’est trouvée accomplie la tache que Berthelot s’était proposée : Il avait renouvelé les sources et l’interprétation, en plaçant les textes authentiques entre les mains de tous les savants.

Archéologie et histoire des sciences

Le dernier volume des œuvres de Berthelot, relatives à la chimie des temps anciens, a pour titre Archéologie et Histoire des sciences. Publié en 1906, il réunit l’ensemble des recherches que l’auteur a effectuées, à différentes époques, sur les métaux et objets divers trouvés dans des fouilles en Égypte, en Chaldée, en Susiane, ainsi que dans des monuments de l’époque romaine et du moyen âge, ou dans des stations préhistoriques.

Ces analyses sont accompagnées d’une étude des altérations lentes, éprouvées, sous l’influence des siècles, par les métaux et quelques substances organiques, conservés sous la terre ou dans les ruines des édifices antiques.

Une section de l’ouvrage comprend diverses notices d’une forme plus générale, portant sur l’histoire des sciences chimiques et de l’Alchimie dans l’antiquité et chez les nations orientales : Perse, Inde, Chine, etc. On y trouve un certain nombre de renseignements nouveaux qui éclairent des sujets jusqu’alors peu connus.

Le volume se termine par la transcription de deux documents originaux, d’une importance capitale au point de vue de l’histoire de la Chimie.

Le premier est connu sous le nom de Papyrus X de Leyde. Il a été cité bien des fois par Berthelot dans ses études historiques. Ce papyrus a été trouvé en Égypte, à Thèbes, au commencement du XIXe siècle. Il date du IIIe siècle.

C’est le carnet d’un orfèvre, relatant la fabrication des alliages utilisés dans sa profession. Les pratiques qui y sont. exposées sont les mêmes que celles des alchimistes gréco-égyptiens. Ces pratiques, aidées par certaines incantations mystérieuses, étaient regardées par les opérateurs comme propres à réaliser la transmutation des métaux. Ce papyrus est jusqu’ici seul de son espèce, parmi les milliers de documents découverts en Égypte depuis un siècle. Il a contribué pour une large part à nous éclairer sur les connaissances métallurgiques des Égyptiens. Le texte grec a été reproduit intégralement, accompagné de la traduction Ainsi que de nombreuses notes et explications.

Le second document transcrit est le Livre des 70, que Berthelot pense pou voir attribuer à Djaber, le plus célèbre des alchimistes arabes. C’est un manuscrit anonyme conservé à la Bibliothèque nationale de Paris ; il est écrit en latin dans un style barbare et rempli de fautes ; il constitue vraisemblablement la traduction latine du texte arabe de Djaber, qui est aujourd’hui perdu, maïs dont le titre figure dans la liste de ses ouvrages. Les doctrines qui y sont exposées sont les mêmes que celles présentées dans les œuvres authentiques de Djaber ; elles se retrouvent aussi dans l’Alchimie attribuée à Avicenne.

Le Livre des 70 forme tout un traité d’Alchimie arabe ; comme tel, il fournit des renseignements intéressants sur les connaissances chimiques d’une des grandes civilisations du moyen-âge.

La révolution chimique — Lavoisier

L’histoire de la Chimie moderne a occupé aussi Berthelot. En 1890, il a publié un ouvrage sur la. Révolution chimique accomplie par Lavoisier.

La coïncidence du centenaire de la Révolution française avec les débuts de Berthelot dans les. fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, lui avait suggéré l’idée d’inaugurer ces fonctions en présentant à l’Académie une notice historique sur le fondateur de la chimie moderne, Lavoisier, l’un des plus grands génies dont s’honore l’humanité. Aucune lecture sur Lavoisier n’avait d’ailleurs été faite jusqu’alors devant l’Institut, Le 30 décembre 1889, cette notice fut lue devant l’Académie des Sciences, en séance publique ; elle reçut ensuite un certain développement pour former le volume dont il s’agit ici.

Les publications antérieures sur Lavoisier étaient essentiellement biographiques ; il en était ainsi, en particulier, de celle de Grimaux. Berthelot s’est proposé, au contraire, de présenter plus spécialement une exposition méthodique et développée des idées et des découvertes de Lavoisier. Il n’a écrit qu’un court récit biographique, destiné à faire comprendre l’homme et son œuvre ; l’œuvre scientifique l’a surtout préoccupé.

Pour préciser la nature et la raison d’être de la réforme fondamentale apportée par Lavoisier, Berthelot a commencé par exposer les théories anciennes, non sans montrer leur grandeur, et il en a rapproché les théories nouvelles, afin de mettre en évidence et de justifier les changements effectués. Il a écrit là un chapitre d’histoire, plein d’intérêt pour ceux qui veulent comprendre le mouvement réalisé à la fin du XVIIIe siècle, dans les idées relatives à la matière.

« L’Oxydation des métaux », « La Découverte de la composition de l’air », « La Formation des acides », « La Nature du feu et de la combustion », « Les Trois états physiques des corps », « La Nature et la mesure de la chaleur », « La Découverte de la composition de l’eau », « L’Abandon de la théorie du phlogistique », « Les Corps simples », « La Nouvelle Nomenclature chimique », « Les Commencements de la Chimie organique », « La Respiration et la chaleur animale », tels sont les titres des chapitres dans lesquels, après avoir exposé les découvertes de Lavoisier, Berthelot a mis soigneusement en évidence la nouveauté des conceptions introduites progressivement dans la science par les travaux du grand réformateur. Un chapitre est enfin consacré aux dernières années de la vie de Lavoisier et à sa mort.

Après avoir rappelé les espérances détruites par une fin tragique, Berthelot ajoute : « Mais ce sont là des conjectures et des espérances stériles : nul ne saurait préjuger un avenir qui n’a jamais existé. Ce qui subsiste, ce que nous avons le droit d’admirer, ce que le jugement universel du monde civilisé consacre chaque jour davantage, c’est l’œuvre positive qu’il a accomplie ; c’est la constitution décisive de l’une des sciences fondamentales, la Chimie, fixée sur ses bases définitives. Nulle œuvre n’est plus grande dans l’histoire de la civilisation, et c’est par là que le nom de Lavoisier vivra éternellement dans la mémoire de l’humanité. »

L’ouvrage se complète par la mise au jour de documents qui augmentent encore son originalité. C’est une étude des manuscrits de laboratoire de Lavoisier, restés jusqu’alors inédits.

M. de Chazelle, héritier de l’illustre chimiste, a déposé, dans les archives de l’Institut, trente volumes manuscrits venant de Lavoisier. Les uns de petit format, portent sur des sujets divers, mais contiennent çà et là quelques notes relatives à la chimie ; les autres, treize grands registres in-folio, constituent les livres de laboratoire : de Lavoisier : ils sont relatifs aux travaux exécutés entre les années :1772 et 1788 ; l’intérêt qu’ils offrent est grand parce qu’ils font connaître les procédés de travail de Lavoisier et permettent de suivre l’évolution de sa pensée.

Lavoisier, en effet, ne se bornait pas à relater les expériences exécutées par lui ; il traçait le programme des séries de recherches qu’il entreprenait, livrant sa pensée tout entière, donnant les raisons qui le portaient à choisir la voie qu’il allait suivre. Il était ainsi conduit à développer sa manière de voir sur les opinions admises jusqu’alors, en même temps que le programme des expériences qu’il se proposait de réaliser pour juger ces opinions. Les registres de Lavoisier nous apportent donc des renseignements intéressants sur l’état des connaissances de cette époque et la nature des appareils employés.

Berthelot pense que plusieurs de ces registres de laboratoire ont été perdus ; nous possédons seulement ceux qui ont été recueillis et classés par Mme Lavoisier, après la catastrophe finale.

Cette publication sur les registres de Lavoisier a ajouté à la gloire du fondateur de la chimie moderne.

Berthelot est d’ailleurs revenu plus tard sur ce point capital de l’histoire de la chimie, dans un discours prononcé le 27 juillet 1900, lors de l’inauguration de la statue de Lavoisier, sur la place de la Madeleine, à Paris. Tout en rendant hommage aux savants de divers pays qui ont contribué à préparer cette révolution chimique, tout en reconnaissant que Lavoisier a profité des travaux de ses prédécesseurs et de ses contemporains, il a mis en relief la découverte capitale de Lavoisier, celle dont dérivent tous ses travaux, c’est-à-dire la distinction entre les corps pondérables et les agents impondérables, dont les corps pondérables subissent l’influence sans changer de poids.

« Lavoisier a bien mérité des hommes, dit Berthelot, au point de vue philosophique, parce qu’il a établi la loi fondamentale qui préside aux transformations chimiques de la matière ; il en a bien mérité au point de vue pratique, parce que cette loi est devenue la base des industries innombrables, fondées sur ces transformations et la source des règles de l’hygiène et de la thérapeutique qui en découlent : Lavoisier est un des plus grands bienfaiteurs de l’humanité … »

Émile Jungfleisch, Membre de l’Institut et de l’Académie de Médecine, Professeur au Collège de France.

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