Pour tout esprit philosophique, l’histoire d’une science apporte un complément nécessaire à l’étude de cette science même. En revoyant ainsi les étapes successives de son développement, on comprend mieux par quelles interminables spires l’esprit humain doit monter vers la vérité, ne gravissant un pas que lorsqu’il a paru tourner en cercle une fois. La constatation des erreurs de nos devanciers, comme celle des emprunts que nous leur faisons à notre insu, sont également profitables. En particulier, la chimie du moyen-âge, avec les forces mystérieuses et quasi métaphysique qu’elle invoque sans cesse, peut être d’un exemple instructif pour quiconque est porté à confondre certaines définitions avec des axiomes et croit tous les phénomènes expliqués désormais parce qu’on leur a donné des noms, Nous voudrions examiner ici l’une des plus curieuses figures entre ces alchimistes vénérables du XIIIe siècle, celle d’un des fondateurs de la science expérimentale, Albert de Bollstadt, évêque de Ratisbonne, nommé de son temps Albert le Grand.
Albert le Grand a laissé une œuvre considérable qui ne remplit pas moins de vingt et un volumes in-folio [1]. Son enseignement encyclopédique a tour à tour abordé la théologie, la philosophie, la physique, la médecine, l’astronomie, la chimie, la géologie ; forcé de nous restreindre, nous ne le considérerons que comme chimie.
Quelques mots seulement pour rappeler les principaux évènements de sa vie.
Albert de Bollstadt nait à Lauvingen, en Souabe, en 1193. A vingt ans, il vient à l’Université de Padoue, se fait recevoir licencié ès arts et apprend la théologie ; à vingt-deux ans, sous l’influence de Jordanus, général des dominicains, il s’enrôle dans l’ordre alors nouveau et populaire des Frères prêcheurs. Puis, pendant quelques années, il parcourt l’Allemagne, enseignant à Ratisbonne, à Strasbourg, à Fribourg, à Hildesheim, à Cologne [2], visitant les couvents avec des copistes, recueillant les ouvrages des anciens, cherchant lui-même au fond des creusets la transmutation des métaux. En 1245, à cinquante-deux ans, il arrive à Paris pour y professer et recevoir le grade de magister ; ses leçons, qui touchent à un sujet alors prohibé, Aristote, attirent une telle affluence d’élèves qu’il est forcé, pour leur parler, de sortir en plein air, sur la place encore nommée en souvenir de ce fait place Maubert (magister Albertus). Au bout de trois ans, il retourne en Allemagne et recommence ses tournées dans sa province ecclésiastique. En 1255, nous le trouvons à Anagni défendant devant le pape Alexandre IV l’ordre des Dominicains contre l’Université. Enfin, en 1260, il est nommé évêque de Ratisbonne, résigne bientôt sa charge, et jusqu’à sa mort (1280) s’occupe de la rédaction de ses travaux.
En somme, longue et grave existence de penseur, de théologien, d’évêque, bien différente de celle des alchimistes aventuriers du XVIe siècle, les Flamel et les Paracelse. Aussi la science d’Albert le Grand prend-elle toujours dans l’exposition un ton sérieux, réfléchi ; en même temps qu’elle résume les connaissances des tes précédents, elle dénote un certain esprit critique. une tendance à l’expérimentation rationnelle. En montrer les incessantes inexactitudes serait à coup sûr facile : elles sont prévues et sauteront aux yeux de tout lecteur ; nous essayerons de faire œuvre plus utile en indiquant la part, moins attendue, de vérité qu’on y peut rencontrer aussi, en expliquant de notre mieux . comment la plupart des erreurs mêmes, lorsqu’on est parvenu à se reconstituer l’état d’esprit d’un homme du XIIIe siècle, lorsqu’on a jeté bas tout le trésor d’observations et de pensées accumulé depuis cette époque, apparaissent en général très suffisamment logiques. Il y a, ce nous semble, quelque intérêt psychologique à retrouver ainsi comment et pourquoi Un homme d’une haute valeur a été conduit à se tromper lourdement. C’est souvent un bon moyen de se préserver par son exemple d’un accident semblable.
Le point de départ d’Albert le Grand comme savant est la conception que pouvait se faire du monde un alchimiste du début du XlIIe siècle. Cette conception n’était pas absolument celle des astrologues de la Renaissance, que l’on connait en général par les histoires de Catherine de Médicis, de Marie Stuart, de Wallenstein, etc.
Le temps n’était pas encore venu où tout prince avait son astrologue comme son chapelain. Ce n’était guère, à cette époque, que comme médecins que les alchimistes trouvaient une place auprès des souverains, Arnaud de Villeneuve, par exemple, à la cour papale. Cependant, les idées générales, léguées du reste par les anciens [3], étaient déjà les mêmes.
Pour un alchimiste, tout se produisait dans la nature minérale, comme dans le monde animal, par la conjonction de deux principes, l’un mâle, l’autre femelle ; le premier actif, le second passif [4]. De même que le germe qui contient déjà tout l’être en puissance, en vetu,comme on disait alors, est fécondé seulement dans la matrice, de même, pour’ produire mie pierre, par exemple, il faudra, dans leurs idées, d’abord un corps ayant la vertu minérale (le germe) ; puis, que ce corps se trouve sous une influence femelle propice, comme celle d’une étoile, qui détermine sa formation et Je rende semblable à elle. Le temps, le lieu, etc., étaient réputés avoir aussi leur action [5] ; mais c’est aux positions des astres qu’on attachait déjà le plus d’importance ; ainsi Albert le Grand, après avoir, suivant les théories admises alors, divisé le monde en pierres et en métaux, nous expliquera gravement que les pierres sont immuables parce qu’elles sont soumises à l’influence des étoiles fixes, tandis que les métaux, plus variables d’aspect, sont régis par les planètes [6].
Résolvant à leur tour les pierres et les métaux qui forment la nature en leurs éléments primordiaux, les alchimistes en trouvaient quatre pour les pierres : la terre, l’eau, l’air et le feu (tétrade de Pythagore), représentant chacun certaines propriétés de la matière, et deux spéciaux aux métaux : le soufre et le mercure.
Ces six éléments, aussi bien que les éléments simples de notre chimie, leur suffisaient pour obtenir par des combinaisons multiples tous les corps. Pour eux comme pour Lavoisier, rien ne se perdait, rien ne se créait, tout se transformait : seulement, au lieu d’appliquer ce principe à une seule propriété physique, le poids, et à cette entité mal définie la force vive (dont le poids lui-même ne paraît être qu’une expression), ils l’appliquaient à quatre ou cinq : densité [7], sècheresse, chaleur, transparence, etc., auxquels ils attachaient une importance égale. C’était là leur erreur fondamentale, bien naturelle en somme, sur laquelle nous aurons à revenir.
Entrons maintenant dans le détail et résumons les idées propres d’Albert le Grand relativement à ces deux parties du monde physique : les pierres et les métaux.
1. Les Pierres.
Les éléments, pour lui comme pour ses prédécesseurs, sont au nombre de quatre : l’un, qui est léger simplement, le feu ; l’autre, lourd simplement, la terre j d’autres à la fois lourds et légers, l’eau et l’air.
« La terre, en effet, qui est froide et sèche, est le plus lourd des éléments. Après la terre vient l’eau, qui est froide et humide. Puis l’air, qui est chaud et humide. Enfin le feu, chaud et sec, n’a aucun poids. »
« En général, dit-il, la matière d’une pierre est formée de terre et d’eau. L’un ou l’autre de ces éléments l’emporte ; mais celles-là mêmes où l’apparence de l’eau semble dominer ont encore quelque chose de la terre. Car à peu près toutes, plongées dans l’eau, s’y enfoncent, tandis que, si les éléments supérieurs et légers (air et feu) dominaient en elles, évidemment elles nageraient.
« D’autre part, la terre ne suffit pas sans l’eau pour faire une pierre, car la sècheresse qui domine en elle empêche la coaglutination. Il faut faire intervenir l’eau pour rattacher les parties, et c’est pourquoi la boue peut, en séchant, produire une pierre.
« Les pierres transparentes ou gemmes sont formées de l’élément eau, rendu impur par un peu de terre qui lui donne sa solidité, et la preuve, c’est que les verres sont produits au moyen d’une eau de cette nature (eau et liquide paraissaient alors synonymes) obtenue en fondant au feu le plus violent de la poudre de plomb, de sable, de fer, etc … Et ce liquide est bien de l’eau, puisque le froid le solidifie en glace et la chaleur le fond. D’ailleurs, sur plus d’un point où l’on assiste encore aujourd’hui à la formation des pierres, on constate qu’elles sont obtenues par de l’eau tombant d’une voûte goutte à goutte (stalactites), et si certaines deviennent des gemmes, c’est parce que la transparence de l’eau continue d’y apparaitre.
« Quant à cette opinion de quelques anciens (qui est la vraie) que ces pierres (les stalactites) sont formées d’une certaine substance déposée par l’eau, je ne l’approuve pas, car ces stalactites n’ont en réalité de l’eau que fort peu de chose : ce n’est pas une eau corrompue par l’influence terrestre, puisqu’elles ne sont pas transparentes, mais simplement une substance terrestre qui a pris, par le contact avec l’eau, certaines de ses propriétés. »
Et, après avoir réfuté longuement les diverses opinions sur la nature des pierres, Albert le Grand conclut en disant : « Mais, de toutes ces hypothèses tirant le vrai, nous dirons que la cause productive des pierres est la vertu minérale : Esse virtutem mineralem lapidis formativam. Virtus enim mineralis quædam communis virtus est, efficiens et lapides et metalla. »
Nous avons expliqué plus haut ce qu’il fallait et
tendre par cette virtus mineralis, - ne nous hâtons pas trop d’en rire. Quand nous expliquons aujourd’hui les phénomènes célestes, la chute des corps, etc … , par la loi de l’attraction universelle, nous serions bien près de nous payer de même d’une virtus attractiva, si nous n’avions pas soin de dire avec Newton, sans cherchera pénétrer plus loin dans le mystère de la nature : « Tout se passe comme si les corps s’attiraient. » L’un des grands progrès qu’ait faits la science est sans doute d’avoir délimité nettement le champ de l’inconnu (qui est peut-être l’inconnaissable) et d’avouer sans honte son ignorance là où nos aïeux se seraient bravement payés de mots. En examinant le raisonnement précédent au sujet des pierres, si absurde pour un chimiste moderne, on est, au contraire, frappé de la rigueur avec laquelle les déductions s’enchainent, de la logique avec laquelle les données expérimentales sont analysées et ramenées à des lois simples. La véritable erreur d’Albert le Grand (nous l’avons déjà indiqué, mais cela devient plus clair par cet exemple) est d’attacher une importance capitale, prépondérante, aux propriétés physiques des corps, de les considérer comme indissolublement liées à chaque élément. Pour lui, la terre, dans toutes les combinaisons où elle entrera, restera toujours froide, sèche, lourde, opaque ; l’eau froide, humide, moins lourde que la terre et transparente …On n’avait alors aucune idée de l’analyse chimique ; on ne pouvait deviner la loi si récemment entrevue d’après laquelle le monde physique comprend deux principes (de définition à peu près aussi obscure que les anciens éléments) : la matière et la force ; la matière, qui est immuable au fond, mais qui change constamment de forme par l’intervention de la force : lumière, son, électricité, attraction, etc … Il ne pouvait venir à l’esprit des alchimistes que la même eau,sans rien gagner ni rien perdre que de la force, pût se transformer en glace solide, en vapeur gazeuse ; qu’un corps, suivant sa température, pût changer de couleur, de densité, de transparence, etc …
Dès lors, admettant l’intime connexion, des propriétés physiques avec les éléments, ils n’avaient aucune raison pour se servir de la balance, puisque l’intervention d’éléments impondérables, comme le feu en proportions inconnues pouvait, à leur idée, troubler tous leurs calculs [8].
Si l’on considère simplement comme démontré ce seul principe faux, qui était pour eux l’évidence même, on ne trouvera plus, dans toute la suite de leurs théories, d’erreur capitale. L’idée de génie qui seule a remis la chimie dans sa véritable voie a été, il n’y a mère plus de cent ans, de laisser de côté toutes les autres propriétés auxquelles on attachait tant d’importance [9], pour ne plus considérer qu’un seul point : le poids total des éléments (non pas la densité, mais le poids), d’affirmer que ce poids devait rester toujours le même, si l’on savait retrouver à l’état de gaz les éléments originairement emprisonnés dans les corps, et de le démontrer. Il est difficile de se rendre compte aujourd’hui à quel point une telle révolution a pu ambler le premier jour radicale et hardie.
Après avoir développé ainsi ses idées sur la constitution des pierres, Albert le Grand expose longuement leurs propriétés plus ou moins légendaires, qui, dit-il, avec une savante naïveté, ne proviennent pas d’une âme, comme on l’a prétendu, « car l’âme ne se contente pas d’une seule action répétée nécessairement ; elle en fait plusieurs et variées, selon l’occasion, au gré de la volonté ».
Nous en citerons au hasard quelques exemples :
« Agate. - Pierre noire avec des raies blanches, ou rouges, ou, comme en Crête, noire avec des raies jaunes ou, comme dans l’Inde, semée de taches sanglantes. On en fait des camées. Placée près de la tête d’un dormeur, celle qui est rouge amène les songes. Celle de l’Inde augmente l’acuité de la vue, défend contre la soif et Je poison. Cette pierre, en brûlant, donne une odeur excellente.
« L’améthyste agit contre l’ivresse, tient éveillé, réprime les mauvaises pensées.
« Le borax se trouve dans la tête du buffon. Si on l’extrait de l’animal encore vivant, il porte au centre un œil bleu.
« Le beryle (émeraude) agit contre les dangers de la guerre et rend invincible. Il est bon, suivant les médecins, contre la paresse et les yeux humides. Quand il est rond et qu’on l’expose aux rayons du soleil, il durcit et prend feu.
« Le jaspe agit contre le flux de sang ; l’hyacinthe provoque au sommeil, etc … , etc … »
Il y a tout un long chapitre rempli de semblables billevesées, reproduites de livre en livre depuis l’antiquité [10], sérieusement, doctrinalement, sans qu’il vînt à l’esprit de personne de faire des vérifications pourtant si simples. Albert le Grand les avait empruntées à Pline, ou pensait les tenir d’Aristote, et l’autorité des anciens avait alors trop de force pour qu’il ne crût pas devoir, dès lors, les admettre sans réserve.
2. Les Métaux
Les métaux, auxquels nous arrivons ensuite, formaient, aux yeux des alchimistes, le sujet capital, en raison du désir qui les obsédait de parvenir à transmuter les métaux inférieurs en métaux nobles (argent et or), au moyen de la pierre philosophale, et d’obtenir, sous forme d’or potable, l’élixir de longue vie. Nous allons voir, sur ce point, Albert le Grand s’éloigner quelque peu de ses devanciers et émettre en particulier, sur les prétendus métaux précieux obtenus par transmutation, des idées plus rationnelles.
Les alchimistes du XIIIe siècle distinguaient sept métaux, correspondant aux sept planètes : le plomb à Saturne, l’étain à Jupiter, le fer à Mars, l’or au Soleil, le bronze à Vénus, le mercure ou vif argent à Mercure ; l’argent à la Lune. Ils admettaient que chaque métal avait la même composition que la planète correspondante, de même que les pierres précieuses avaient les propriétés des étoiles.
A leurs yeux, la forme de l’or était seule parfaite et définitive [11] ; tous les autres métaux étaient en voie vers l’état de l’or, comme une chose incomplète vers la perfection ; en sorte qu’il y avait lieu, pour hâter cette transformation, de traiter les métaux qui n’ont pas encore la forme de l’or comme des malades qu’on guérit par un élixir. Cet élixir, dont ils croyaient connnaître plusieurs formes, était la pierre philosophale.
Diverses expériences, dont ils ne pouvaient comprendre le sens à une époque où l’analyse chimique était absolument inconnue, leur semblaient prouver cette transmutation des métaux.
Quand on met l’arsenic, qui est essentiellement l’agent mâle (arsenic, en grec, signifie action) en face de l’agent consacré à Vénus et femelle, le cuivre (ou bronze), on obtient un arséniure blanchâtre qu’on prenait pour de l’argent. La conjonction des deux principes paraissait donc conduire à la production d’un métal noble.
Si l’on dissout du cuivre dans l’acide nitrique et qu’on trempe dans la liqueur une lame de fer, le cuivre se précipite sur celle-ci, tandis que le fer se dissout ; pour les alchimistes, le fer se changeait donc en cuivre et, par suite, en argent, par l’expérience précédente.
Le plomb, dans la nature, étant toujours un peu argentifère, si on le calcine sur une coupelle en cendres d’os, il disparaît dans la coupelle, laissant un bouton d’argent qui semblait le résultat de la transformation du plomb.
En chauffant de la fleur de soufre, du sel ammoniac, de l’étain et du mercure, on obtient un bisulfure d’étain couleur d’or appelé or mussif.
De même, l’arsenic donne un trisulfure jaune, l’orpiment … , etc … Toutes les fois que l’on obtenait un corps jaune et brillant, on croyait tenir l’or ; quelque-fois même le tour était plus simple : on chauffait un ’ peu d’argent avec du cinabre ; le cinabre se volatilisait, l’argent fondu restait, et l’on en concluait que, l’argent s’étant volatilisé, le cinabre s’était changé en argent.
Albert le Grand eut tout au moins le mérite de ne pas être dupe de ces apparences. Après avoir cité la théorie platonicienne et alexandrine de l’unité de la matière, d’après laquelle tous les métaux ne diffèreraient que par des accessoires, couleur, goût, poids, etc … , faciles à modifier, et avoir exposé les expériences de prétendue transmutation [12] sur lesquelles on, s’appuyait, il objecte fort raisonnablement ceci :
« Il ne suffit pas que le plomb prenne l’aspect, la couleur, le poids, l’odeur de l’or, et le bronze de l’argent ; il aurait fallu prouver encore qu’ils en prenaient la substance, ce qu’on n’a pas fait. Et cela même n’eut pas été suffisant j car, en calcinant, en sublimant, en distillant, par toutes les opérations où on fait agir un élixir sur le métal, la substance du métal peut se corrompre [13]. »
Et il réfute encore l’opinion différente d’Hermès, Gilgil, Empe, etc., pour lesquels tout métal aurait plusieurs substances, plusieurs natures, les unes apparentes, les autres plus intimes et cachées ; ainsi le plomb serait à l’intérieur de l’or, à l’extérieur du plomb, et l’or réciproquement.
« Cela, réplique-t-il, me parait bien extraordinaire, vu l’homogénéité qu’on vérifie dans toute l’épaisseur du métal. Mais ce qu’Empe appelle intérieur et extérieur n’est pas, dira-t-on, la position géométrique et visible des molécules l’une par rapport à l’autre, c’est, dans leur constitution même, ce qui domine, l’élément prépondérant qui embrasse tous les autres. Chaque métal les contient tous, mais prend telle ou telle apparence, suivant celui -qui se trouve le principal,
« Alors je réponds que, puisque l’or est réfractaire tandis que ’le plomb fond aisément, en fondant le plomb, on devrait retrouver l’or solide [14], à moins qu’ils ne disent que l’un des métaux est en proportion infinie par rapport à l’autre : ce que nous avons réfute dans notre physique, ou qu’ils n’admettent l’influence réciproque des éléments ainsi intimement liés. Mais il me parait encore bien plus vraisemblable d’admettre que ce qu’on a retiré du plomb, et qui ressemblait à l’or, n’était pas de l’or. »
Enfin, se demandant si les alchimistes qui ont cherché la transmutation par une simple modification des propriétés physiques ont réellement obtenu des métaux précieux, il conclut très nettement [15] qu’ils n’ont pu ainsi que rendre le corps employé semblable extérieurement à l’or ou à l’argent, puisqu’ils n’ont agi en réalité que sur ses propriétés accidentelles, couleur, odeur, etc., et non, comme il I’eût fallu pour réussir, sur sa substance même.
« J’ai en effet, dit-il, tenté sur certains des métaux obtenus par eux une expérience bien simple ; je les ai chauffés quelque temps, et ils se sont tous résolus en boue. »
Néanmoins, Albert le Grand croit la transmutation possible, et, dans le Libellus de alchirnia [16] (peut-être apocryphe), prétend même en donner la recette. Mais il part d’une idée différente et, somme toute, comme nous le verrons, assez logique.
Il commence par admettre avec tous les alchimistes lue les métaux sont formés de soufre et de mercure en proportions variables [17] :
« Dès lors, si l’on veut passer de l’un à l’autre, il ne s’agit pas, dit-il, de faire comme Hermès, Gilgil, Empe, lui prendront par exemple de l’étain et y ajouteront un corps jaune pour le rendre jaune, un corps infusible pour diminuer sa fusibilité, un corps pesant pour augmenter son poids, etc., et croiront ainsi, parce qu’ils auront à peu près reproduit certaines propriétés physiques de l’or, avoir obtenu de l’or même. C’est là un charlatanisme. Il faut remonter à la substance commune, à la matière première des métaux (soufre et mercure), comme, lorsqu’on s’est trompé de chemin, pour repasser du mauvais dans le bon, on retourne d’abord à la bifurcation. Nous prendrons donc du mercure et du soufre aussi bien purifiés que possible, nous les mélangerons dans les proportions voulues et nous attendrons que la position des astres, convenable à la production de l’or, se réalise, opérant en cela comme les médecins qui, pour guérir un malade, commencent par le purger de ses humeurs corrompues, puis laissser agir la nature [18]. »
En résumé, pour Albert le Grand, l’essentiel était de reproduire le germe mâle de l’or dans toute sa pureté et de se fier ensuite à l’influence femelle du temps, du lieu, etc. Aussi conçoit-on que, lorsqu’il arrive à expliquer le détail de son procédé, il s’étende longuement sur la purification du soufre et du mercure, la disposition des alambics, la distillation, la sublimation, etc., mais de l’opération même qui produit le métal noble, ne dise rien.
Qu’y avait-il de vrai dans ces rêveries ? Les tentatives l’Albert le Grand pour passer d’un métal à un autre, en remontant à leur source première, étaient-elles nécessairement vouées à l’insuccès ? Voilà la question qu’on Il pose tout naturellement à la fin de cette étude. La réponse n’eût guère été douteuse il y a cinquante ans ; les corps simples semblaient alors nettement indépendants les uns des autres ; aujourd’hui, il convient d’être moins affirmatif, et, puisque nous venons d’exposer les conceptions chimériques des alchimistes du XIIIe siècle, on trouvera sans doute quelque intérêt à en voir rapprochées certaines hypothèses un peu hasardées de la science moderne.
L’analyse spectrale, depuis quelques années, a permis d’augmenter considérablement le nombre des corps simples et, plus on en découvre, plus on est porté à croire qu’ils correspondent en réalité non à des créations distinctes, mais à des états différents de la matière une. Un premier fait auquel se rattachent des idées indiquées d’abord par M. de Chancourtois [19], reprises et développées par le chimiste russe Mendeleïev, est frappant.
Quand on prend les métaux d’une même famille, par exemple l’oxygène, le soufre, le sélénium et le tellure ; le potassium, le sodium et le lithium ; le magnésium, le calcium, le fer, le strontium et le barium, etc., on trouve que leurs poids atomiques diffèrent simplement par un certain nombre de poids atomiques d’oxygène, ce que nous serions tenté d’expliquer en considérant un grand nombre de ces prétendus corps simples comme des oxydes d’une nature spéciale entrant différemment en combinaison et non encore décomposés. M. Mendeleïev s’est plutôt attaché à montrer par d’autres observations rapprochées de celle-là que tous les corps forment une série continue et sont par suite liés les uns aux autres ; M. Berthelot, depuis lors, a particulièrement insisté [20] sur le rapprochement qu’on peut faire des séries de corps monovalents (chloroïdes), bivalents [21] (sullfuroïdes), trivalents (azote, etc.), quadrivalents (carbone, etc.), avec des familles de composés organiques ; les équivalents des corps simples paraissent des multiples de certains nombres formant la raison de progressions arithmétiques déterminées ; on a même pu, par des laacunes ainsi c.onstatées, prévoir l’existence de corps déécouverts ensuite. En outre, ces poids atomiques, c’estdire les poids de chacun d’entre eux qui entrent en combinaison, sont sinon tous multiples de celui de l’hydrogène, comme on l’avait cru d’abord, au moins liés avec lui par des relations numériques simples ; il est donc très admissible que chacun d’eux est formé de la même matière sous diverses formes. De même qu’il suffit de partir d’une propriété géométrique des réseaux pour démontrer qu’il doit exister sept formes de cristaux irréductibles et sept seulement, de même chaque corps simple peut correspondre à une cristallisation atomique différente de la même matière [22]. En sorte qu’une transmutation de deux éléments, provisoirement considérés comme simples, n’est nullement déraisonnable à priori, comme la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel. L’entité, indéfinissable dans sa substance, que nous appelons la matière et que nous reconnaissons seulement à ses caractères accidentels : cohésion, poids, couleur, température, etc., peut très bien D’être, comme la lumière, la chaleur, le son, l’électricité, qu’une forme du mouvement. En dernière analyse, l’univers physique se réduirait à un éther unique, fort difficile assurément à concevoir, et à la force vive qui le rend de diverses manières perceptible à nos sens ; en remontant à cet éther par la suppression absolue de toute force vive, on arriverait donc, comme le voulait Albert le Grand, à passer d’un corps à un autre, c’est-à-dire ’à faire varier les propriétés chimiques de la matière aussi bien que l’on transforme Son mouvement en chaleur, sa chaleur en lumière, eh son ou en électricité.
Si nous sortons de ces hypothèses pour rentrer dans le domaine des faits généralement admis, nous les voyons encore à d’autres points de vue d’accord avec ces idées théoriques.
Actuellement [23], on s’entend généralement pour reconnaître l’inanité de la distinction longtemps considérée comme fondamentale entre les phénomènes physiques et chimiques et pour déclarer identiques les lois qui les régissent. Tous ces phénomènes chimiques, physiques et mécaniques apparaissent soumis à la même loi d’équilibre. Ainsi, quand on unit l’hydrogène à l’oxygène,on produit une flamme parce que l’on met en évidence, par la réaction, de l’énergie qui existait à l’état latent dans les deux gaz. Il y a là combinaison chimique ; mais, lorsqu’on fond un verre, un alliage, lorsqu’on prooduit un mélange de sels isomorphes, quoiqu’il n’y ait, d’après les idées anciennes, qu’une opération physique, on dégage de la chaleur, on fait varier les propriétés des composants. nu mélange à la combinaison, il y a une chaine continue. De même d’Un corps à un autre ; le soufre, quand on le chauffe, change constamment de coefficient de dilatation, de chaleur spécifique, etc., il est à l’état.de transformation chimique constante. On peut lui faire subir une sorte de transmutation, expliquée par un mot, le dimorphisme, qui modifie jusqu’à son système cristallin. Les deux états du soufre . n’ont de commun que d’entrer sous le même poids dans. les combinaisons. On est hien près d’avoir affaire à deux corps distincts, et, par contre, il est aussi impossible de passer de l’état charbon du carbone à l’état diamant que du carbone au silicium [24]. Enfin les facteurs le l’équilibre chimique sont, soit externes : température, force électromotrice, pression ; soit internes : nature chimique, état physique, condensation. Tous ces facteurs, la chaleur, la lumière, la pression, l’état soit solide, soit liquide ou gazeux, ne sont en dernière analyse que de la force vive sous diverses formes. La nature chimique elle-même doit être dans le même cas, et deux corps simples ne diffèrent sans doute ’lue par les quantités de force vive emmagasinées.
En résumé, les transformations actuellement opérées par notre chimie sont encore des plus limitées. Tous les procédés qu’elle emploie ont simplement pour but de triompher empiriquement des résistances passives qui empêchent certains systèmes hors d’équilibre de se rapprocher de leur position d’équilibre stable. On y remédie par l’élévation de température, la lumière, etc. Il est possible qu’un jour la connaissance plus approfondie des résistances amène à trouver un procédé plus rationnel et ouvre alors aux transmutations chimiques un champ tout à fait inattendu.
Dès lors, nous voyons que les théories d’Albert le Grand ne sont pas sans quelque rapport avec celles auxquelles on revient aujourd’hui. S’il en a fait tes applications fausses, c’est que, malgré son gout pour l’expérimentation, le nombre des observations dont il disposait était encore trop restreint. Le moyen âge a été comme un grand enfant pour l’esprit duquel se posaient d’innombrables problèmes ; étant fort ignorant et point embarrassé par la complexité des phénomènes reconnus, il n’a jamais hésité à les résoudre, et il y a mis toute la complication, tout l’encombrement d’érudition chers aux cerveaux à demi incultes. Le mérite d’Albert le Grand a été d’introduire un peu d’ordre et de raison dans cette chimie primitive, d’en avoir fait la Somme comme son disciple Saint Thomas d’Aquin pour la théologie. De là l’intérêt sérieux de son œuvre, Pourquoi ne pas l’avouer ? Elle a eu encore pour nous un autre charme, celui des lieux abandonnés, embroussaillés et touffus comme des forêts vierges où, lorsqu’on a pénétré la cognée à la main, on rencontre parfois le plus désiré et le plus aimé des compagnons de route, l’imprévu. Nous serions heureux si nous avions fait partager un peu de ce plaisir à nos lecteurs.