Théories alchimiques et théories modernes

M. Berthelot, la Revue Scientifique, 28 février 1885
Mardi 9 juin 2009 — Dernier ajout lundi 3 juin 2019

Je prends un minerai de fer, soit l’un de ses oxydes si répandus dans la nature ; je le chauffe avec du charbon et du calcaire et j’obtiens le fer métallique. Mais celui-ci, à son tour, par l’action brusque du feu au contact de l’air, ou par l’action lente des agents atmosphériques, repasse à l’état d’un oxyde, identique ou analogue avec le générateur primitif. Où est ici l’élément primordial, à en juger par les apparences ? Est-ce le fer, qui disparaît si aisément ? Est-ce l’oxyde, qui existait au début et se retrouve à la fin ? L’idée du corps élémentaire semblerait à priori. convenir plutôt au dernier produit, en tant que corrélative de la stabilité, de la résista, !ce aux agents de toute nature. Voilà comment l’or a paru tout d’abord le terme accompli des métamorphoses, le corps parfait par excellence : non seulement à cause de son éclat, mais surtout parce qu’il résiste mieux que tout autre métal aux agents chimiques.

Les corps simples, qui sont aujourd’hui l’origine certaine et la base des opérations chimiques, ne se distinguent cependant pas à première vue des corps composés. Entre un métal et un alliage, entre un élément combustible, tel que le soufre ou l’arsenic, et les résines et autres corps inflammables combustibles composés, les apparences ne sauraient établir une distinction fondamentale. Les corps simples dans la nature ne portent pas une , étiquette, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et les mutations chimiques ne cessent pas de s’accomplir, à partir du moment où elles ont mis ces corps en évidence. Soumis à l’action du feu ou des réactifs qui les ont fait apparaître, ils disparaissent à leur tour, en donnant naissance à de nouvelles substances, pareilles à celles qui les ont précédées.

Nous retrouvons donc dans les phénomènes chimiques cette rotation indéfinie dans les transformations, loi fondamentale de la plupart des évolutions naturelles ; tant dans l’ordre de la nature minérale que dans l’ordre de la nature vivante, tant dans la physiologie que dans l’histoire. Nous comprenons pourquoi, aux yeux des alchimistes, l’œuvre mystérieuse n’avait ni commencement ni fin, et pourquoi ils la symbolisaient par le serpent annulaire, qui se mord la queue : emblème de la nature toujours une, sous le fond mobile des apparences.

Cependant cette image de la chimie a cessé d’être vraie pour nous. Par une rare exception dans les sciences naturelles, notre analyse est parvenue en chimie à mettre à nu l’origine précisé, indiscutable des métamorphoses : origine à partir de laquelle la synthèse sait aujourd’hui reproduire à volonté les phénomènes et les êtres, dont elle a saisi la loi génératrice [1] .

Un progrès immense et inattendu a donc été accompli en chimie, car il est peu de sciences qui puissent ainsi ressaisir leurs origines. Mais ce progrès n’a pas été réalisé sans un long effort des générations humaines.

C’est par des raisonnements subtils, fondés sur la comparaison d’un nombre immense de phénomènes, que l’on est parvenu à établir une semblable ligne de démarcation, aujourd’hui si tranchée pour nous, entre les corps simples et les corps composés. Mais ni les alchimistes, ni même Stahl ne faisaient une telle différence. Il n’y avait donc rien de chimérique, à priori, dans leurs espérances,

Le rêve des alchimistes a duré jusqu’à la fin du siècle dernier, et je ne sais s’il ne persiste pas encore dans certains esprits. Certes, il n’a jamais eu pour fondement aucune expérience positive. Les opérations réelles que faisaient les alchimistes, nous les connaissons toutes et nous les répétons chaque jour dans nos laboratoires, car ils sont à cet égard nos ancêtres et nos précurseurs pratiques. Nous opérons les mêmes fusions, les mêmes dissolutions, les mêmes associations de mine l’ais, et nous exécutons en outre une multitude d’autres manipulations et de métamorphoses qu’ils ignoraient. Mais aussi nous savons de toute certitude que la transmutation des métaux ne s’accomplit dans le cours d’aucune de ces opérations.

Jamais un opérateur moderne n’a vu l’étain, le cuivre, le plomb se changer sous ses yeux en argent ou en or par l’action du feu, exercée par les mélanges les plus divers, comme Zosime et Geber s’imaginaient le réaliser. La transmutation n’a pas lieu, même sous l’influence des forces dont nous disposons aujourd’hui, forces autrement puissantes et subtiles que les agents connus des anciens.

Les découvertes modernes relatives aux matières explosives [2] et à l’électricité mettent à notre disposition des agents à la fois plus énergiques. et plus profonds, qui vont bien au delà de tout ce que les alchimistes avaient connu. Ces agents atteignent des températures ignorées avant nous ; ils communiquent à la matière en mouvement une activité et une force vive incomparablement plus grande que les opérations des anciens. Ils donnent à ces mouvements une direction, une polarisation, qui permettent d’accroître, à coup sûr et dans un sens déterminé à l’avance, l’intensité des forces présidant aux métamorphoses.

Par là même, nous avons obtenu à la fois cette puissance sur la nature et cette richesse industrielle que les alchimistes avaient si longtemps rêvées, sans jamais pouvoir y atteindre. La chimie et la mécanique ont transformé le monde moderne. Nous métamorphosons la matière tous les jours et de toutes manières, Mais nous avons précisé en même temps les limites auxquelles s’arrêtent ces métamorphoses : elles n’ont jamais dépassé jusqu’à présent nos corps simples ou éléments chimiques.

Cette limite n’est pas imposée par quelque théorie philosophique ; c’est une barrière de fait, que notre puissance expérimentale n’a pas réussi à renverser.

Lavoisier a montré, il y a cent ans, que l’origine de tous les phénomènes chimiques connus peut être assignée avec netteté, et qu’elle ne dépasse pas ce qu’il appelait, et ce que nous appelons avec lui, les corps simples et indécomposables, les métaux en particulier, dont la nature et le poids se maintiennent invariables.

C’est cette invariabilité de poids des éléments actuels qui est le nœud du problème. Le jour où elle a été partout constatée et démontrée avec précision, le rêve antique de la transmutation s’est évanoui.

Dans le cycle des transformations, si la genèse réciproque de nos éléments n’est pas réputée impossible à priori, du moins il est établi aujourd’hui que ce serait là une opération d’un tout autre ordre que celles que nous connaissons et que nous avons le pouvoir actuel d’exécuter. Car, en fait, dans aucune de nos opérations, le poids des éléments et leur nature n’éprouvent de variation. Nos expériences sur ce point datent d’un siècle. Elles ont été répétées et diversifiées de mille façons, par des milliers d’expérimentateurs, sans avoir été jamais trouvées en défaut.

L’existence constatée d’une différence aussi radicale entre la transmutation des métaux, si longtemps espérée en vain, et la fabrication des corps composés, désormais réalisable par des méthodes certaines, jeta un jour soudain. C’était à cause de l’ignorance où l’on était resté à cet égard jusqu’à la fin du XVIIIe siècle que la chimie n’avait pas réussi à se constituer comme science positive. La nouvelle notion démontra l’inanité des rêves des anciens opérateurs, inanité que leur impuissance à établir aucun fait réel de transmutation avait déjà fait soupçonner depuis longtemps. Chez les alchimistes grecs, les plus anciens de tous, le doute n’apparaît pas encore ; mais le scepticisme existe déjà du temps de Geber, qui consacre plusieurs chapitres à le réfuter en forme. Depuis, ce scepticisme avait toujours grandi, et les bons esprits en étaient arrivés, même avant Lavoisier, à nier la transmutation, non en vertu de principes abstraits, mais en tant que fait d’expérience effective et réalisable.

Assurément, cette notion de l’existence définitive et immuable de soixante-six. éléments distincts, tels que nous les admettons aujourd’hui, ne serait jamais venue à l’idée d’un philosophe ancien, ou bien il l’eût rejetée aussitôt comme ridicule : il a fallu qu’elle s’imposât à nous par la force inéluctable de la méthode expérimentale. Est-ce à dire cependant que telle soit la limite définitive de nos conceptions et de nos espérances ? Non, sans doute ; en réalité, cette limite n’a jamais été acceptée par les chimistes que comme un fait actuel, qu’ils ont toujours conservé l’espoir de dépasser.

Assurément, nul ne peut affirmer que la fabrication des corps réputés simples soit impossible à priori. Mais c’est là une question.de fait et d’expérience. Si jamais on parvient à former des corps simples, au sens actuel, cette découverte conduira à des lois nouvelles, relations nécessaires que l’on expliquera aussitôt par de nouvelles hypothèses. Alors nos théories présentes sur les atomes et sur la matière éthérée paraîtront probablement aussi chimériques aux hommes de l’avenir que l’est, aux yeux des savants d’aujourd’hui, la théorie de la matière première des métaux et du mercure des vieux philosophes.

M. BERTHELOT,

De l’Institut,

[1Voir ma Chimie organique fondée sur la synthèse, t. II, p. 811 (1860).

[2Voir mon traité : Sur la force des matières explosives, t, Il, p. 350 (1883).

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