C’est en 1849 que je le connus et que je reçus de lui une impression et des conseils difficiles à oublier. La science était pleine de sa gloire, son nom répété dans tous les cours à l’égal des plus grands physiciens. Il semblait que le génie même de la précision se fût incarné dans sa personne. La célébrité des Gay-Lussac, des Dulong, des Faraday, acquise par tant de belles découvertes, avait d’abord semblé pâlir devant celle de Victor Regnault : gloire pure, acquise par la seule force du travail, sans intrigue, sans réclamé, sans recherche de popularité politique ou littéraire. L’homme que j’abordais avec respect était de petite taille, maigre, à tête fine et caractéristique, encadrée par de longs cheveux blonds, qui ont gardé leur couleur jusqu’en 1870 ; ses yeux, d’un bleu pâle, vous fixaient nettement, sans vous témoigner une sympathie spéciale, mais aussi sans vous écraser par le sentiment hautain de sa supériorité. Sa parole claire et un peu cassante ne vous entretenait guère que des questions de physique qui le préoccupaient : toujours prompte à fixer le point exact qu’il convenait de discuter ; à critiquer, parfois avec une subtilité un peu âpre, quoique impersonnelle, les expériences de ses prédécesseurs. Il était dévoué à la recherche de la vérité pure ; mais il l’envisageait comme consistant surtout dans la mesure des constantes numériques ; il était hostile à toutes les théories, empressé d’en marquer les faiblesses et les contradictions : à cet égard il était intarissable, connaissant sans doute le point faible de son propre génie et disposé, par un instinct secret, à méconnaître les qualités qu’il ne possédait pas. Ce n’était pas que l’esprit de Regnault fût renfermé complètement dans les études abstraites et arides de la physique expérimentale. Comme il arrive fréquemment chez les savants, il avait un goût très vif pour les arts, goût partagé dans sa famille, et qui a exercé de bonne heure une grande influence sur la vocation de son fils, le peintre Henri Regnault, enlevé si prématurément à la France. La grande habileté de main d’Henri Regnault était due à une éducation acquise sous l’influence paternelle. Le contraste entre l’esprit froid et méthodique du père et la fougue éclatante du fils a peut-être été produit par quelque réaction morale involontaire dans l’esprit du dernier. V. Regnault accueillait les jeunes gens avec une bienveillance réelle, quoique un peu froide ; mais sans chercher à les entraîner dans la carrière scientifique, dont il ne leur dissimulait ni les lenteurs ni les difficultés. Plus d’un physicien devenu célèbre s’est formé sous sa discipline : discipline utile et fortifiante à ceux qui l’acceptaient comme instrument d’éducation, sans abdiquer devant le maître leur personnalité propre. Ce qu’il enseignait, ce qu’il communiquait, ce n’étaient pas des idées nouvelles, des vues générales sur la science, c’étaient les méthodes et l’art de l’expérimentation. Parmi ceux de ses élèves qui ont acquis depuis de la réputation, on doit citer d’abord William Thomson, l’illustre physicien et mathématicien anglais, l’un des esprits les plus étendus et les plus puissants de notre époque. Tout récemment encore, dans une lettre de remerciements à notre Académie des sciences qui l’avait nommé associé étranger, il se plaisait à rappeler qu’il avait été élève de M. Regnault au Collège de France. M. Bertin, aujourd’hui directeur de la partie scientifique à l’École normale ; M.Lissajoux, dont tout le monde a vu les élégantes démonstrations d’acoustique ; M. Soret, de Genève, connu par des travaux si exacts sur l’optique, M. Bède, de Liège ; M. Lubimof, de Moscou ; M. Blaserna, en Italie ; M. Pfaundler, à Inspruck ; M. Isarn, de Rouen ; M. Reiset, son collaborateur dans un grand travail sur la respiration animale ; M. Descos, l’ingénieur si laborieux, si modeste, si dévoué à son pays pendant ce funeste siège de Paris, dont les fatigues l’ont épuisé et ont amené. Tannée suivante, sa mort prématurée ; bien d’autres que j’oublie, ont été aussi les élèves de Victor Regnault. Il a marqué sa forte et pénétrante empreinte sur les esprits de tous les physiciens de son temps, en France et à l’étranger. Son œuvre a un côté philosophique, sans la connaissance duquel on ne comprendrait ni son rôle, ni l’influence qu’il a exercée. Jusque-là, chaque physicien, accoutumé par Laplace et Fourier à la rectitude artificielle des représentations mathématiques, s’efforçait de tirer de ses recherches quelque expression générale, qu’il proclamait aussitôt une loi universelle de la nature. Regnault a concouru plus que personne à faire disparaître de la science de telles conceptions absolues, pour y substituer la notion de relations approximatives, vraies seulement entre certaines limites, au delà desquelles elles se transforment ou s’évanouissent. Cette nouvelle manière de comprendre les sciences physiques répondait aux progrès qui s’accomplissaient en même temps dans les sciences historiques et économiques. Elle ne s’est plus effacée dans l’esprit de ceux à qui il l’a enseignée. Né en 1810 à Aix-la-Chapelle, où son père, officier dans l’armée française, tenait garnison, orphelin de père et de mère dés l’âge de huit ans, Victor Regnault eut une adolescence pénible et embarrassée par la pauvreté. A un certain moment, il était commis de magasin et portait lui-même les paquets chez les clients. Cependant, il surmonta ces difficultés par l’effort de son travail et entra l’un des premiers à l’École polytechnique, en 1830. Il en sortit comme élève des mines en 1832. Les premiers de ses travaux qui aient marqué dans la science sont des travaux chimiques, d’abord d’ordre technique, sur les houilles et combustibles minéraux ; puis d’ordre théorique, sur les substitutions. La possibilité de remplacer l’hydrogène par le chlore à volumes égaux dans les combinaisons organiques avait été établie par M. Dumas vers 1835 ; et Laurent n’avait pas tardé à développer cette loi de réaction et à y introduire des idées nouvelles sur l’analogie des propriétés physiques et chimiques des corps substitués avec celles de leurs générateurs. Mais Laurent avait surtout travaillé sur un carbure d’hydrogène de composition compliquée, la naphtaline. Sous l’impulsion de M. Dumas, V. Regnault, reprenant quelques essais qu’il avait commencés dès 1835, entreprit d’appliquer les réactions de substitution aux deux carbures d’hydrogène les plus simples qui fussent alors connus, le gaz des marais et le gaz oléfiant. Son travail, demeuré classique, devint un des principaux titres à sa nomination comme professeur de chimie à l’École polytechnique et comme membre de l’Académie des sciences, dans la section de chimie, en 1840. Il atteignait ainsi à trente ans, et dès ses débuts, une situation qui est d’ordinaire le couronnement d’une longue vie scientifique. Cependant, à ce moment, il avait déjà abandonné la chimie pour se livrer à sa véritable vocation, l’étude de la physique. C’est l’étude des chaleurs spécifiques des corps isomères, obtenus dans le cours de ses recherches de chimie, qui semble avoir été l’origine de ce changement de direction, à partir duquel la carrière de Regnault se développe avec unité et suivant une formule définitive. Sa nomination comme professeur de physique au Collège de France (1841) en fut tout d’abord le signe et comme la consécration originelle. Ce fut là qu’il vécut désormais ; ce fut là qu’il organisa son laboratoire, qu’il installa ses instruments de travail : c’est là que nous l’avons tous connu et admiré, au milieu de ces appareils ingénieux et compliqués, qu’il disposait et mettait en œuvre avec une merveilleuse adresse. Appuyé sur une connaissance également profonde de la chimie et de la physique, il continuait ainsi les traditions et le double point de vue de la science française ; c’était par le concours des deux sciences et par la recherche de leurs rapports que Gay-Lussac et Dulong avaient établi les lois qui ont conservé leurs noms : c’était avec le même concours de ressources que V. Regnault allait contrôler et critiquer les lois établies par ses prédécesseurs. Ce fut d’abord la loi des chaleurs spécifiques des éléments qu’il soumit à une nouvelle étude. à^ question est d’une grande importance. Dulong et Petit, vingt ans auparavant, avaient reconnu que la même quantité de chaleur est nécessaire pour échauffer au même degré les divers corps simples, pris sous les poids suivant lesquels ils se remplacent les uns les autres dans les réactions chimiques. C’était une relation remarquable et inattendue entre les propriétés physiques des éléments et leurs propriétés chimiques. Il en résulte que les atomes des éléments ont la même capacité pour la chaleur, si l’on consent à employer ce mot d’atome, malgré l’incorrection de l’hypothèse fondamentale qu’il exprime. Quoi qu’il en soit, la relation énoncée par Duloug et Petit n’était vérifiée que d’une façon fort imparfaite par leurs observations, sans que l’on pût distinguer quelle part dans cette incertitude il convenait d’attribuer à l’impureté des corps mis en œuvre, aux erreurs des expériences, ou à l’inexactitude de la loi elle-même. Il était nécessaire de la réviser, avec les ressources acquises à la science en 1840. C’est ce que fit Regnault avec un soin et une patience admirables. Il réussit ainsi à écarter beaucoup d’exceptions et à ramener les chaleurs spécifiques des éléments solides à des valeurs voisines les unes des autres. Il conclut avec prudence que la chaleur spécifique des corps [dépendait de plusieurs données, entre lesquelles le poids atomique jouait un rôle prépondérant, mais qui n’était pas exclusif ; dans ces conditions, il ne saurait exister une loi absolue. Sages réserves que l’on a trop oubliées, jusqu’au jour où les théories nouvelles de la thermodynamique ont montré que c’était dans l’état gazeux seulement que la loi des chaleurs spécifiques pouvait m être manifestée avec toute sa rigueur. Elle est alors exacte, parce qu’elle exprime l’identité des travaux accomplis par la chaleur sur les particules dernières des éléments gazeux. Ce sont, d’ailleurs, les expériences mêmes de Regnault sur l’oxygène, l’hydrogène et l’azote qui démontrent cet énoncé de la loi transformée. Mais il fut étranger à la découverte de la thermodynamique et ne l’accueillit d’abord qu’avec une défiance et je dirai presque une hostilité à peine déguisées. La loi des chaleurs spécifiques représente seulement un point particulier dans le progrès général des connaissances physiques, tandis que la nouvelle science est devenue aujourd’hui le véritable fondement de la mécanique moléculaire, parce qu’elle fournit une mesure commune aux travaux accomplis par toutes les forces naturelles. Les recherches de Regnault ont fourni à cet égard les matériaux les plus précieux, sinon comme théories propres à Regnault, qui s’est toujours refusé à en construire aucune, du moins comme données exactes, obtenues sans vue préconçue et susceptibles de fournir à la discussion des hypothèses modernes tout un en semble de documents incontestables. Trois volumes des Mémoires de V Académie des sciences renferment à peu près toute l’œuvre de Regnault sur la chaleur. A quelle occasion cette œuvre fut entreprise, avec quelles ressources et dans quel but pratique elle fut poursuivie, c’est ce qu’indique le titre même des deux premiers volumes : Relation des expériences entreprises par ordre de M. le ministre des travaux publics, pour déterminer les principales lois et les données numériques qui entrent dans le calcul des machines à vapeur. Regnault étudia d’abord les lois de la dilatation et de la compressibilité des fluides élastiques , c’est-à-dire les lois de Mariotte et de Gay-Lussac : ces grandes lois simples et uniformes, qui tendent à faire admettre une constitution physique identique dans tous les gaz, ne sont pas rigoureuses. Une première étude des phénomènes conduit à les admettre ; mais elles ne résistent point, du moins dans leur expression absolue, à un examen expérimental plus approfondi. En réalité, chaque gaz se dilate par la chaleur et diminue de volume par la pression, suivant des lois qui lui sont propres. Il s’écarte d’autant plus des lois de Mariotte et de Gay-Lussac qu’il est plus voisin du degré de froid et de pression nécessaire pour le transformer en liquide : relation remarquable, sur laquelle Regnault insistait beaucoup, et qui a permis, dans ces derniers temps, d’annoncer avec certitude que l’oxygène et les autres gaz réputés incoercibles allaient prendre l’état liquide, dans les conditions nouvelles d’expérimentation réalisées par M. Cailletet. Cependant Regnault, toujours occupé de l’examen des lois des vapeurs, poursuivait un immense travail. Pour définir ces lois, il fallait définir les températures, et celles-ci reposaient elles-mêmes sur la connaissance des lois de la dilatation de l’air. Ces dernières une fois établies par ses expériences, il dut comparer à la dilatation de l’air la dilatation du mercure, matière première de nos thermomètres usuels ; il étudia la compressibilité des liquides, l’hygrométrie, l’eudiométrie, toutes questions connexes avec son sujet principal ; il exécuta un long et dangereux travail sur les forces élastiques de la vapeur d’eau, depuis les plus faibles tensions que l’on puisse observer jusqu’à une pression de vingt-huit atmosphères. Il mesura enfin les chaleurs spécifiques de l’eau liquide, solide et gazeuse, et la chaleur nécessaire pour réduire l’eau en vapeur sous diverses pressions. Ce sont les données fondamentales des calculs relatifs aux machines à vapeur. L’objet technique proposé à son effort était rempli ; mais Regnault ne s’arrêta pas là. Il entreprit de fournir aux physiciens les données fondamentales d’une étude générale des vapeurs et des gaz, et il accomplit, de 1847 à 1862, une vaste série d’expériences sur la compressibilité des principaux gaz, sur la force élastique d’une vingtaine de liquides, sur les chaleurs spécifiques et les chaleurs latentes d’un nombre non moins grand de gaz, de vapeurs et de liquides. Il accumulait sans relâche les matériaux les plus précieux, recueillis par les méthodes les plus délicates et les plus parfaites ; matériaux réservés à l’érection d’un édifice que lui-même refusait de construire et que personne jusqu’ici n’a osé entreprendre d’élever dans toute son étendue. Cependant, tandis que Regnault poursuivait ses expériences avec un zèle infatigable, la science avait changé de point de vue. Au delà et au-dessus de cette description purement empirique des lois physiques de la matière, qui paraissait l’objet définitif de la physique il y a quarante ans, des conceptions nouvelles ont apparu, un nouvel horizon s’est ouvert, et la théorie a repris ses droits imprescriptibles. Mayer, Joule et quelques autres ont imaginé, — et leurs idées sont aujourd’hui acceptées de tous, — ils ont imaginé que la chaleur contenue dans les gaz n’est autre chose que leur force vive. Les gaz, disent-ils, sont constitués par des particules très petites, lancées dans toutes les directions, rebondissant, tournoyant et vibrant sans cesse. On déduit de là, par un calcul facile, les lois de Mariotte et de Gay-Lussac, demeurées si longtemps sans interprétation précise. Cette température, que Regnault ne savait comment définir, est proportionnelle à la force vive des gaz. Lorsque les gaz prennent l’état liquide, puis l’état solide, certains travaux moléculaires s’accomplissent, et ces travaux ont pour mesure exacte les quantités de chaleur dégagées ou absorbées pendant les changements d’état. La chaleur est devenue ainsi une sorte de mesure universelle des travaux moléculaires. La théorie même des machines à vapeur, point de départ des recherches de Regnault, a reçu par là une lumière inattendue. En effet, ces machines n’ont d’autre objet que d’accomplir certains travaux mécaniques sensibles ; elles en sont l’instrument le plus puissant qu’ait été mis en œuvre jusqu’à ce jour. Or ces travaux mécaniques sensibles résultent de la transformation des travaux moléculaires insensibles, produits par la chaleur. Entre les deux ordres de travaux il y a équivalence, et cette équivalence est le fondement même de la théorie actuelle des machines à vapeur. C’est là ce que l’empirisme pur ne pouvait pressentir, ce que Regnault n’avait pas vu, alors qu’il croyait établir les bases et les règles définitives de l’étude physique des machines à vapeur. La notion de l’équivalence thermique des travaux mécaniques lui avait complètement échappé, comme le montrent les premières pages de son grand ouvrage. Ce fut pour lui une première diminution de sa primauté, jusque-là incontestée dans la physique. En vain il chercha d’abord à se débattre ; il ne tarda pas à être entraîné par le nouveau courant, et son dernier ouvrage, publié en 1870, est un long et important mémoire sur la détente des gaz et sur les relations réelles qui s’y manifestent entre la chaleur consommée et le travail produit. Il avait poursuivi dans cette voie, et nous posséderions aujourd’hui tout un ensemble de recherches de Regnault, non moins importantes, peut-être, que la portion relative aux vapeurs, si elles n’avaient disparu dans les catastrophes qui ont marqué la fin d’une existence si brillante et si heureuse à ses débuts. Hérodote rapporte que Crésus, roi de Lydie, célèbre entre tous par sa richesse et par sa puissance, après de longues années de prospérité, fut vaincu, dépouillé de ses États et fait prisonnier par les Perses. Condamné à mourir par le feu, le bûcher déjà allumé, il s’écria par trois fois : « Solon ! Solon ! Solon ! » Au temps de sa grandeur, Crésus avait reçu la visite de l’Athénien Solon ; il lui avait montré ses trésors et demandé avec orgueil quel était l’homme le plus heureux qu’il eût vu. Crésus faisait cette question, ajoute l’historien, parce que Crésus se croyait le plus heureux des hommes. Mais Solon lui cita d’abord Tellus, d’Athènes, puis Cléobis et Biton, et finit par lui dire que la Divinité, jalouse du bonheur des hommes, se plaisait à le troubler. « Personne, avant sa mort, ne peut être appelé heureux ; car il arrive souvent que les dieux, après avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la détruisent ensuite de fond en comble. » Jamais peut-être cette mélancolique philosophie de la destinée humaine ne trouva une application plus douloureuse que dans la vie de V. Regnault. Ceux qui l’ont connu il y a vingt ans se rappellent cette existence heureuse et sereine qu’il menait au sein d’une famille qui l’adorait. Entouré d’une femme délicate et charmante, de quatre beaux enfants, de vieilles parentes de sa femme, non moins empressées à l’aimer ; honoré et respecté de l’Europe entière y se livrant tout entier à ses travaux favoris, pour lesquels les ressources de l’État lui étaient prodiguées ; satisfait enfin des résultats certains auxquels le conduisaient chaque jour des méthodes rigoureuses, Regnault était au comble du bonheur réservé à la nature humaine, bonheur que rien ne paraissait devoir troubler désormais. En peu d’années, tout fut anéanti. Madame Regnault mourut en 1866 ; madame Clément, sa mère, ne tarda pas à la suivre au tombeau. Ainsi, Regnault se trouva privé de l’affection des siens, dans sa maison solitaire, délaissée par son fils Henri, qui voyageait en Italie et en Espagne, et déjà hantée par la folie de son autre fils Léon, atteint à vingt-cinq ans, au début d’une carrière que tout annonçait devoir être celle d’un homme distingué. Il se plongea de plus en plus dans ses travaux de laboratoire ; consolation suprême que rien ne semblait devoir lui arracher. Mais il devait être frappé jusqu’au bout. L’année 1870. si fatale à la France, le fut plus encore peut-être à Regnault. Directeur de la Manufacture de Sèvres, il avait cru pouvoir y rester avec ses appareils, ses livres et ses manuscrits, jusqu’au moment de l’arrivée des armées allemandes. Il ne croyait pas à la résistance de Paris, et il regardait comme un devoir de sauvegarder rétablissement qui lui était confié. Il en fut presque aussitôt chassé par les assiégeants. Après de vaines tentatives pour y rentrer, il dut se retirer en Suisse, chez quelques-uns de ces élèves dévoués qu’il n’a cessé d’avoir. Quand il revint, après l’armistice, son désastre était consommé. Son fils Henri, le seul qui eût échappé à la fatalité morale acharnée sur ses autres enfants, son fils Henri avait été tué à Buzenval, en défendant la patrie. La gloire de l’avenir et les espérances de la famille succombèrent avec lui. Ce n’est pas tout : le laboratoire de Sèvres avait été saccagé ; les instruments de précision, fruits de toute une vie de travail, avaient été détruits. Quand Regnault père rentra à Sèvres, il y trouva ses appareils brisés à coups de marteau, ses thermomètres cassés méthodiquement en morceaux d’égale longueur, ses registres d’expériences brûlés et déchirés, avec la précaution d’une haine que l’on ne peut s’empêcher de soupçonner intentionnelle. Les résultats de six cents expériences sur les gaz, exécutées avec l’exactitude d’un maître dont l’habileté croissait avec l’âge, ont ainsi disparu sans retour. On ne recommence pas la vie à soixante ans ; Regnault, dans son laboratoire, eût vécu peut-être, renfermant ses douleurs privées dans le fond de son cœur, et continuant à remplir courageusement son devoir de savant. Mais rien ne lui restait. Il quitta sa chaire du Collège de France, et se retira près de Bourg, dans le département de l’Ain, au sein d’une retraite où il comptait passer ses dernières années. Il n’en avait pas fini avec le malheur. Un jour, sa sœur était venue le visiter ; elle mourut en quelques heures, sous ses yeux. Cette fois, Regnault n’y résista pas et sa santé, ébranlée par le contre-coup d’anciens accidents, fut frappée d’une manière irréparable. Quelques amis l’ont encore revu dans sa maison de Passy, entouré des ruines de sa famille, paralysé lui-même, mais gardant jusqu’au bout, même avec une intelligence affaiblie, cette humeur singulière, mélange de gaieté égoïste, d’ironie et de stoïcisme, qui l’avait toujours distingué. Aujourd’hui, la mort l’a délivré. Son œuvre nous reste, œuvre considérable, qui fournira pendant longtemps les renseignements les plus solides aux théories de la physique et de la mécanique moléculaire.
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