Les miroirs de verre doublé de métal dans l’antiquité

M. Berthelot, la Revue Scientifique — 23 octobre 1897
Lundi 17 août 2009 — Dernier ajout dimanche 2 juin 2019

Académie des sciences, séance du 4 octobre 1897.

On sait que les miroirs sont aujourd’hui fabriqués avec du verre doublé de métal, étain amalgamé ou argent ; mais cette fabrication réclame le concours d’une industrie perfectionnée. Aussi les miroirs antiques, parvenus jusqu’à nous et qui figurent dans les musées et les collections, l’ont-ils construits, en général, en métal et surtout en bronze. Cette circonstance donne de l’intérêt aux faits et aux analyses que je vais exposer.

M. Th. Robert, conservateur du Musée archéologique de Reims, a déposé, le 18 septembre, à mon laboratoire du Collège de France, deux petits miroirs en verre mince enduit d’une matière inconnue, et trouvés dans les fouilles pratiquées aux lieux dits : la Fosse-Pierre, la Longe et la Maladrerie (nécropoles gallo-romaines des IIIe et IVe siècles de notre ère). Il a joint les débris de deux autres, de la même époque, découverts également sur le territoire de Reims, à la Croix-Saint-Marc, dans les premiers jours du mois.

Voici les résultats de mon examen :

1e Miroir de verre. - Il est complet, constitué par un morceau de verre à base de soude, bombé à la façon d’un verre de montre, épais d’un demi-millimètre environ (épaisseur un peu variable), de forme arrondie, le diamètre moyen étant de 5 centimètres. Le cercle est un peu irrégulier, à limites polygonales, et comme mâché par endroits, le verre paraissant avoir été découpé avec un instrument tranchant, tel que des ciseaux, plutôt que fendu à l’aide d’une pierre dure. Ce travail n’est pas récent, car la tranche est recouverte par places d’une incrustation de carbonate de chaux, déposée lentement par l’action des eaux souterraines. La surface convexe de l’objet est brillante et lisse, elle représente une calotte sphérique répondant à une sphère de 20 centimètres de diamètre environ, autant qu’on peut l’évaluer. D’après son aspect, très différent de celui d’un objet moulé, et son épaisseur, ce miroir a dû être préparé par insufflation, c’est-à-dire détachée d’un ballon de verre soufflé suivant un procédé usité depuis les temps de la vieille Égypte. Cet objet forme, d’ailleurs, un tout complet en soi et non brisé. Il a dû être encastré dans un support de métal ou de bois, qui a disparu. Ses dimensions répondent il la petitesse de certains miroirs antiques.

L’instrument est rendu opaque, en raison de l’existence, sur la surface concave, d’un enduit, lequel, regardé du côté convexe, à travers le verre, offre l’apparence d’un métal en partie oxydé et d’aspect brun rougeâtre, se détachant sur un fond blanc.

La surface concave, vue du côté libre, c’est-à-dire en contact avec l’air, est uniformément blanche jusque sur bords, en raison de l’existence d’une substance blanchâtre, qui recouvre complètement l’enduit métallique.

J’ai détaché, sur un quart de cette surface, à l’aide d’un canif, la substance blanchâtre et l’enduit métallique, eno les isolant autant que possible l’un de l’autre. L’enduit est plus adhérent et demeure par places fixé sur le verre, dont il ne peut être séparé entièrement qu’au moyen de l’acide azotique. La matière ainsi isolée a été soumise, par parties, à l’action de la chaleur, des acides acétique et azotique, etc.

J’ai constaté ainsi que :

1° L’enduit métallique est constitué par du plomb, en grande partie oxydé. Il n’y a ni or, ni argent, ni cuivre ni étain, ni antimoine, ni mercure, ni matière organique ; ce qui exclut l’emploi d’un encollage, tel que celui employé pour faire adhérer les feuilles métalliques.

Ce plomb, au moment de son application probablement, a attaqué le verre, qui demeure dépoli et irisé lorsqu’on a enlevé complètement le métal au moyen de l’acide azotique, ce que j’ai vérifié sur un fragment d’ autre échantillon. Si j’insiste sur ces détails, c’est en raison des renseignements qu’ils fournissent sur le mode de fixation du métal à la surface du verre.

La substance blanchâtre, beaucoup plus abondante, qui recouvre le plomb est constituée par un mélange de différents composés, savoir : du carbonate de plomb, de la litharge en proportion considérable et surtout du carbonate de chaux avec une trace de chlorure et une quantité d’oxyde de fer excessivement faible, mais sans sulfates sensibles. La litharge et le carbonate de plomb résultent de l’oxydation du plomb, accomplie en partie au moment de la fabrication du miroir, en partie pendant sa conservation. Le carbonate de chaux a été déposé dans le cours des temps par la réaction des eaux calcaires de la région sur les objets contenus dans les tombeaux. Quelque portion s’en est même, comme je l’ai dit plus haut, formée sur la tranche du miroir.

D’après ces résultats, le mode de fabrication du miroir est facile à expliquer. On applique le métal en versant une couche mince de plomb fondu dans la concavité du verre, probablement échauffé à l’avance. Tel est d’ailleurs le procédé indiqué comme suivi encore au XIIIe siècle, d’après Vincent de Beauvais, ainsi que je le dirai tout à l’heure. Cette application a pu se faire sur la calotte sphérique déjà isolée, ou bien dans l’intérieur même du ballon primitif soufflé, ce qui serait peut-être plus prompt et plus régulier. On y aurait alors découpé le miroir après refroidissement. En tous cas, la pose de ’couches de plomb aussi minces devait être accompagnée d’une oxydation considérable, comme le savent les chimistes qui ont fondu du plomb.

L’objet que je viens de décrire était-il usité comme instrument de toilette, ou bien annexé, en bossette, comme ornement brillant.à quelque meuble ou coffret ? Un tel usage est fort répandu même aujourd’hui, surtout en Orient : c’est un point qui resterait à éclaircir. En Ions cas, un miroir convexe de si petites .dimensions ne devait pas être d’un usage bien commode pour la toilette. liais je laisse ce point aux archéologues.

J’ai décrit d’abord le miroir précédent comme le plus complet. Mais j’ai également soumis les autres morceaux de verre à un examen semblable.

2e Miroir de verre. - Ce miroir est convexe, sensiblement plus mince que le précédent et plus petit, car son diamètre atteint seulement 3 centimètres ; sa courbure est différente et un peu plus prononcée ; il est également complet, découpé en forme d’octogone à peu près régulier. Son examen et l’analyse de son enduit métallique reproduisent les mêmes circonstances que celles du précédent, et la même composition chimique, à cela près que cet enduit a disparu cette fois, çà et là, sur la moitié de la surface environ, n’ayant pas été préservé par un dépôt abondant de carbonate de chaux. Celui-ci existe à peine à l’état de trace, la surface libre étant formée surtout par de la litharge. Il semble que ce miroir ait été conservé dans une cavité, où n’auraient pas pénétré aussi abondamment les infiltrations souterraines qui ont réduit les incrustations calcaires du n° 1. Cependant on trouve encore quelque trace de ces dernières jusque sur la tranche.

Je remarquerai que la petite dimension du n° 2 le rendait encore moins propre que le n° 1 aux usages de toilette. Il devait être également encastré en bossette, comme objet brillant, dans quelque objet mobilier.

N° 3. C’est un fragment convexe, brisé et irrégulier, de 0,05m de côté sur 0,03m environ. L’épaisseur et l’enduit sont analogues à ceux du n° 2. La courbure est aussi différente du n° 1 ; le revêtement métallique est égaIement constitué par du plomb, en grande partie oxydé, avec peu de carbonate de chaux, etc.

N° 4. Fragment brisé beaucoup plus petit, à enduit analogue. L’épaisseur et la courbure sont identiques à celles du n° 3.

En somme, ces quatre miroirs ou fragments offrent entre eux une grande similitude. Cependant le n° 1 est plus blanc que les autres. Les épaisseurs et les courbures ne coïncident pas exactement, ce qui s’explique par les procédés de fabrication.

M. Robert m’a adressé en même temps quelques autres fragments de verre de flacons de toilette (moulés), provenant des mêmes fouilles, sous les titres suivants :

N° 5. Verre irisé : or.

N° 6. Verre irisé : argent.

Ce sont des fragments de verre, dont quelques-uns sont réduits en feuillets excessivement minces. Les physiciens savent que, dans ces conditions, le verre acquiert toutes sortes de colorations déterminées par la minceur des lamelles. En fait, les feuillets des objets que j’ai examinés, malgré leur éclat doré ou argenté très vif et parfois uniforme, ne renfermaient aucune trace d’or ou d’argent. Il y a là une cause d’erreur contre laquelle les archéologues doivent se tenir en garde. On y serait surtout exposé dans l’examen d’objets tels que le suivant.

N° 7. Fragments opaques, blancs, semblables à de la porcelaine ou à de la faïence. L’un d’eux formait le bord d’un vase ; il porte une série de fines lignes parallèles dorées.

Or l’examen chimique a montré que ces fragments sont en réalité du verre altéré et recouvert par une sorte de vernis brillant, excessivement mince, de carbonate de chaux. C’est la minceur de cette couche qui produit la teinte dorée sans qu’il y ait la moindre trace d’or véritable. Après avoir subi l’action d’un acide, le verre sous-jacent reparaît avec sa transparence.

J’ajouterai, pour compléter les résultats de l’examen des échantillons envoyés par M. Robert, qu’on y rencontre des fragments de calcaire crayeux naturel, très abondant, dont la présence explique l’action incrustante des eaux.

Ces faits, constatés par l’analyse chimique, établissent l’existence de miroirs de verre doublé de métal dans l’antiquité. Comme le fait est intéressant pour l’histoire des arts industriels, je me suis préoccupé de rechercher les textes anciens et les résultats déjà connus à cet égard.

Pline parle surtout des miroirs de métal de bronze et d’argent : il signale notamment les miroirs fabriqués à Brundusium, avec un alliage d’étain, et dans lesquels j’ai retrouvé l’origine même du nom du bronze si longtemps incertaine, d’après plusieurs manuscrits anciens, grecs et latins [1] . Ces miroirs existent dans nos musées : entre autres j’en ai analysé un d’Égypte envoyé par Mariette et datant du XVIIe ou XVIIIe siècle avant notre ère [2].

Pline signale également les miroirs de verre inventés à Sidon et spécialement certains miroirs noirs (d’obsidienne ?), mais sans dire un mot de leur revêtement métallique. Le seul texte antique qui soit connu à cet égard est une phrase [3] des Problemata (1, 132), d’Alexandre d’Alphrodisias (IIIe siècle après J-C), commentateur d’Aristote, ou plutôt d’Alexandre de Tralles (VIe siècle) :

« Pourquoi les miroirs de verre ont-ils un si vif éclat ? Parce qu’on les revêt intérieurement d’étain. » J’ai trouvé ce texte cité dans Beckmann (Geschichte der Erfindungen ; t , III, p. 501 et suivantes ; 1792). M. Salomon Reinach a eu l’obligeance de me l’indiquer depuis, d’après l’ouvrage de Blumner (Technologie und Terminologie der Gewerbe und kunst in Alterthum, t, IV, 1884), lequel est moins complet ; il m’a signalé aussi un fragment de miroir doublé d’une feuille d’or, trouvé au camp romain de Saalbourg, et un passage des Bonner Jahrbucher, t. LXXV, p. 156, où il est en outre question de miroirs analogues trouvés à Ratisbonne.

L’usage des feuilles de métal, or, argent, cuivre, fer, étain [4], était courant dans les arts chimiques et dans l’orfèvrerie des anciens et du moyen âge ; la fabrication des feuilles d’or et d’argent a été souvent décrite [5]. On appliquait ces feuilles par encollage sur verre, entre autres. Les artistes ont dû s’apercevoir bien vite que les images étaient réfléchies par des objets ainsi doublés. Le texte des Problemata atteste l’emploi des feuilles d’étain pour cet objet, au temps de l’empire romain. Mais il est difficile d’obtenir ainsi des surfaces réfléchissantes parfaitement régulières.

De là l’usage du plomb fondu qui s’étalait uniformément, usage attesté par le présent examen des petits miroirs de Reims. Au XIIIe siècle de notre ère, son emploi est décrit expressément par Vincent de Beauvais (Speculum naturale, II,78) : Spccula vitrea plumbo subducta.

Cet auteur indique comment on versait le plomb fondu sur le verre chaud ; Roger Bacon en parle également, et le faux Raymond Lulle.

On sait qu’à cette époque du moyen âge eut lieu un première renaissance, en tout ordre et spécialement dans les arts industriels. Cette renaissance procédait des traditions antiques, conservées par les pratiques des ateliers, ainsi que je l’ai établi dans mon ouvrage sur l’Histoire de la Chimie au moyen âge (t. l, Transmission de la Science antique). On en rencontre ici une nouvelle preuve, l’origine traditionnelle des recettes de Vincent de Beauvais dans la question actuelle étant établie par les présentes analyses.

Plus tard, à Murano ce semble, vers la fin du XVe siècle, on remplaça le plomb fondu, qui exigeait l’emploi de la chaleur et dès lors celui de verres minces, pour éviter la fracture des objets, et qui fournissait d’ailleurs un métal sombre, par l’emploi de l’étain amalgamé, plus blanc et plus brillant, liquide dès la température ordinaire et susceptible dès lors d’être appliqué à froid sur des surfaces planes et épaisses : ce fut l’origine des célèbres glaces de Venise. Cet emploi est décrit par Porta (Magia natutalis) et par divers auteurs du XVIe siècle. De nos jours, un nouveau progrès a remplacé l’étain amalgamé par l’argent précipité chimiquement et dont la mise en œuvre est à la fois plus économique et plus conforme aux règles de l’hygiène. Si je donne ces détails nouveaux et peu connus, c’est qu’il est toujours intéressant de remonter à l’origine et au développement successif des inventions.

BERTHELOT, de l’institut.

[1Introduction à la Chimie des anciens, p. 278, et surtout Histoire de ta Chimie au moyen âge, t. I, p. 357.

[2Introduction à la Chimie des anciens, p. 301

[3Ideler, Physici et medici minores, t.. I, p. 45

[4Voir la liste des signes alchimiques dans Introduction à la Chimie des anciens, p. 104 et suiv.

[5Collection des anciens alchimistes grecs, traduction, P. 363.

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