(29 septembre 1895)
Pasteur vient de mourir : une des grandes lumières « lu XIXe siècle s’est éteinte. Notre devoir à nous, qui avons clé môles à sa destinée scientifique, c’est d’apporter notre témoignage, le jour sacré des funérailles.
Déjà l’admiration et la reconnaissance publiques ont célébré son septuagénaire, et il est entré vivant dans cette apothéose, que la jalousie des dieux accorde à si peu parmi les humains, et seulement près du terme où ils vont disparaître.
Pasteur, Renan, Victor Hugo, ce sont peut-être les trois figures qui ont jeté le plus vif éclat de notre temps, dans l’ordre des choses de l’esprit ! Le siècle qui s’achève a reçu leur empreinte, mais à des degrés et suivant des modes bien différents.
Celle de Pasteur a été produite par des idées et des services qui ne cesseront jamais d’être présents à la mémoire des hommes, car ils sont plus particulièrement tangibles et accessibles à l’intelligence de tous. Tout le monde est touché par des découvertes qui tendent à nous soustraire à la fatalité de la maladie, à augmenter la durée de la vie et le nombre des vivants.
Pasteur est sorti des rangs les plus humbles de la démocratie : fils d’un ouvrier tanneur de Dôle, il est monté jusqu’aux plus hauts sommets, poussé par l’effort tenace d’une volonté qui a longtemps conservé quelque chose de l’âpreté de ses origines. Sa vie fut celle d’un homme laborieux, demeuré en dehors des vaincs agitations du monde, étranger à ses passions et à ses ambitions, et constamment absorbé par la pour suite des plus austères éludes.
D’autres diront quel a été son devenir successif, depuis les fonctions de maître d’étude au lycée de Besançon, d’élève de l’École normale supérieure, d’agrégé, de préparateur de chimie, de professeur au lycée de Dijon, puis de professeur de faculté à Strasbourg, à Lille et à Paris, de directeur des éludes à l’École normale, de membre de l’Institut et de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, jusqu’au jour où la reconnaissance publique, en l’honorant d’une pension nationale, lui permit de consacrer tout son temps et toutes ses méditations à ses découvertes.
Mais, quel que soit l’intérêt de ce récit biographique, il ne saurait avoir l’attrait que présenteraient les péripéties émouvantes des aventures d’un voyageur, des combats d’un guerrier, ou des luttes oratoires d’un chef de parti. Aussi, pour louer un homme adonné aux travaux de l’esprit, ce qui convient le mieux, c’est de retracer l’histoire sincère de sa pensée.
En ce qui touche Pasteur, cette histoire est surtout remarquable, à cause du développement graduel et de l’enchaînement logique de ses travaux. Parti d’études étroites et spéciales, il s’est élevé à des vues de plus en plus générales, pour arriver à embrasser les problèmes pratiques les plus vastes qui puissent intéresser la race humaine.
Voilà ce que je vais essayer de raconter : je veux exposer comment l’élude des corps cristallisés conduisit Pasteur à la découverte de la dissymétrie moléculaire, comment l’existence de celle-ci dans les produits fabriqués par les êtres vivants, le mena à l’étude des fermentations, et celte dernière tout d’abord à l’éternel problème de la génération spontanée, c’est-à-dire de l’origine de la vie ; comment les méthodes rigoureuses et nouvelles qu’il institua pour traiter ce problème furent aussitôt transportées par lui dans l’étude des maladies des vins et de la bière et des décompositions organiques. C’est ainsi que, le champ de ses recherches s’élargissant avec sa pensée, il passa des fermentations aux maladies, d’abord aux maladies des animaux, puis à celles de l’homme, et fut conduit à faire jouer aux êtres microscopiques un rôle qui a révolutionné à la fois la chirurgie, l’hygiène et la médecine.
Ses débuts dans la science furent modestes ; c’était un écolier docile aux suggestions de ses directeurs, ils lui proposèrent comme sujet de recherches les formes cristallines des composés chimiques, et il y fit une heureuse trouvaille, celle de la dissymétrie moléculaire, attestée à la fois par les formes géométriques et les propriétés optiques c’est-à-dire les pouvoirs rotatoires. Cette découverte frappa aussitôt un vieux maître, Biot, qui avait passé toute sa vie dans cet ordre d’études : il fit venir Pasteur ; il le soumit à des épreuves sévères, et parfois môme un peu puériles, pour vérifier à la fois l’exactitude des faits et la sincérité de l’observateur, et il demeura convaincu et frappé d’admiration : « Mon enfant, lui dit-il à la lin, j’ai tant aimé les sciences dans ma vie, que votre découverte me fait battre le cœur. »
La portée de ces faits particuliers était plus générale. D’après les connaissances alors acquises, les produits doués du pouvoir rotatoire se rencontraient tous parmi les composés existant dans les êtres vivants, végétaux et animaux ; tandis qu’aucun corps purement artificiel ne jouissait de celte propriété. Biot en avait conclu que la vie seule possédait l’aptitude à créer le pouvoir rotatoire : il existe entre les produits naturels, et les produits artificiels, disait-il, la môme différence qu’entre une pomme crue et une pomme cuite. Pour produire ou modifier cette structure mystérieuse, il fallait recourir à la force vitale. Ces opinions préconçues n’ont pas été confirmées par la suite : la synthèse chimique sait, aujourd’hui, fabriquer les corps dissymétriques et en prévoir l’existence.
Si je les rappelle, c’est parce que ces idées ont introduit Pasteur dans l’élude des fermentations, où son génie devait prendre un nouvel essor.
C’est là, en effet, que, dans une série d’expériences, exécutées avec une clarté et une précision incomparables, il rencontra les êtres microscopiques, cellules de levure de bière, champignons, bactéries, vibrions, qui devaient jouer un si grand rôle dans son œuvre. Il y reconnut d’abord les agents efficaces des fermentations alcoolique, lactique, acétique, butyrique, et de la putréfaction, et il fut conduit à en appliquer la connaissance a l’étude et à la préservation des maladies des vins, de la bière et des vers a soie. Il ouvrit ainsi des voies nouvelles à l’industrie, et son renom commença à se répandre en dehors du cercle limité des corps scientifiques.
Au cours de ces recherches, il s’engagea dans une discussion célèbre, soulevée par Pouchet en 1860, sur la génération spontanée ; discussion rendue plus ardente par des considérations philosophiques et religieuses. Pasteur y lit briller la vigueur et la subtilité de son esprit et finit, suivant une expression imagée de P. Bert, par enclouer tous les canons de ses adversaires.
La méthode suivie par Pasteur dans cette controverse est devenue du la plus haute importance en chirurgie, par suite de son application au traitement des plaies et aux opérations. En effet, l’infection purulente et la septicémie, si fatales à des milliers et des milliers de malades depuis tant de siècles, ne sont pas ducs, en général, a des phénomènes spontanés, développés au sein de l’organisation humaine. Les méthodes rigoureuses appliquées par Pasteur à l’étude de la génération spontanée ont permis de constater que ces redoutables complications sont attribuables à des germes microscopiques, venus du dehors et apportés par Pair, par l’eau, par les opérateurs eux-mêmes. On a reconnu ces être, on les a isolés, on en a constaté l’action spécifique et on a trouvé le moyen de les détruire, ou, mieux encore, d’en empocher l’accès. Ces idées ont transformé en quelques années les pratiques de la chirurgie et celles de l’art des accouchements. Elles y ont réduit au delà de toute espérance la mortalité et donné aux opérateurs une sécurité et une audace inconnues jusque-là. Or, ces progrès ont eu pour origine, proclamons-le avec toutes les sociétés savantes, les travaux de Pasteur. Ainsi l’antique théorie de la spontanéité des maladies disparaît en médecine, en même temps que celte de la génération spontanée, dont elle est une forme particulière.
L’hygiène et la médecine ont désormais pour premier et principal objet de prévenir l’introduction dans l’organisation humaine de ces dangereux microbes et de leurs germes : l’étude de leur production et de leur propagation constitue une science nouvelle et capitale.
Telles étaient les vérités proclamées par Pasteur et les conséquences pratiques que l’on pouvait déjà entrevoir, au moment où le Parlement accorda à Pasteur une pension nationale, en récompense des bienfaits dus à ses découvertes : récompense légitime s’il en fut, quoique trop rarement accordée aux services désintéressés des savants.
La société semble ignorer que toutes les Inventions industrielles, qui accroissent chaque jour à un si haut degré la puissance et la richesse des nations, sont la conséquence des découvertes de la science pure. Elle acclame les unes et semble ignorer ou dédaigner les autres, dont elle profite sans scrupule ; je veux dire sans se préoccuper de la reconnaissance due au dévouement des savants et sans craindre de les décourager dans l’avenir ; sans même se soucier de savoir si leur intelligence, tournée vers l’industrie, comme elle le fait déjà dans d’autres pays, ne saurait pas y trouver de plus lucratives rémunérations. Celle même accordée à Pasteur était, en réalité, bien modeste ; mais il y vil un témoignage éclatant de la reconnaissance publique, qui donna un nouvel élan à son génie inventif.
Jusqu’ici, nous avons envisagé surtout les conditions générales, susceptibles d’empêcher le développement des maladies infectieuses. Il s’agissait d’aller plus avant, d’aborder chacune de ces maladies en particulier, de rechercher quel est pour chacune d’elles son agent particulier d’infection, et comment on peut en paralyser l’action : soit à l’avance, en y rendant l’homme réfractaire ; soit après le début môme de la maladie, en arrêtant les progrès de celle-ci par des artifices convenables.
C’était là un tout autre problème, infiniment plus délicat et plus compliqué.
Le service rendu devait être immense, puisqu’il s’agissait de guérir, ou de faire disparaître les maladies les plus redoutables et les plus effrayantes, la tuberculose, la diphtérie, la rougeole, le choléra, la fièvre typhoïde, le charbon, la rage, la syphilis. C’est dans cette voie nouvelle que Pasteur s’engagea hardiment, guidé par les idées générales et les découvertes qu’il avait accomplies. Son œuvre à cet égard est d’autant plus remarquable, qu’il l’a réalisée dans des conditions personnelles singulières.
Frappé d’une attaque d’hémiplégie, il était demeuré affecté d’une paralysie partielle et ses amis avaient pu craindre que son esprit d’initiative n’en demeurât également éteint ou affaibli ; mais la séparation entre les facultés motrices et les facultés intellectuelles n’apparut jamais plus clairement. C’est depuis celte époque peut-être que son génie inventif a brillé du plus vif éclat.
Dans la voie où il allait entrer, la possibilité du succès était attestée par-un exemple à jamais mémorable, celui de la vaccination contre la petite vérole. La découverte de Jenner a sauvé depuis un siècle des millions de vies humaines ; mais elle était surtout empirique. Nous devons à Pasteur d’avoir pénétré plus avant dans les mécanismes qui y président et d’avoir appris à la généraliser : il s’agit de la découverte de l’atténuation des virus et de leur transformation en vaccins.
Pasteur aborda ces problèmes en 1877 et il s’attaqua d’abord au charbon, fléau de l’agriculture, qui détruit par hécatombes les races ovines et bovines. Il réussit à les protéger, et ses procédés, entrées dans la pratique courante, ont contribué dans une vaste proportion à accroître la richesse nationale.
Ce n’est pas tout : ces procédés ne sont pas fondés sur des artifices exceptionnels ; ils procèdent d’une méthode générale d’une fécondité extrême, et dont les applications aux autres maladies se multiplient chaque jour : le virus, l’agent qui produit les maladies infectieuses, devient l’agent môme qui les prévient, par une vaccination préalable. Celte transformation a lieu suivant des voies diverses, qui permettent à volonté d’en diminuer, ou d’en renforcer l’énergie : l’un des moyens les plus étranges et les plus efficaces de ces atténuations et de ces renforcements consiste à faire passer l’agent virulent à travers des milieux de culture convenables, et spécialement à travers un organisme vivant.
Les liquides des êtres ainsi vaccinés acquièrent la propriété d’être eux-mêmes des vaccins et des agents préventifs. Enfin l’homme, ou l’animal, qui a subi faction du virus sans y succomber, obtient par là une immunité permanente, ou temporaire, contre la même maladie.
On peut aller plus loin encore et, suivant la même voie, arrêter le développement déjà commencé des maladies infectieuses, c’est-à-dire guérir le malade. C’est ici que le génie de Pasteur et de son école s’est développé dans toute son originalité : je veux parler de la guérison de la rage et de la diphtérie.
En 1881, le chirurgien Lannelongue appela l’attention de Pasteur sur le cas d’un enfant de l’hôpital Trousseau, qui venait de succomber à une attaque de rage. Le savant entreprit aussitôt l’élude du mode de propagation de cette épouvantable maladie, jusqu’alors incurable. À l’aide des virus atténués, il réalisa d’abord la préservation chez les animaux indemnes. Puis, il passa de là, par une tentative audacieuse, à la guérison même des animaux déjà inoculés par la morsure, en essayant de faire agir le virus atténué, qu’il inoculait à son tour, de façon à gagner de vitesse, dans sa propagation, le virus introduit au sein de l’organisme par l’animal enragé. Après quelques années d’essais, sûr de sa méthode, en 1885, dans le cas resté célèbre du berger Jupille, il osa en entreprendre l’application sur l’homme, et il réussit. Ce succès, suivi de plusieurs autres, le conduisit à proposer la création d’un Institut, destiné au traitement de la rage.
On sait comment l’enthousiasme public, excité à la fois par les succès réalisés et par l’espoir des succès futurs, répondit à son appel : une souscription nationale lui apporta deux millions et demi, pour la fondation qu’il réclamait. Il l’organisa sur une large échelle. Aujourd’hui, une centaine de personnes y viennent chaque jour réclamer le bienfait de ses inoculations protectrices.
Cependant Pasteur, suivant la marche constante qu’il avait adoptée dans le cours de sa carrière, regarda l’Institut qui porte son nom comme ayant une destination plus étendue que celle qui avait présidé à sa fondation. Il en élargit les cadres, de façon à les affecter aux recherches de la microbiologie générale, normale et pathologique, envisagée au point de vue de la science pure et de ses applications à l’hygiène et à la médecine. Toute une pléiade de savants et de médecins français et étrangers s’est groupée autour de lui, pour continuer et développer les recherches dont il avait donné le branle.
Un nouveau gage de leur fécondité a été fourni par celle belle découverte des docteurs Behring et Roux sur la cure de la diphtérie, à l’aide des injections du sérum de cheval. Un cri d’espérance et d’admiration s’est élevé aussitôt dans la France entière ; une nouvelle souscription, patronnée par le Figaro, a produit aussitôt un nouveau million, et des Instituts, à l’image de celui de Pasteur, se sont fondés de toutes parts pour propager les méthodes nouvelles et multiplier les découvertes futures, dont ces méthodes ont fourni le principe indéfiniment fécond.
Les hommes, en effet, paraissent souvent indifférents aux plus hautes manifestations de l’esprit dans Tordre purement abstrait, parce qu’ils n’en comprennent pas la portée. Ils sont au contraire prompts à reconnaître et à proclamer les services rendus dans Tordre des applications : ils y attachent celte gloire légitime, celte popularité, ducs au génie créateur des hommes tels que Pasteur, et aux bienfaits rendus par leur dévouement à l’humanité.