Icare est largement dépassé. Un expérimentateur hardi et de sang-froid s’est fait des ailes, s’est précipité d’assez haut à travers l’espace et il a conservé tous ses membres intacts. Et comme il n’y a que le premier pas qui coûte, armé de ses ailes, il a recommencé plusieurs fois et il est toujours arrivé sur le sol sain et sauf. C’est d’un bon exemple. Cet expérimentateur audacieux est M. Otto Lilienthal, de Berlin.
C’est un premier petit succès dans la voie de l’aviation ; il ne faudrait pas en exagérer la portée ; mais enfin M. Lilienthal a certainement abordé le problème par le bon bout. Il y a commencement à tout et, pour apprendre à voler, le plus pratique est de se jeter hardiment dans les airs et d’examiner comment se comportent les ailes, selon leurs dimensions et selon leur inclinaison.
En définitive, on ne voit pas trop pourquoi l’homme ne parviendrait pas à conquérir le domaine de l’air tout comme les grands oiseaux. Les expériences de M. Lilienthal présentent donc, en dehors de leur hardiesse, un certain intérêt. Quand il sera prouvé que l’on peut se soutenir en l’air sans danger, glisser doucement jusqu’à terre, on substituera à la force musculaire de l’homme des machines et peu à peu, au lieu de se laisser aller comme un bateau à la dérive, on progressera et l’on volera tout tranquillement. C’est affaire de temps.
Les machines volantes dont nous avons déjà quelques types en construction, machine Maxime, oiseau Ader, etc., prendront courage et l’on cessera de discuter pour expérimenter. Les beaux travaux de MM. Langley, les calculs de M. Drzewiecki aboutissent à des résultats encourageants. Nous volerons, nous volerons certainement après 1900. La bicyclette ne sera plus seule à absorber les intelligences.
Il y a déjà trois ans à peu près que M. Lilienthal étudie les ailes, aéroplanes, et essaye de réaliser un type assez solide pour résister au poids de l’homme et l’effort du vent. Une fois satisfait de ses ailes et de leurs attaches, il s’assit au centre et s’apprit à les faire manœuvrer. Leur ossature est en osier et le recouvrement en toile fine. Le poids ne dépasse pas 20 kilogrammes et la surface totale atteint 15 mètres carrés. Ce sont de grandes ailes de chauve-souris. A l’aide de cordes et de poulies, on arrive aisément à faire varier l’inclinaison des ailes et à orienter deux petits gouvernails installés à l’arrière.
L’aviateur est simplement suspendu entre les ailes ; les deux bras reposent sur deux espèces de gouttières garnies de coussins, tandis que les mains saisissent une barre ronde transversale ; le reste du corps est entièrement libre de ses mouvements, pour que, en s’inclinant plus ou moins à droite ou à gauche, il puisse modifier la position du centre de gravité du système et rétablir l’équilibre des ailes, sans cesse modifié par l’action du vent. Les ailes sont pour cela légèrement concaves et leur angle sous le vent de 10° à 15° seulement.
Pendant qu’il s’habituait à faire fonctionner ses grandes ailes, M. Lilienthal construisait à Steylitz, près de Berlin, sur une éminence, une sorte de tour en bois destinée à servir de magasin pour la machine et dont le sommet, en forme de terrasse, devait lui permettre de prendre son élan dans l’espace. Ainsi fut fait. L’expérimentateur, muni de ses ailes bien déployées, se lança dans le vide d’une hauteur de 10 mètres et s’en alla doucement atterrir à une cinquantaine de mètres de la tour. L’expérience ayant bien réussi, ,et à plusieurs reprises, l’auteur transporta sa machine sur une petite chaîne de collines atteignant 80 mètres de hauteur, situées entre Ruthenow et Neustadt , collines complètement dénudées, et, par conséquent, .très favorables à une descente en aéroplane.
Les ailes bien en place, M. Lilienthal prit son élan et se jeta en bas de 80 mètres de haut ; il franchit cette fois une distance horizontale de 250 mètres et atterrit sans la moindre difficulté. Pendant le trajet, il manœuvra les ailes, les inclina plus ou moins pour accélérer ou ralentir la descente, modifia même l’action de la poussée du vent, qui était plus forte sur une aile que sur l’autre, en portant son poids sur la plus soulevée.
Bref il reconnut que, par un simple déplacement des jambes, on parvenait aisément à rectifier l’inégale poussée du vent et à redresser la direction. Les essais en sont là. C’est déjà quelque chose. Ils démontrent, en effet, ce point très contesté, à savoir que, contrairement à une opinion assez répandue, un aéroplane peut glisser sur l’air dans un équilibre assez stable pour éviter tout danger de chute ou de renversement.
On marche contre le vent puisque c’est la poussée verticale du vent qui comme dans le cerf-volant maintient la machine en l’air. Si l’on disposait d’un moteur qui fit progresser en avant le système, il est clair qu’on pourrait franchir des espaces considérables. L’inclinaison des ailes et du gouvernail assure d’ailleurs le changement de direction. Ces premières données ne sont pas sans importance pour le problème de l’aviation et éclairent la route à parcourir.
Il est certain, d’après cela, que, si le vent n’est pas trop fort et si la surface de l’appareil ne dépasse guère 15mètres carrés, on peut sans danger réel exécuter des expériences qu’hier encore on considérait comme tout à fait périlleuses. Il serait donc désirable qu’on répétât chez nous avec des appareils plus perfectionnés ces premiers essais. Et nous dirons avec le professeur Range, de l’Université de Hanovre : « Qui sait ? La première difficulté étant vaincue, sans doute arrivera-t-on bientôt à se promener librement dans les airs. » A quand les hommes volants ?
Je ne sais, mais au train dont nous allons, rien ne me paraît plus impossible, et demain nous aurons peut-être tous nos aéroplanes.