Lavoisier et les chimistes allemands

Fernand Papillon, la Revue Scientifique - 16 Mars 1872
Lundi 13 avril 2009 — Dernier ajout mardi 23 novembre 2010

LAVOISIER ET LES CHIMISTES ALLEMANDS

Lavoisier et la chimie française ont été récemment l’objet, en Allemagne et en Angleterre, de critiques plus ou moins violentes dont nous ne voulons ni rechercher les motifs, ni caractériser l’intention. Nous les : examinerons au point de vue strict de la vérité historique et comme si elles avaient été dictées par le sentiment le plus désintéressé et le plus impartial. Nous oublierons même que l’un des auteurs de ces critiques, M. Kolbe, fait métier, depuis trente ans, d’exalter avec une passion maladive la science allemande aux dépens des travaux accomplis dans le reste de l’Europe, et surtout en France [1]. Il nous suffira de marquer que ce qui donne tant d’ombrage aux Allemands, c’est qu’ils se sentent incapables en dépit des ressources multiples dont ils disposent pour l’investigation scientifique et de l’application persévérante et laborieuse qu’ils mettent an service des sciences naturelles, c’est qu’ils se sentent incapables de ce qui est l’heureux privilège du génie français, à savoir l’initiative et la spontanéité, la conception prompte et claire du vrai. La France a été et demeure, en toute chose, le pays initiateur. Voilà sa prérogative incontestable. C’est ce que l’esprit germanique, ténébreux et lent, malgré toutes ses qualités, ne nous pardonne pas. C’est la raison secrète de l’hostilité qu’il nous a toujours témoignée.

Jamais cette hostilité ne s’était montrée aussi agressive et ardente que dans les critiques auxquelles nous croyons utile d’opposer le témoignage pur et simple de l’histoire. Car il ne s’agit pas ici d’une affaire d’opinion ou de sentiment, comportant une réplique plus ou moins discursive ; il s’agit de faits précis qu’on altère, de vérités évidentes qu’on méconnait, et le seul moyen de répondre est de rétablir la physionomie exacte des évènements. Nous ne puiserons nos arguments qu’à une seule source : les Œuvres de Lavoisier, publiées par M. Dumas, 4 vol. in-4°, imprimerie impériale :(1862-68). Si les chimistes allemands avaient seulement daigné parcourir cette collection des nombreux mémoires et opuscules de notre illustre et infortuné compatriote, peut-être n’auraient-ils pas conçu l’idée d’attaquer sa mémoire avec autant d’acharnement. Le signal de ces attaques a été ce mot de M. Würtz : «  La chimie est une science française : elle fut constituée par Lavoisier, d’immortelle mémoire. » Nous espérons montrer que rien n’est plus vrai.

M. Kolbe affirme que Lavoisier n’était pas un chimiste et : H. Volhard essaye de le démontrer dans un article qui a eu en Allemagne un certain retentissement [2]. Lavoisier n’est qu’un physicien, pis que cela, « un amateur, un dilettante ». - Toute l’argumentation de M. Volhard consiste à faire voir que Lavoisier a eu un certain nombre de précurseurs et de rivaux pour les grandes découvertes auxquelles on a l’habitude de rattacher son nom, comme celles de la nature de l’air et de l’eau, et de la cause de la combustion. L’écrivain allemand reproche à Lavoisier de s’être approprié les travaux de Stahl, de Priestley, de Cavendish, de Scheele, etc., et aux chimistes français d’avoir ratifié le larcin de Lavoisier. « Quand on s’occupe de l’histoire de la chimie, dit M. Vollhard, on est tout surpris et douloureusement affecté de trouver dans l’ouvrage de Kopp la preuve convaincante que Lavoisier, pour qui, à notre entrée dans la carrière, on nous avait habitués à une extrême vénération, s’est approprié toute une série de découvertes appartenant à d’autres. » - Nous avons lu avec le plus grand soin tout le détail des preuves de M. Volhard. Ce sont des preuves philologiques et « psychologiques », établissant, en effet, avec une incontestable évidence, que Lavoisier a eu des précurseurs et des collaborateurs. Mais qui donc, en France, a jamais contesté cela ? Qui donc a jamais omis de citer les chimistes antérieurs à lui ou ses contemporains et de leur rendre un juste hommage ? M. Dumas ; si fort attaqué par M. Volhard, raconte leur histoire avec autant de détails que de louanges [3]. Georges Cuvier expose leurs travaux tout au long [4]. M. Hœfer de même [5]. Nos livres de chimie élémentaire, sans exception, parlent des découvertes de Stahl, de Black, de Priestley, de Cavendish, de Scheele, etc. En ce qui concerne le fait de l’augmentation de poids des métaux par la calcination, ils rappellent même Jean Rey, médecin périgourdin.

Lavoisier, lui, aurait pu se dispenser de mentionner ses prédécesseurs, car de son temps tous les chimistes les connaissaient. Cependant il les cite tous, avec beaucoup de considération, sans faire, il est vrai, étalage fastidieux d’érudition et de bibliographie, habitude détestable que nous sommes en train de prendre à l’Allemagne, mais du moins il les apprécie dignement. Il consacre un rapport élogieux de douze grandes pages à l’exposé des travaux de Scheele [6] Il analyse avec tout le soin convenable ceux de Priestley, de Stahl, de Cavendish, de Blagden, de Crawford, etc. [7]. Non décidément, les contemporains de Lavoisier n’ont pas été trompés par lui, que M. Volhard se rassure [8]. Ajoutons que la postérité ne l’a pas été davantage. Le départ est fait très exactement de ce que Lavoisier a trouvé et de ce qui était connu avant lui. Mais à côté de ces découvertes, au sujet desquelles il peut être difficile, parfois, de rendre à chacun la part qui lui revient, il y a des travaux dont l’honneur ne peut pas être disputé à Lavoisier. Or ce sont justement les plus considérables, et M. Volhard n’en dit rien, ou presque rien. Il suffira d’en rappeler brièvement les grands traits pour faire apprécier l’œuvre de notre illustre compatriote.

LAV0ISIER PHYSIClEN.

- Nous n’aurons pas de peine, sous ce rapport, à nous entendre avec les critiques allemands. Ils reprochent justement à Lavoisier d’avoir été un physicien plutôt qu’un chimiste. Ils lui imputent à crime d’avoir montré dans les études chimiques les qualités d’un physicien et non pas celles d’un chimiste. Sans rechercher jusqu’à quel point est sophistique cette distinction, cette opposition des qualités du physicien et des qualités du chimiste, nous nous contenterons de remarquer que si Lavoisier a été très supérieur comme chimiste, cela tient précisément à ce qu’il était physicien. Est-ce qu’on trouverait par hasard que la physique a nui à Gay-Lussac ou à Bunsen ? On voit une marque de faiblesse là où il y a un motif et une preuve de force.

Lavoisier, physicien, est un des fondateurs de la calorimétrie. C’est à lui et à Laplace que la science doit les premiers procédés pour mesurer les chaleurs spécifiques, soit par la fusion de la glace, soit par la méthode des mélanges. Lavoisier détermina ainsi un certain nombre de chaleurs spécifiques. Il alla même plus loin, il mesura les chaleurs de combustion de plusieurs substances, entre autres du charbon et du phosphore. Le grand mémoire sur la chaleur qu’il a publié en collaboration avec Laplace est un admirable monument aussi remarquable par la clarté des idées que par la rigueur méthodique des expériences [9]. Il en fit également beaucoup sur les dilatations pour la mesure desquelles il avait inventé un appareil.

LAVOISlER CHIMISTE.

- Avant Lavoisier, confessons-le nettement, Stahl, Rey, Boyle et d’autres ont connu le fait de l’augmentation de poids des métaux par la calcination. Macbride et Black ont séparé l’acide carbonique du calcaire ; Priestley et Scheele ont isolé l’oxygène ; Cavendish a décomposé l’eau ; mais Lavoisier, le premier, s’attachant, avec une persévérance singulière, à l’étude de l’air, de l’eau et de l’acide carbonique, qu’il avait discernés avec une merveilleuse sagacité, comme le remarque M.Dumas, sut en tirer des conséquences inattendues. Le premier, il rassembla en un système homogène les expériences sans lien de ses prédécesseurs. Le premier, il interpréta tous les faits connus en les rapprochant dans une doctrine solide. M. Volhard accorde à Lavoisier, à propos d’une discussion de détail, une grande logique. Cette grande logique, appliquée à la critique des faits accumulés avant lui, produisit la chimie moderne.

Tout d’abord, Lavoisier donne une précision et une clarté nouvelles à la connaissance même des faits. S’il ne découvrit pas les gaz oxygène, hydrogène et azote, du moins il indiqua exactement leurs propriétés et les proportions selon lesquelles ils entrent dans la composition de l’eau et de l’air [10]. De plus c’est lui qui eut l’avantage de les nommer. On peut dire que la composition quantitative de l’air et de l’eau a été établie par Lavoisier. Les expériences nombreuses et variées qu’il a faites à ce sujet ainsi que sur la combustion du diamant, du phosphore, du fer, .de l’étain, etc., dans l’oxygène et sur la formation des acides sont le fondement de la chimie moderne. Les conséquences qu’il en tira fournirent l’explication de ce qui a lieu quand les métaux s’oxydent, quand les graisses rancissent, quand la flamme dévore le bois ou quand les couleurs pâlissent au soleil. Elles conduisirent en effet Lavoisier à établir une théorie générale de la combustion, qui devait mettre fin aux dissertations stahliennes sur le phlogistique. La théorie de Lavoisier est une des plus générales et des plus solides de la chimie. Elle rend compte facilement et naturellement d’un grand nombre de phénomènes qu’auparavant on n’expliquait pas, dont on n’apercevait même pas le caractère commun, à savoir la fixation d’oxygène.

Or, c’est cette théorie qui vient d’être attaquée en Angleterre, justement au bénéfice du phlogistique. Quelques chimistes anglais, regrettant probablement et voulant justifier I’impuissance doctrinale de Priestley et de Cavendish — qui ne surent rien conclure de leurs expériences si multipliées et si inngénieuses — essayent de démontrer aujourd’hui que ce que Lavoisier sut conclure des siennes est « imparfait et incomplet ». — « On ne doit pas dire, prétend M. Odling, que des théories de Stahl et de Lavoisier, l’une soit vraie, l’autre soit fausse, toutes deux sont imparfaites parce qu’elles sont incomplètes [11]. » M. Odling explique cette singulière assertion en essayant de faire voir que le phlogistique de Stahl n’est autre chose que l’énergie potentielle dégagée dans l’union du corps combustible et de l’oxygène comburant, auquel cas l’hypothèse ne serait pas si mauvaise. Il ajoute que Lavoisier, en négligeant lu considération de cette énergie, n’a pu édifier qu’une théorie très-insuffisante de la combustion.

M. Odling, d’abord, se fait du phlogistique de Stahl une opinion qui n’est pas conforme à la réalité, et quand bien même le phlogistique serait ce qu’on a appelé plus tard l’énergie potentielle, la théorie de Stahl serait incompréhensible, puisqu’il n’y est pas question du corps comburant. Mais le principe stahlien n’est pas plus l’énergie potentielle qu’il n’est l’oxygène. C’est un élément arbitraire et indéterminé, doué de propriétés dont aujourd’hui nous attribuons les unes à la chaleur, les autres à l’oxygène. M. Odling a lui-même un passage qui montre toute l’inanité de cette doctrine dont il annonce la résurrection : « Les partisans du phlogistique, dit-il, reconnaissaient bien la nécessité de l’air pour la combustion, mais ignorant la nature de ce gaz, ils ne pouvaient savoir quel rôle il jouait dans ce phénomène. Brûler et rejeter du phlogistique étaient deux expressions synonymes. On considérait l’air comme facilitant au combustible, on ne sait trop comment, l’émission de son phlogistique. » Nous nous étonnons qu’un homme du mérite de M. Odling puisse opposer à la théorie de Lavoisier sur la combustion une théorie où l’on ignore la nature de l’air et quel rôle il joue dans ce phénomène. — Lavoisier a du reste exprimé lui-même, en quelques lignes remarquables, ce qu’était le phlogistique : « Les chimistes ont fait du phlogistique un principe vague, qui n’est point rigoureusement défini et qui, en conséquence, s’adapte à toutes les explications dans lesquelles on veut le faire entrer ; tantôt ce principe est pesant et tantôt il ne l’est pas, tantôt il est le feu libre et tantôt il est le feu combiné avec l’élément terreux ; tantôt il perce à travers les pores des vaisseaux ; et ; tantôt ils sont impénétrables pour lui … C’est un véritable Protée qui change de forme à chaque instant [12] . » On conçoit par là que ce serait d’une exégèse, aussi téméraire que peu fondée, de voir, en cette hypothèse obscure, bien digne de Sthal, le premier sentiment de ce qui devait plus tard donner naissance à la thermodynamique et à la thermochimie. En tout cas, à aucun point de vue, cette hypothèse ne peut être mise en balance avec la doctrine si lucide et si sûre de Lavoisier, doctrine qui pour. la première fois assigne nettement le rôle distinct de l’élément comburant et de l’élément combustible, ainsi que les conditions du phénomène. Par là, la théorie de Lavoisier est vraie . On peut ajouter qu’elle est complète, parce que Lavoisier a très bien vu qu’il se dégage quelque chose dans la combustion, à savoir de la chaleur, et parce qu’il en a fort exactement apprécié l’importance. Il a mesuré les chaleurs de combustion [13] . Bien plus, il a considéré la chaleur comme une force vive : « La chaleur, dit-il, est la force vive qui résulte des mouvements insensibles des molécules d’un corps … Les mots de chaleur libre, chaleur combinée et chaleur dégagée sont synonymes de force vive, perte de force vive et augmentation de force vive [14] ». Ailleurs il distingue l’oxygène libre de l’oxygène combiné, accordant au premier justement la force vive qui n’est plus dans le second. Les critiques de M.Odling ne peuvent donc pas être reçues.

M. Volhard, de son coté, reproche durement à Lavoisier de n’avoir pas reconnu tout ce qu’il devait à Stahl et même de l’avoir « persiflé ». C’est inexact. Lavoisier analyse avec les plus grands détails tous les ouvrages chimiques de Stahl, en parle avec beaucoup de déférence et écrit entre autres ceci : « On doit à Stahl deux découvertes importantes, indépendantes de tout système, de toute hypothèse, qui seront des vérités éternelles, etc., etc. [15] ». En vérité, on est tenté de croire que M. Volhard n’a pas lu Lavoisier.

En physique et en physiologie Lavoisier n’a fait que des découvertes. En chimie il en a fait aussi, et de très grandes, comme nous venons de le voir ; mais il a accompli quelque chose de plus : une réforme. Et le sentiment de cette réforme est chez lui aussi vif qu’il est net. Il a bien réellement conscience de l’œuvre qu’il entreprend. n en voit toute la grandeur et toutes les difficultés. Il a longtemps et mûrement réfléchi à l’importance de la tâche. Il nous dit, en parlant de l’ancienne chimie, qu’il veut « attaquer le colosse antique et révéré des préjugés et des erreurs » [16] . Et ailleurs : « Mon but est de ramener la chimie il. une manière de raisonner plus rigoureuse, de dépouiller les faits dont celle science s’enrichit tous les jours de ce que le raisonnement et les préjugés y ajoutent, de distinguer ce qui est de fait et d’observation d’avec ce qui est systématique et hypothétique [17]. Il Il le distingue de tous les chimistes ses prédécesseurs, non-seulement par une critique plus judicieuse et plus clairvoyante, par une expérimentation plus exacte et plus pénétrante, mais encore et surtout par le prix qu’il attache à la coordination méthodique des choses. C’est en coordonnant les choses connues qu’on en découvre de nouvelles et de plus grandes.

« Autant l’esprit de système, dit-il encore, est dangereux dans les sciences physiques, autant il est à craindre qu’en entassant sans ordre une trop grande multiplicité d’expériences, on n’obscurcisse la science au lieu de l’éclaircir, qu’on n’en rende l’accès difficile à ceux qui se présenteront pour en franchir l’entrée, enfin qu’on n’obtienne pour prix de longs et pénibles travaux que désordre et confusion. Les faits, les observations, Ies expériences, sont les matériaux d’un grand édifice ; mais il faut éviter en les rassemblant de former encombrement dans la science ; il faut, au contraire, s’attacher à les classer, à distinguer ce qui appartient à chaque ordre, à chaque partie du tout auquel ils appartiennent.

Les systèmes physiques, considérés sous ce point de vue, ne sont que des instruments propres à soulager la faiblesse de nos organes : ce sont, à proprement parler, des méthodes d’approximation qui nous mettent sur la voie de la solution du problème ; ce sont des hypothèses qui, successivement modifiées corrigées et changées à mesure qu’elles sont démenties par l’expérience, doivent nous conduire immanquablement un jour, à force d’exclusions et d’éliminations, à la connaissance des vraies lois de la nature [18] ».

Ces textes caractéristiques qui pourraient être multipliés, et, outre ces textes, le Traite de chimie qu’il a écrit, établissent péremptoirement que l’idée d’une réforme philosophique de la science était dans la pensée de Lavoisier et qu’il entendait bien construire de toutes pièces un nouvel édifice.

Or, cet édifice, il l’a construit. Sous le rapport des inventions de détail, Lavoisier n’est pas plus grand que Black, Cavendish, Priestley ou Scheele, mais il diffère d’eux et il les dépasse en ce qu’il a couronné la connaissance des phénomènes étudiés avant lui, par une conception toute nouvelle de la chimie [19] . Il en a réformé les principes, la méthode et la langue. Voilà le point capital, que ne veulent point apercevoir les chimistes allemands, voilà l’œuvre essentielle de ce grand homme. Du jour où le Traite de chimie de Lavoisier eut paru, la science fut totalement transformée. « La chimie est devenue claire comme de l’algèbre » , disait Lagrange. Partout, à l’étranger aussi bien qu’en France, l’admiration fut unanime. La réforme de Lavoisier parut universellement le début d’une période nouvelle. On n’eut pas le moindre souci alors de savoir quel était l’auteur de telle ou telle découverte particulière. Il ne s’agissait pas de cela. On ne considéra que la grande découverte qui les coordonnait, les expliquait et les dominait toutes, à savoir la constitution philosophique de la science sur des bases inconnues auparavant. Et si Lavoisier a eu des collaborateurs pour cette entreprise mémorable, ce ne sont que des Français, Berthollet, Guyton-Morveau, Fourcroy. M. Wurtz a donc eu raison de dire que la chimie est une science française.

Si maintenant on demande quelle est enfin la clef de la réforme de Lavoisier, le secret principal de son entreprise, nous répondrons par un seul mot : la balance ! La chimie quantitative, c’est-à-dire la chimie positive, n’a commencé que le jour où Lavoisier a introduit la balance dans l’outillage ordinaire du chimiste. La balance est la condition de l’analyse, et l’analyse est le fondement de la chimie. Sans doute, le principe de la permanence et de l’indestructibilité de la matière est très ancien, et M. Volhard ne nous apprend rien en appelant Lucrèce en témoignage [20]. Il aurait pu citer aussi Diogène d’Apollonie qui l’a formulé longtemps auparavant. Mais ce principe était une vérité abstraite, un dogme d’école _ de certaine école - et non une vérité démontrée par l’expérience particulière des métamorphoses chimiques. Sous ce rapport les chimistes antérieurs à Lavoisier font voir les idées les plus vagues. Ce qui crée un abîme entre eux et lui, c’est le sentiment ferme et défini qu’il a de l’équivalence pondérale des deux membres de toute équation chimique, c’est-à-dire de ce fait primordial que quand plusieurs corps réagisssent les uns sur les autres, le poids total des corps qui résultent de la réaction doit être rigoureusement égal il celui des corps réagissants. On ne produira pas un texte antérieur à Lavoisier, établissant l’explication et surtout l’application de ce principe. Cette chose est à lui. Il n’y a pas eu de rival.

LAVOISIER PHYSIOLOGISTE.

 Connaissant la nature vraie de l’air et de l’eau, ces deux milieux immenses de la terre et de la vie, la constitution de l’acide carbonique et le mécanisme du phénomène de la combustion et par suite de l’oxydation, possédant des moyens précis pour mesurer la chaleur, Lavoisier pouvait aborder et résoudre les problèmes les plus délicats de la chimie des animaux, à commencer par celui de la respiration. A près avoir donné des bases solides à la chimie des êtres inanimés, il en fournit ainsi à celle des êtres vivants. Dès 1777 il annonça que la respiration est une combustion lente d’une portion de carbone que contient le sang et que la chaleur provient de cette combustion dont le résultat est un dégagement de gaz acide carbonique, formé de carbone et d’oxygène [21]. En 1780, de concert avec Laplace, il reconnut qu’il se dégage des animaux dans un temps donné une quantité de calorique plus grande que celle qui devrait résulter de la quantité de gaz acide carbonique qui se forme dans un temps égal par la respiration [22]. Enfin en 1785 Lavoisier fit savoir que le phénomène ne se borne pas à une combustion de carbone, mais qu’il occasionne encore la combustion d’une partie de l’hydrogène contenu dans le sang, et par suite que la respiration détermine non seulement une formation d’acide carbonique, mais encore une formation de vapeur d’eau, tous deux mélangés à l’air expiré. Cette découverte fut confirmée en détail par les expériences de Séguin. La physiologie s’enrichit ainsi d’un fait capital, à savoir que la respiration n’est qu’une combustion lente de carbone et d’hydrogène semblable en tout à celle qui s’opère dans une lampe ou dans une bougie allumée et que, sous ce point de vue, les animaux qui respirent sont de véritables corps combustibles qui brûlent et se consument. Dans la respiration comme dans la combustion, c’est l’air de l’atmosphère qui fournit l’oxygène. Un des actes fondamentaux de la vie animale était par là ramené à ses éléments et saisi dans son intime ressort. Lavoisier fait remarquer que cette analogie entre la respiration et la combustion n’avait point échappé aux philosophes de l’antiquité, et que ce feu dérobé du ciel, ce flambeau de Prométhée est une allégorie ingénieuse peignant exactement les opérations de la nature. On peut dire que le flambeau de la vie s’allume quand l’enfant respire pour la première fois et s’éteint à l’heure de sa mort [23].

En ce qui touche la chaleur animale, Lavoisier entreprit avec la collaboration de Laplace une autre série d’expériences très-précises et délicates qui furent non moins fécondes en résultats. Ils mesurèrent la quantité de chaleur dégagée dans un temps donné par un animal qui respire, et ils virent qu’elle est égale à la quantité théorique de chaleur produite par la combustion du charbon et de l’hydrogène contenus dans l’air que cet animal expire pendant un temps de même durée. En d’autres termes, il n’y a pas dans l’économie d’autre chaleur produite que celle qui résulte des combustions chimiques dont le sang est lé foyer. Lavoisier et Séguin étudièrent aussi la transpiration et en firent connaitre expérimentalement les principales conditions.

Avant Galilée on avait fait des expériences de physique, mais obscures et stériles faute de compter et de mesurer, ce dont l’aveugle Toscan a donné la clef. Avant Lavoisier aussi on avait fait des expériences de physiologie, mais la physiologie ne pouvait sortir du roman tant qu’on s’y bornait à des vivisections sans règle et à des études sans précision. Lavoisier, en y important les méthodes rigoureuses de la physique et de la chimie, en recherchant les conditions numériques et les éléments déterminables de la phénoménalité vitale, a transformé la science et préparé la voie aux Bichat, aux Legallois, aux Magendie, aux Bernard et aux Helmholtz.

De plus Lavoisier a posé les fondements de la physiologie de la vie végétative, c’est-à-dire qu’il a expliqué les grand. phénomènes de la vie de nutrition en les ramenant à une série de phénomènes chimiques déterminés, en analysant avec rigueur les lois suivant lesquelles ils se produisent. Jusqu’alors, tant à cause de l’imperfection du savoir qu’à cause de l’incertitude des procédés d’investigation, la chimie de la vie avait été abandonnée à l’esprit d’hypothèse et de système. Grâce à l’explication de la combustion et de la respiration, une ère nouvelle commença pour la connaissance des êtres vivants, et la physiologie mérita de n’être plus un objet de dédain pour les hommes versés dans les sciences exactes.

Par endroits, M. Volhard a des distractions, qui pourraient faire croire que malgré lui il a quelquefois senti la grandeur de Lavoisier. Il dit quelque part : « C’est surtout quand il faut débrouiller le chaos des expériences de Priestley que le génie de Lavoisier brille du plus vif éclat ! ». Nous finirons sur ce mot. Débrouiller le chaos, le chaos de l’ancienne therminologie, le chaos de l’ancienne chimie, le chaos de l’ancienne physiologie chimique, oui, voilà bien l’œuvre de Lavoisier. Il a mis des principes simples et clairs à la place des idées vagues, il a substitué des méthodes précises aux procédés incertains et illusoires, il a coordonné avec harmonie des faits incohérents et trouvés par hasard ; enfin il a remplacé une terminologie baroque par une nomenclature régulière Quand il n’aurait pas découvert un seul fait nouveau, il ne resterait pas moins le plus grand génie scientifique de son temps.

Quelques observations en réponse à l’opuscule de M. Kolbe compléteront les remarques critiques que nous suggère la situation d’esprit des chimistes allemands.

M. Kolbe, en ce qui touche Lavoisier, se borne à appuyer les conclusions de son ami M. Volhard. Il trouve seulement que M. Volhard a été trop courtois, Mais les grands ennemis de M. Kolbe, ce sont les chimistes français de ce siècle. Il les attaque tous, principalement Gerhardt, M. Dumas et M. Würtz, justement les plus grands, justement ceux auxquels nous devons les anhydrides, les amides, les types, les substitutions, les ammoniaques composées, les glycols. Nous ne chercherons pas à répondre à M. Kolbe, mais nous citerons quelques passages fort curieux de son opuscule : « Les mérites du seul Liebig, dit-il, sont peut-être plus grands que ceux de tous les chiimistes français réunis ensemble ! ». Et ailleurs : « La théorie des types de Gerhardt est la plus infructueuse de toutes ». Et ailleurs encore : « Une nation que l’on peut flatter, comme le fait Würtz, est atteinte de décadence. » Et enfin ceci : « Würtz a placé, dans son Histoire des doctrines chimiques, le nom de Dalton à côté de celui de Gay-Lussac pour faire croire que Dalton est français ».

Ces citations donnent une idée des procédés de discussion de M. Kolbe, On ne relève pas de pareilles assertions. Il n’y a qu’à renvoyer à la collection complète des Annales de chimie ceux qui croient que M. Liebig a plus de mérites que tous les chimistes français réunis, et que la théorie des types de Gerhardt a été infructueuse. Il n’y a qu’à plaindre les écrivains auxquels un homme comme M. Würtz inspire d’autres sentiments que ceux de la vénération et de la reconnaissance.

Quelle que soit l’émotion produite en Allemagne par les libelles dont il s’agit, nous devons constater, à l’honneur du pays qui a donné au monde Leibnitz et Gœthe, - que l’opinion qu’ils expriment n’y est pas prédominante. La Société chimique de Saint-Pétersbourg ayant protesté dernièrement et de la façon la plus énergique contre les articles de M. Kolbe, la Société chimique de Berlin n’a pas hésité à reproduire dans son Bulletin, et en l’approuvant, la protestation des savants russes. M. Kolbe, après avoir injurié ces derniers, a envoyé, il est vrai, sa démission de membre de cette Société. Il est vrai aussi que cette démission a été acceptée. Rappelons encore que sur les quatorze médaillons qui ornent la façade du laboratoire de chimie de l’Université de Berlin, cinq représentent des chimistes français, entre autres Laurent et Gerhardt. Le premier de ces médaillons est celui de Lavoisier.

Il y a cependant dans l’article de M. Kolbe deux allégations trop matériellement inexactes pour que nous ne les relevions pas. Il prétend qu’on ne peut pas étudier la chimie en France et que les jeunes chimistes sont obligés d’aller faire leur éducation en Allemagne. Cela est absolument faux et d’une ingratitude sans nom ; avant la guerre, plusieurs grands laboratoires de Paris étaient encombrés de chimistes allemands qui venaient y recevoir les leçons de nos premiers maîtres. Nous pourrions citer vingt chimistes distingués d’outre-Rhin qui doivent la meilleure partie de leur instruction à M. Würtz. Et de tout temps il en a été ainsi, Nous avons toujours eu la faiblesse généreuse de donner l’hospitalité et les moyens de travailler à beaucoup de jeunes étudiants des universités germaniques. M. Liebig lui-même a eu la sincérité de le proclamer dans plusieurs occasions solennelles ; il a été formé, instruit, développé chez nous par Gay-Lussac et Pelouze ! Et sans Liebig où en serait la chimie allemande ?

M. Kolbe assure de plus que nous ne faisons plus rien, que nos journaux scientifiques sont vides, que nos aptitudes scientifiques ont disparu, et il ajoute que cela tient à notre frivolité, à notre paresse, puis aussi, — ceci est d’une délicatesse pleine de tact, — à ce que nous n’avons plus d’argent.

En Allemagne, il en est des travaux et des mémoires scientifiques comme des aliments. Ce n’est pas la qualité qui importe, c’est la quantité. Parce que nous ne publions pas de journaux de chimie par douzaines, parce que nous aimons mieux la solidité et la concision que la prolixité vague et discursive, M. Kolbe nous accuse de décadence. Ce qu’il lui faut li lui, ce sont des mémoires en quantité, et très-longs. — Il est à craindre que nous ne puissions jamais lui donner ! satisfaction. Car pour cela, il faudrait que nous devinssions allemands. Nous préfèrerons, cela est probable, garder nos qualités et le passé nous est garant qu’on en peut, malgré tout en espérer encore quelque chose.

FERNAND PAPILLON.

[1Les chimistes seront peut-être bien aises de lire, à ce sujet, un document inédit et assez piquant. C’est une lettre de Gerhardt à M. Liebig, au sujet de M. Kolbe. Je possède la minute de cette lettre. M. Liebig pourra en retrouver l’original. Elle est du 19 juin 1854. Voici la lettre écrite de la main de Gerhardt.

LETTRE A LIEBIG,

Paris, 19 juin 1854.

Monsieur,

Je viens d’être péniblement affecté par la lecture d’un article de Kolbe, inséré dans le numéro d’avril de vos Annales … Libre à chacun d’attaquer mes opinions et mes expériences ; j’ai donné moi-même assez souvent l’exemple de l’attaque pour ne pouvoir point contester ce droit à autrui. Mais il me semble aussi, par mes travaux et mes efforts de chaque jour, mériter pour ma personne ces égards qui se doivent aux hommes dévoués à la science, à vous, comme aux plus jeunes. Ne seriez-vous pas blessé, je vous le demande, si quelqu’un s’avisait de vous traiter si tristement ? Quels sont donc les titres de ce M. Kolbe pour qu’il lui soit permis de me vilipender ainsi, et cela à deux reprises ? car je n’ai pas oublié sa fameuse. profession de foi sur les copules à crochet, où mon nom ne paraît aussi que pour être houspillé. - Je vous envoie deux mots de réponse et en attends l’insertion de votre loyauté

Recevez, etc.

Charles GERHARDT.

[2Jounal für praktische Chemie, 1870.

[3Philosophie chimique, in-8, 1837

[4Histoire des sciences naturelles, in-8, t. V, 1840

[5Histoire de la chimie, 2 vol. in-8, 2e édition.

[6Œuvres compl., t. II, p. 391.

[7Voyez les Mémoires divers contenus dans le tome Il des Œuvres compI., entre autres p. 99.

[8Il n’y a qu’à lire, pour s’en assurer, le rapport fait à l’Académie des sciences, le 7 décembre 1773, par une commission composée de Trudaine, Macquer, Leroy et Cadet, sur les premiers travaux de Lavoisier. Il s’y trouve un historique très-complet des travaux antérieurs à ceux de Lavoisier. (Œuvr. comp !. de Lav., t. I, p. 657.)

[9Mém. de l’Acad. des sc, , année 1780, et Œuvr. compl., t.,II, p.283.

[10Notons, en passant, que l’idée de considérer l’air comme un corps composé était si peu répandue, que quand Lavoisier la produisit, il fut brûlé en effigie, à BERLIN, par les partisans du phlogistique. Les Allemands n’étaient pas en avance, à cette époque-là.

[12Cité par Dumas, Philosophie chimique, p. 162. Il n’y a, du reste, qu’à lire les auteurs du XVIIIe siècle, pour voir combien vagues, confuses et variables sont alors les théories de la combustion fondées sur le phlogistique.

[13Mémoire,sur la chaleur, déjà cité, p. 305.

[14Ibid. p. 286 et 288.

[15Œuvr. compl., t. II, Réflexions sur le phlogistique, p. 624.

[16Œuvr. compl., t. II, p. 714.

[17Œuvr. compl., t. II, p. 640.

[18Mémoire sur la combustion, Œuvr. compl., t, Il, p. 225, et Mém. de l’ Acad. des sc., 1777, p. 592.

[19M. Dumas, auquel les Allemands reprochent son admiration pour Lavoisier, a très-bien reconnu que Lavoisier est surtout grand par l’explication des phénomènes. « Si la chimie est une science nouvelle, dit M. Dumas, les phénomènes chimiques sont aussi anciens que le monde et les radicaux de la chimie minérale … ce n’est pas d’hier que les hommes le connaissent … Lavoisier ne les a pas découverts ; ils existaient, seulement il les a rangés à leur vraie place. Il n’a pas découvert les réactions qui les produisent ou qui mettent en évidence leurs affinités naturelles ; les arts les connaissaient, les laboratoires savaient en tirer profit ; seulement il en a donné l’explication, la théorie. » (Compte rendu de l’Acad. des sc., 1858, t, XLVII, p. 1033.)

[20Ex nihilo nihil, innihilum nil posse reverti.

[21Mém. de !’Acad. des sc., 1777, p. 185.

[22Ibid., 1780, p. 355.

[23Œuvr. compl., t. II, p. 692. Mém. de l’Acad. des sc., 1789, p. 185.

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