Si l’œuvre du grand chimiste français Lavoisier est universellement admirée, il s’en faut de beaucoup que sa réputation de météorologiste éminent soit aussi répandue. Et, pourtant, l’œuvre de Lavoisier en météorologie est, loin d’être négligeable. Sir Napier Shaw, dans son Histoire de la Météorologie, rend à ce savant la place qui lui est due [1]. Et c’est une préoccupation du même ordre qui a poussé l’Office national météorologique à publier, il y a quelques années, les principaux travaux de Lavoisier, touchant cette science [2].
Il n’en pouvait être autrement. Les découvertes de Lavoisier sur la nature de l’air l’entraînaient vers l’étude de l’atmosphère. Ses recherches sur la chaleur le conduisaient naturellement à l’étude de la thermométrie. Ce n’est pas seulement en physicien qu’il a étudié thermomètre et baromètre, mais surtout en vue de la mesure de la température de l’air et de la pression atmosphérique, grandeurs dont il s’agissait de rechercher les lois de variations.
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Ses travaux sur les thermomètres ont comme point de départ une question du roi Louis XVI, demandant si l’hiver de 1776 avait été aussi froid que celui de 1709. Il n’était pas facile d’y répondre ; la plus basse température de 1709 avait bien été marquée sur la planchette d’un thermomètre de La Hire, mais ce dernier avait disparu. Pourtant, son échelle avait été comparée en 1732 à celle d’un thermomètre de Réaumur, qui existait encore. Il devenait donc possible, par l’intermédiaire de ce thermomètre, de comparer les indications du thermomètre de La Hire à celles des thermomètres employés pour les observations de l’hiver 1776.
La question était très complexe, car les différents thermomètres n’étaient pas comparables entre eux. Non seulement ils différaient par la construction - certains étaient remplis de mercure, d’autres d’alcool plus ou moins dilué - mais encore, l’échelle thermométrique était mal définie. Réaumur, par exemple, prenait comme points fixes la température de fusion de la glace et la température d’ébullition de l’eau (qu’il marquait 80°), mais ce dernier point était inobservable avec son thermomètre à esprit de vin, car le mélange alcool-eau bout à une température inférieure à celle de l’eau pure. Lavoisier fut d’ailleurs arrêté par une autre difficulté : le thermomètre de Réaumur manquait de fidélité. Avant lui, l’abbé Nollet avait déjà observé le déplacement du zéro de ce thermomètre. Aussi, ce n’est qu’après d’infinies précautions que Lavoisier se croit en mesure d’affirmer prudemment que « l’hiver de 1709 a été plus froid de 20 que l’hiver de 1776. »
Ces difficultés frappèrent l’Académie des Sciences, qui prescrivit des recherches pour amener les thermomètres à être comparables entre eux et à donner des indications fidèles. Il ne faut pas s’étonner si Lavoisier ne résolut pas le problème. Les travaux des Regnault, des Isidore Pierre et d’autres n’y suffirent pas. Il a fallu pour faire du thermomètre à mercure un appareil de précision la découverte des verres durs, les travaux de Chappuis et du Bureau international des Poids et Mesures. Et, comme on sait, cette précision ne va pas sans de nombreuses corrections. Cependant, Lavoisier eut le mérite de montrer dans quel sens il fallait diriger les recherches ; il indiqua que seul le thermomètre à mercure pourrait devenir un appareil précis ; il montra que les thermomètres à esprit de vin ne pourraient’ être d’un emploi sérieux que lorsqu’ils seraient faits d’alcool pur. Il réalisa même, avec le plus grand soin, 12 thermomètres à mercure qui s’accordaient à 1/25 de degré près et qui, dans sa pensée, devaient servir d’étalons. Encore une idée qui a été réalisée par le Bureau international ; seulement, pour différentes raisons, le thermomètre étalon fut un thermomètre à gaz.
Lavoisier étudia aussi la construction des baromètres. Il indiqua un procédé pour purifier le mercure et une méthode très ingénieuse de remplissage. Sans doute, à ce propos, est-on surpris de lire certain mémoire « sur la construction des baromètres à surface plane ». Notre savant avait été frappé du fait que les baromètres de sections différentes ne sont pas comparables entre eux. Nous savons, aujourd’hui, que cela est dû aux phénomènes capillaires et que la flèche du ménisque formé par la surface libre du mercure dépend du rayon du tube barométrique. Or, Lavoisier rapporte qu’en chauffant convenablement tube et mercure, la surface libre, après refroidissement, reste plane ; l’effet capillaire a disparu. Mais alors, que valent les indications du baromètre ? Ne nous arrêtons pas à ces petites insuffisances qu’on rencontre chez les plus grands savants. Ce qui suit, d’ailleurs, nous permettra d’admirer la sagacité de Lavoisier dans un tout autre domaine.
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Lavoisier ne se contenta pas d’étudier ce qu’avait été l’hiver de 1776 à Paris et de montrer qu’il avait été moins froid que celui de 1709. Il voulut avoir une idée d’ensemble de ce qu’il avait été par toute la France et comment il s’était différencié d’une région à l’autre. C’est pourquoi il provoqua de toutes parts, de nombreux rapports sur cette question, dont quelques-uns très intéressants. A lire toutes ces observations, venant des quatre coins de la France, on est surpris de constater combien de gens, à l’époque, s’occupaient de science, achetant de leurs deniers appareils et instruments. Et la constatation est assez pénible, quand on songe qu’à l’heure actuelle nombre de nos commissions météorologiques départementales manquent d’observateurs. Malheureusement, Lavoisier n’eut pas le temps de comparer ces différentes données, troublé par la tourmente révolutionnaire qui devait l’emporter. Cela nous prive, sans doute, d’une intéressante conception de la climatologie.
C’est un jeu assez puéril de vouloir rechercher, dans un passé de plus en plus lointain, des précurseurs aux idées actuelles. C’est un non-sens de considérer Lucrèce comme le créateur de la Théorie atomistique et il ne vient à l’idée de personne de citer le P. Mersenne parmi les auteurs du principe de la conservation de l’énergie [3]. Pourtant, il ne faut pas craindre de considérer Lavoisier comme l’un des précurseurs de la météorologie dynamique. À vrai dire, il en partage le mérite avec Borda ; mais il a complété et soutenu de toute son autorité les idées de ce savant. On peut les résumer de la façon suivante : les dépressions atmosphériques sont les phénomènes dont la météorologie doit rechercher les lois. Borda avait, en effet, constaté que les baromètres ne variaient pas simultanément en tous les points d’une grande étendue, mais successivement. Il avait même déterminé grossièrement la vitesse de propagation de ces dépressions. Enfin, et c’est un résultat sur lequel Lavoisier insiste : « il y a une correspondance telle entre la force, la direction des vents et les variations du baromètre faites en un grand nombre de lieux éloignés les uns des autres, qu’étant donnés deux de ces éléments, on pourrait ’souvent conclure l’autre ».
Les observations de Borda ne durèrent que pendant quinze jours ; Lavoisier montra tout l’intérêt qu’il y avait à les continuer. Pour cela, il fallait pourvoir les observateurs de baromètres comparables entre eux — et c’est à cela que répond l’étude sur les baromètres signalée plus haut — et il fallait, de plus, établir un réseau serré d’observateurs. Nombreux sont les esprits éminents, qui, depuis Lavoisier, ont réclamé l’organisation des observations météorologiques ; il a fallu attendre le début du XXe siècle pour la voir se réaliser, et pour certaines contrées, elle reste encore précaire. C’est pourtant cette organisation qui a permis le renouveau de la météorologie française. Sans doute, les points de vue ont changé, depuis Lavoisier, les instruments et les méthodes aussi. Aujourd’hui, ce ne sont plus les dépressions atmosphériques (ou les anticyclones) qui sont les phénomènes susceptibles d’une prévision, mais plutôt les noyaux de variations de pression.
Bien entendu, pour Lavoisier, le but final de la météorologie devait être la prévision du temps. Il n’a pas résisté au désir de publier une méthode, d’après les observations locales [4]. Ce qui est important dans cette étude, c’est moins l’ensemble des règles précises — on serait même tenté de dire qu’elles le sont trop — que certaines restrictions qu’il a soin d’intercaler. Les indications du baromètre, dit-il, sont d’autant plus sûres que les prévisions viennent de se trouver réalisées il y a peu de temps. Ce qui montre clairement que Lavoisier admettait l’existence de ce qu’on appelle des « types de temps », On a dit sur la prévision du temps d’après les observations locales, des choses définitives, mais il a fallu, pour montrer l’insuffisance de ces méthodes, le travail de tout un siècle.
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Ce n’est pas tout. Lavoisier s’intéressa à de nombreuses questions qui touchent de près ou de loin à la météorologie. Il avait en tête une histoire de l’anémomètre. Il ruina la croyance populaire des pierres ardentes tombant pendant les orages, en montrant que c’étaient des roches terrestres frappées par la foudre. Il s’intéressa au problème de la température du sol et suivit pendant plusieurs années la marche des thermomètres dans les caves de l’Observatoire… C’est pourquoi Lavoisier doit être rangé parmi nos grands météorologistes précurseurs, au milieu de Descartes, Pascal, Réaumur, Lagrange, Laplace.
J. Jaffray. Agrégé de l’Université.