M. W. ODLING
De la Société royale de Londres
Résurrection de la théorie du phlogistlque
Observationem quam produco, bono jure mihi vindico. — Materia hæc ignescens, in omnibus tribus regnis, una eadem existit. Unde, ut e vegetabili in animale, abundantissime transmigrat, ita ex utrolibet horum, in mineralis et ipsa metalla, promptissime omnium transfertur.
(STAHLII, Experimenta, observationes, animadversiones, CCC. numero.)
De 1781 à 1783, Cavendish démontra que, si l’on fait détoner un mélange, dans certaines proportions, d’air inflammable ou hydrogène et d’air déphlogistiqué ou oxygène, la presque totalité du mélange se trouve transformée en eau pure, ou, comme il l’a dit ailleurs, se change en eau.
Le 24 juin 1783, l’expérience de Cavendish, un peu modifiée, fut répétée plus en grand par Lavoisier, qui non-seulement confirma la synthèse du chimiste anglais, mais encore en tira cette conclusion, d’abord fort contestée, rapidement admise ensuite et universellement adoptée depuis, que l’eau est le produit de la combinaison de l’air inflammable et de l’air déphlogistiqué, autrement dit qu’elle est un composé d’hydrogène et d’oxygène.
Cette conclusion, si opposée aux idées premières de Lavoisier sur la matière, fut plus tard confirmée par lui au moyen de l’analyse de l’eau. Il trouva que le fer, chauffé au rouge et soumis à l’action de la vapeur d’eau, se transforme, en enlevant à l’eau son oxygène, en un oxyde identique avec celui que l’on obtient en chauffant directement le fer dans le gaz oxygène. L’autre élément de l’eau, l’hydrogène, se trouve mis en liberté.
Cette démonstration, par Lavoisier, de la constitution de l’eau fut le commencement du triomphe de sa théorie antiphlogistique. Déjà. en 1772, avant par conséquent la découverte de l’oxygène, cette théorie avait été conçue, quoique d’une manière très-imparfaite. Les travaux de Lavoisier lui-même et d’autres savants sur la chimie pneumatique lui donnèrent bientôt toute sa perfection.
En 1785, les rapports de l’eau et de l’hydrogène se trouvant établis d’une manière concluante, Berthollet déclara qu’il se ralliait à la théorie nouvelle de la combustion imaginée par son compatriote. Fourcroy fit bientôt son adhésion, et peu de temps après, invité à venir à Paris, pour conférer avec Lavoisier sur ce sujet, Guyton de Morveau se rendit aux raisons qui lui furent exposées. Ces quatre chimistes, unissant leurs efforts, obtinrent pour la chimie française un triomphe universel, malgré la violente, mais courte opposition de tous les savants de l’Allemagne et de l’Angleterre.
Les principes fondamentaux de la nouvelle théorie anti-phlogistique de la combustion proposée par Lavoisier sont les suivants :
Les corps combustibles donnent naissance en brûlant à des produits d’espèce différente : solides quand il s’agit du phosphore et des métaux ; liquides dans le cas de l’hydrogène ; ou gazeux comme cela a lieu pour le charbon ou le soufre.
Dans chaque cas, le poids du corps qui résulte de la combustion est plus grand que celui du combustible. L’accroissement de poids est dû à la fixation d’une matière fournie au combustible par l’air ambiant.
Les corps dont le poids total se compose du poids de deux ou plusieurs espèces distinctes de matière sont nécessairement composés ; tandis que les corps dont le poids ne peut être décomposé en une somme de poids de deux on plusieurs sortes distinctes de matière sont par cela même des corps simples ou élémentaires.
En conséquence, comme le poids des produits obtenus par la combustion des corps combustibles se compose du poids du combustible et de celui de l’oxygène absorbé, ces produits sont des corps composés. ce sont les oxydes des corps brûlés.
Au contraire, un poids donné de plusieurs combustibles comme l’hydrogène, le soufre, le phosphore, le carbone, les métaux, ne paraissant pas résulter de la somme des poids de deux ou plusieurs sortes de matières, ces combustibles particuliers doivent être considérés comme des éléments ; il en est de même de l’oxygène qui, pendant la combustion, se combine avec eux.
Enfin la combustion consiste simplement dans l’union d’une matière combustible simple ou composée avec une matière comburante, l’oxygène, cette union étant, on ne dit pas comment, accompagnée d’un dégagement de chaleur et de lumière.
Excepté dans certains cas où le combustible s’unit non plus à l’oxygène lui-même, mais à certains corps qui en sont voisins, cette définition, établie par Lavoisier en 1785, peut encore aujourd’hui être acceptée par tout le monde.
La théorie de la combustion imaginée par Lavoisier étant connue aussi sous le nom théorie antiphlogistique, une question se présente naturellement à l’esprit : Qu’était la théorie phlogistique il qui elle a succédé en la renversant si complètement ?
La théorie phlogistique avait été fondée et développée il la fin du xvn" siècle par deux savants allemands, Beccher et Stahl.
Après avoir exercé une influence presque universelle sur l’esprit des savants, jusqu’à l’éclatante défection de 1785, elle résista encore résolument, mais avec peine, pendant les quelques années qui suivirent cette date mémorable. En dernier lieu, elle fut encore défendue par Priestley et par Cavendish, qui moururent le premier en 1804, le second en 1810.
On peut juger de l’importance attachée à la réfutation de cette théorie par l’anecdote suivante : Après que les premières expériences de Lavoisier sur la synthèse et l’analyse de l’eau eurent été répétées avec succès devant un comité de l’Académie des sciences en 1790, on réunit à Paris en l’honneur de leur auteur un congrès devant lequel madame Lavoisier, comme une prêtresse nouvelle, brûla sur un autel les célèbres Fundamenta chimiœ dogmaticœ et experimentalis de Stahl, pendant qu’une musique jouait solennellement un Requiem. Quant à l’estime dans laquelle fut tenue depuis par les chimistes la théorie phlogistique, on peut s’en rendre un compte exact par cette appréciation de sir John Herschelll disant que la théorie phlogistique « a entravé les progrès de la science autant que peuvent l’être les progrès d’une science expérimentale par une fausse théorie, qui remplace par des rêveries et des hypothèses les vraies causes des phénomènes ». Et pourtant cette théorie, en apparence si trompeuse, contient peut-être encore quelques éléments de réalité et de vie. En tout cas, l’étude de cette doctrine primitive, qui domina si longtemps les sciences chimiques, ne saurait jamais être dénuée d’intérêt pour les chimistes.
Pour apprécier justement le mérite de la théorie phlogistique, il faut se reporter à l’époque où elle fut conçue. Son inventeur, Beccher, naquit en 1625 et mourut en 1682, peu d’années avant la publication des Principia de Newton, peu âgé, mais usé par le travail. Plus heureux que lui, son disciple Stahl, né en 1660, ne mourut qu’en 1734, dans sa soixante-quinzième année. Autant qu’il est possible d’en juger, Stahl, comme Beccher, paraît n’avoir eu aucun souci de ce principe de Newton que le poids d’un corps est proportionnel à la quantité de matière qu’il contient, et que toute perte de poids implique nécessairement une perte comme toute augmentation de poids une augmentation correspondante de matière. Que les fondateurs de la théorie phlogistique pensassent ou non que les changements dans l’espèce des substances pussent, comme les changements dans leur quantité, être accompagnés de variations dans leur poids, — et l’on sait quelle, peines Newton crut nécessaire de se donner pour prouver le contraire, — il n’en est pas moins certain que ces savants n’ont attaché qu’une bien faible importance aux changements de poids qui accompagnaient la combustion des corps. Il se pouvait que le charbon en brûlant donnât un résidu d’un poids moindre que celui du combustible ; il se pouvait que la combustion du plomb donnât lieu au contraire à un résidu d’un poids supérieur à celui du métal : cela était loin de constituer pour nos chimistes une différence sérieuse entre les manières d’agir analogues au fond des deux corps. Le plomb ct le charbon avaient cette propriété commune de pouvoir engendrer l’énergie merveilleuse du feu. Tous deux pouvaient perdre une certaine quantité de chaleur et de lumière, c’est-à-dire de phlogistique, et cette déperdition les transformait en une quantité plus ou moins pesante de matière inerte et incombustible.
Non-seulement les premiers théoriciens de la combustion étaient étrangers à tout ce qui touche les relations de poids outre le corps brûlant et le corps brûlé, mais encore ils ignoraient la part de l’air dans les phénomènes qu’ils entreprenaient d’expliquer avec tant de hardiesse et de succès apparent. L’invention du baromètre par Torricelli, celle de la machine pneumatique par Otto de Guéricke avaient bien été faites pendant l’enfance de Beccher ; mais les années s’étaient écoulées sans que l’idée de la matérialité de l’air, consééquence immédiate de ces inventions, eût pris place dans les esprits. Ce ne fut que plus d’un siècle après la découverte de la pesanteur de l’air par Torricelli, après les grands travaux de chimie de Black, Cavendish, Priestley, Scheele, que l’on commença à concevoir que l’état gazeux, comme l’état liquide, comme l’état solide, étai ! commun à un grand nombre de substances différentes, et que le poids d’un corps solide pouvait être constitué par des poids de substances capables d’a voir une existence indépendante sous forme d’air ou de gaz. L’idée que 100 grammes de rouille de fer peuvent être formés de 73 grammes de fer et de 27 grammes d’un air particulier ; que 100 grammes de marbre contiennent 56 grammes de chaux et 44 grammes d’une autre espèce d’air, était complètement étrangère à l’ancienne philosophie. L’air était considéré comme pouvant être rendu méphitique par une sorte de corruption, sulfureux par une autre, inflammable par une troisième ; il pouvait même être absorbé par un corps poreux, comme l’eau par le sable, et en augmenter ainsi le poids ; mais l’air demeurait toujours l’air, essentiellement le même, inaltérable dans son unité mécanique et chimique. Avant que l’on aperçût les défaillances et les erreurs de fait de la théorie phlogistique, les premiers chimistes qui s’occupèrent des gaz, Black, Cavendish, Bergmann, eurent à combattre cette conception familière de la nature de l’air et à la remplacer par cette notion tout à fait étrange à cette époque, qu’une portion des solides était formée au moyen de corps gazeux.
Toutefois, longtemps avant que les fondements de la chimie moderne eussent été posés par la découverte faite par Black, en 1756, de l’air fixe ou acide carbonique entrant dans la constitution des alcalis doux et du calcaire, malgré leur ignorance de la nature de l’air et de la vraie signification de la notion de pesanteur, les anciens chimistes allemands Beccher et Stahl avaient trouvé à dire sur la théorie de la combustion des choses qui, cent ans plus tard, eurent l’honneur d’être défendues par des hommes comme Priestley et Cavendish, et d’être considérées, deux siècles plus tard, comme l’expression d’une doctrine fondamentale de philosophie chimique et cosmique. Ils firent remarquer, par exemple, que les procédés, différents en apparence, par lesquels un corps combustible était changé en corps incombustible avaient tous un côté commun, que ces procédés fussent la combustion, la calcination, la rouille ou la destruction ; que les corps combustibles possèdent une puissance ou une énergie intérieure capable d’être excitée, et dont les corps incombustibles sont dépourvus ; enfin que l’énergie caractéristique des corps combustibles est la même dans tous, qu’elle est susceptible d’être transférée d’un corps combustible à un corps qui ne l’est pas, le corps combustible devenant alors inerte et incombustible, tandis que le corps incombustible devient, au contraire, capable d’énergie et combustible ; si ce dernier corps perd à son tour sa combustibilité, le même transfert pourra se faire de nouveau par le contact du premier corps avec le second.
Tels sont les principes qui se dégagent de l’étude des ouvrages de chimie écrits avant la révolution produite par la doctrine antiphlogistique. Après le défi de Lavoisier, les défenseurs du phlogistique, s’efforçant de mettre l’ancienne théorie en rapport avec un ordre de faits tout nouveau et dont elle n’avait que peu ou point tenu compte, furent placés dans les plus bizarres positions. Priestley, par exemple, soutint que l’azote (gaz inerte) n’était pas autre chose que l’air phlogistique. Kirwan et d’autres considérèrent, au contraire, l’hydrogène, gaz inflammable, comme n’étant pas autre chose que le phlogistique isolé. Toute différente est la manière de concevoir la phlogistique exposée dans les cours du docteur Watson, pal’ exemple, qui fut d’abord professeur de chimie à Cambridge en 1764, devint en 1771 professeur royal de théologie en 1782, et évêque de Llandaff. Bien qu’à peu près indifférent à toutes les questions nouvelles qui entrainaient invinciblement l’esprit humain dans des régions moins sereines, ce savant théologien employa les loisirs de sa vie universitaire à écrire des livres classiques sur la chimie, qu’il avait d’abord enseignée. Dans le premier volume de ses Essais sur la chimie, publiés en 1781, on trouve de la théorie du phlogistique l’excellent exposé qui suit :
« Malgré tout ce qui a pu être dit sur ce sujet, je suis certain que le lecteur se demandera encore : qu’est-ce que le phlogistique ? Vous ne devez, certes, pas vous attendre à ce que la chimie moderne puisse vous présenter la moindre par celle de phlogistique séparée d’un corps inflammable ; vous pourriez tout aussi bien demander à voir extraire du magnétisme, de la pesanteur, de l’électricité des corps magnétiques, pesants ou électrisés. Ce sont des agents naturels qui ne tombent sous nos sens que par les effets qu’ils produisent ; il en est de même du phlogistique. Toutefois les expériences suivantes peuvent contribuer à rendre ce sujet un peu plus clair.
Si vous jetez dans le feu un morceau de soufre, il brûlera sans laisser aucun résidu d’aucune espèce. Pendant la combustion du soufre, il se dégage une vapeur abondante, affectant d’une manière très-vive les organes de la vue et de l’odorat. On a pu recueillir cette vapeur, qui est un acide très-énergique. Cet acide, ainsi obtenu pal’ la combustion du soufre, est incapable de brûler par lui-même ou d’enflammer un autre corps, bien que cette double faculté appartienne au soufre dont il provient. Il y a donc une remarquable différence entre cet acide produit par le soufre et le soufre lui-même, et cet acide ne peut par cela même être le seul principe constituant du soufre ; il est évident que quelque autre chose entre dans la composition de ce dernier corps et le rend capable de brûler. Ce quelque chose, qui donne aux corps cette remarquable propriété de pouvoir brûler, peut être appelé le principe du feu, le principe inflammable, le phlogistique. Ce principe inflammable, ce phlogistique n’est pas différent chez les animaux, différent chez les végétaux, différent chez les minéraux ; il est absolument le même dans tous les corps ….. Celte identité du phlogistique peut être prouvée par un grand nombre d’expériences décisives. J’en choisirai quelques-unes qui confirment en même temps ce qui a été dit touchant les parties constituantes du soufre.
L’analyse ou la décomposition du soufre effectuée par sa combustion nous montre que le soufre est constitué par un acide qu’on peut recueillir et un principe inflammable qui est dispersé par la combustion. Si le lecteur a acquis une certaine habitude des vérités chimiques, il désirera voir celte analyse confirmée pal’ une synthèse, au trament dit il désirera voir reproduire le soufre par la combinaison de son acide avec un principe inflammable. Il arrive rarement que les chimistes puissent reproduire les corps primitifs, bien qu’ils mettent en présence tous les éléments dans lesquels ils les ont décomposés ; dans le cas actuel cependant cette reconstiitution peut se faire complètement devant nous. Comme le principe inflammable ne peut être obtenu séparé sous une forme palpable de tout autre corps, la seule méthode que nous puissions employer consiste à mettre l’acide du soufre en présence d’un corps contenant du phlogistique. Parmi ces corps se trouve le charbon ; or, en distillant l’acide du soufre mélangé avec du charbon en poudre, on peut reproduire du soufre jaune qu’il est impossible de distinguer du soufre ordinaire. Ce soufre est formé par l’union de l’acide avec le phlogistique du charbon,et le charbon, par ce moyen, peut être entièrement privé de son phlogistique et transformé en cendres, absolument comme s’il avait été brûlé.
Pour rendre encore plus clair le terme phlogistique, j’ajouterai ici quelques mots au sujet de la nécessité de l’union de ce principe avec les terres métalliques pour constituer un métal. On sait que le plomb, fondu dans un foyer énergique, disparaît en brûlant comme du bois pourri. Toutes les propriétés de ce métal disparaissent ; il est réduit en cendres. Si vous exposez ces cendres de plomb à une chaleur intense, elles fondent ; mais la substance fondue n’est plus un métal, c’est un verre jaune ou orangé. Si vous pilez ce verre et que vous le soumettiez, lui ou les cendres de plomb, en présence d’une certaine quantité de poussière de charbon, à une chaleur capable de les fondre, vous obtenez, non plus un verre, mais un métal identique avec le plomb ,par sa pesanteur, sa couleur, sa consistance et toutes ses autres propriétés. Ainsi les cendres de plomb fondues sans charbon deviennent un verre ; les cendres de plomb fondues avec du charbon donnent un métal. Le charbon communique donc aux cendres du plomb quelque chose qui les transforme de verre en métal. Le charbon est composé de cendres et de phlogistique ; les cendres du charbon unies à celles du plomb ne peuvent produire un métal : il faut donc admettre que c’est l’autre élément du charbon, le phlogistique, qui est cédé aux cendres du plomb et leur restitue, en s’unissant à elles, la forme métallique. Les cendres du plomb ne peuvent être ramenées à la forme métallique sans avoir été mélangées à quelque matière contenant du phlogistique, et elles peuvent être ramenées à cet état en s’unissant il toute matière contenant du phlogistique, que ces matières appartiennent au règne animal, au règne végétal ou au règne minéral. Nous pouvons conclure de là que le phlogistique est une partie nécessaire du métal, mais qu’il possède une identité propre, de quelque substance qu’il provienne. Et cette assertion devient encore plus générale, si l’on se souvient que les cendres des métaux peuvent être à la fois ramenées à l’état métallique et par les rayons solaires et par l’étincelle électrique. »
Le passage précédent du docteur Watson est presque une traduction de ce que dit Stahl dans son Zymotechnica fundamentalis, simulque experimentum novum sulphur verum arte producendi, où il établit, — ce qu’on peut appeler la permanence des substances chimiques, — que le plomb métallique peut être reproduit au moyen de ses cendres, le sulphur verum, au moyen de l’acide du soufre. Soit qu’on tienne compte ou non des oxydations ou des désoxydations produites, on décrirait et expliquerait d’une manière bien peu différente, même aujourd’hui, les phénomènes exposés dans cet écrit. N’avons-nous pas l’habitude de dire que le charbon, le soufre, le plomb, sont des corps jouissant d’une énergie chimique potentielle, qui est le phlogistique ; que, dans l’acte de la combustion, cette énergie, qui était potentielle d’abord, devient sensible ou dynamique, et se dissipe sous forme de chaleur et de lumière ; que les produits de la combustion, y compris le gaz, que l’on sait aujourd’hui être produit par la combustion du charbon, sont des substances dépourvues d’énergie chimique, c’est-à-dire de phlogistique ; que, lorsque la substance acide produite par la combustion du soufre est chauffée avec du charbon, une portion de l’énergie du charbon non brulé est transmise au soufre brulé, exactement comme l’énergie d’un corps soulevé peut être transmise à un corps tombé, de telle façon que le soufre brûlé redevient soufre non brûlé, pourvu d’énergie et capable de brûler de nouveau comme le poids tombé est soulevé, pourvu d’énergie et capable de tomber une seconde fois ; que l’énergie chimique potentielle du plomb métallique n’a pas été engendrée dans le plomb, mais lui vient du charbon avec lequel le plomb a été fondu ; enfin que l’énergie chimique du charbon lui-même, sa capacité de bruler, sa puissance d’agir, en un mot son phlogistique, est une portion fixée par lui de la puissance des rayons solaires ?
Si c’est là une interprétation correcte de la doctrine phlogistique, il est évident que les partisans de Stahl, sans connnaître beaucoup de faits qui ont été trouvés après eux, savaient pourtant bien des choses qui ont été trop oubliées depuis. Le genre humain est redevable au génie incomparable de Lavoisier de beaucoup de découvertes depuis ; mais l’idée qu’il a établie, comme celle qu’il a renversée, n’étaient, il faut le reconnaître, qu’une vérité partielle. Le grand mérite de la généralisation de Lavoisier consiste à avoir ajouté quelque chose il la non’ moins grande généralisation de ses prédécesseurs aujourd’hui. presque oubliés ; sa faute est d’avoir voulu supplanter tout à fait leur doctrine. Les rapports de la doctrine de Stahl et de celle de Lavoisier, au sujet de la combustion, sont une autre démonstration de cette vérité exprimée par l’un de nos grands écrivains modernes, que, « dans l’esprit humain, le parti-pris est toujours la règle et l’éclectisme l’exception ; de sorte que, dans les changements de l’opinion, une partie de la vérité disparaît toujours, tandis qu’une autre partie se dégage. Chaque progrès qui s’accomplit consiste le plus souvent à substituer à une vérité partielle et incomplète une autre vérité elle- même imparfaite ; le progrès consistant surtout en ceci que le fragment nouveau de vérité est plus conforme aux besoins, aux exigences du temps que celui qu’il remplace. »
La vérité partielle émise par Lavoisier était en effet plus conforme aux besoins, aux exigences du temps que celle qu’elle remplaçait. Les chimistes lui sont redevables de la conception actuelle des éléments matériels, et principalement de la connaissance de la part prise par l’air dans les phénomènes de combustion, qui donnent naissance à des composés oxygénés. Les partisans du phlogistique reconnaissaient bien la nécessité de l’air pour la combustion, mais, ignorant la nature de ce gaz, ils ne pouvaient savoir quel rôle il jouait dans ce phénomène. Brûler et rejeter du phlogistique étant deux expressions synonymes, on considérait l’air comme facilitant au combustible — on ne sait trop comment — l’émission de son phlogistique. D’ailleurs, le contact de l’air n’était pas indispensable à la combustion. On pouvait le remplacer par d’autres substances telles que le nitre, qui pouvaient comme lui, ou même mieux que lui, faciliter au combustible le dégagement de son phlogistique. Mais tandis que les partisans du phlogistique ignoraient que le produit de la combustion différât du combustible autrement que comme la glace diffère de l’eau par une diminution ou une disparition d’énergie, Lavoisier laissait de côté la notion d’énergie et montrait que le produit de la combustion contenait — outre le combustible — une certaine quantité d’oxygène que le combustible avait absorbée en brellant. Comme l’a fort bien observé le docteur Crum-Brown, nous savons aujourd’hui que « le composé ne contient pas tout ce qu’il y avait dans les substances qui l’ont produit ; il contient quelque chose de moins ; nous savons ce qu’est ce quelque chose ; nous pouvons lui donner le nom d’énergie potentielle, mais nous ne pouvons douter que ce ne soit là ce que les chimistes du XVIIIe siècle entendaient lorsqu’ils parlaient du phlogistique »,
Par conséquent, les théories phlogistique et anti-phlogistique sont, en réalité, complémentaires l’une de l’autre et non pas antagonistes, comme leur nom semble l’indiquer. Il a été dit, par exemple, que suivant Stahl le produit de la combustion est simple, et le combustible une combinaison de ce produit avec un fluide imaginaire, le phlogistique : ce qui est faux ; au contraire, suivant Lavoisier, le combustible est simple, le produit de la combustion composé du combustible et d’oxygène : ce qui est vrai. — Mais, dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, le même mot a été employé à des époques diverses dans des sens différents. Lorsque Lavoisier parle du rouge de plomb comme composé de plomb métallique et d’oxygène, il entend que la matière du rouge de plomb consiste dans la matière du plomb, plus la matière de l’oxygène. Lorsque les partisans de Stahl disent que le plomb métallique est composé de plomb brülé combiné avec du phlogistique, ils attachent au mot combinaison le même sens que ceux qui ont dit que le poids d’un corps est composé de sa matière combinée avec sa gravité, ou que la vapeur était composée d’eau et de chaleur, ou, pour me servir d’une expression plus conforme à celles de Lavoisier, que le gaz oxygène lui-même était composé d’une base d’oxygène et de calorique. On ne doit pas dire par conséquent que des théories de Stahl et de Lavoisier, l’une soit vraie, l’autre soit fausse ; toutes deux sont imparfaites parce qu’elles sont incomplètes. Les chimistes actuels sont à la fois staliens et lavoisiens, ils tiennent compte à la fois de l’énergie et de la matière. Mais les idées de Lavoisier ont modifié très-peu notre usage du langage de Stahl. Tandis que nous reconnaissons que dans l’acte de la combustion le combustible et l’oxygène prennent une part égale, de même que dans la chute d’un corps le corps pesant et la terre prennent une part égale ; dans notre langage ordinaire, nous faisons abstraction de l’atmosphère ou de la terre, qui sont pourtant nécessairement modifiées, et nous parlons seulement de l’énergie du combustible qui brûle ou du corps pesant qui tombe. Quelle que puisse être d’ailleurs la faute du langage, les chimistes n’omettent pas de superposer la doctrine de Lavoisier à celle de Stahl, Ils reconnaissent entièrement que par l’union du combustible et de l’oxygène le phlogistique se dégage sous forme de chaleur ; que ce phlogistique ne peut être restitué au combustible brûlé qu’en séparant le combustible de l’oxygène qu’il a absorbé ; absolument comme l’énergie de position ne peut être rendue à un corps tombé qu’à la condition de replacer ce corps à distance de la surface sur laquelle il est tombé.
Que Stahl et ses successeurs aient considéré le phlogistique comme matériel, nous n’en devons pas moins reconnaître le mérite de leur doctrine, absolument comme nous reconnaissions la valeur de la doctrine de la chaleur latente, quand même Black et Lavoisier auraient considéré le calorique comme une substance matérielle. D’ailleurs, bien qu’ils définissaient le phlogistique comme la matière ou le principe du feu, il n’est pas dut out certain que les défenseurs du phlogistique en fissent un véritable corps, une substance pondérable : Ils le considéraient et en parlaient bien plutôt comme les savants de nos jours font du fluide électrique ou de l’éther lumineux.
Le caractère particulier que l’on peut attribuer au phlogistique est défini par la citation suivante extraite des « Éléments de chymie théorique, de Macquer, publiés en 1749. Il ne faut oublier à ce sujet combien est erronée cette opinion vulgaire que le phlogistique avait été conçu par ses défenseurs comme une substance matérielle ayant un poids négatif ; elle est basée sur une innovation qui fut introduite pendant la décadence de la théorie phlogistique et défendue surtout par le futur collaborateur de Lavoisier, Guyton de Morveau, dans sa Dissertation sur le phlogistique, considéré comme corps grave, et par rapport aux changements de pesanteur qu’il produit dans les corps auxquels il est uni. 1762.
Macquer s’exprime ainsi : « La nature du soleil ou de la lumière, le phlogistique, le feu, le soufre-principe, la matière inflammable, sont tous les noms par lesquels on a coutume de désigner l’élément du feu. Mais il paraît qu’on n’a pas fait une distinction assez exacte … du nom qu’il mérite véritablement lorsqu’il entre effectivement comme principe dans la composition d’un corps, ou bien lorsqu’il est seul dans son état naturel. Si on l’envisage sous cette dernière vue, le nom de feu, de matière du soleil, de la lumière, de la chaleur, lui convient particulièrement. Pour lors, c’est une substance que l’on peut considérer comme composée de particules infiniment petites, qui sont agitées par un mouvement, rapide et continuel, par conséquent essentiellement fluide. Cette substance, dont le soleil est comme le réservoir général, s’en émane perpétuellement et est répandue universellement dans tous les corps que nous connaissons ; mais non pas comme principe ou essentielle à leur mixtion, puisqu’on peut les en priver ou en grande partie sans qu’ils souffrent pour cela de la moindre décomposition … Cependant les phénomènes que présentent les matières inflammables lorsqu’elles brûlent nous indiquent qu’elles contiennent réellement la matière de feu comme un de leurs principes.
… Examinons donc les propriétés de ce feu fixé et devenu principe des corps. C’est lui auquel nous donnerons particulièrement le nom de matière inflammable, de soufre-principe ou de phlogistique, pour le distinguer du feu pur. »
On trouve encore la même chose dans le Manuel de chymie de Beaumé, publié en 1765 :
« Nous considérons le feu sous deux états différents, Lorsqu’il est pur, isolé et qu’il ne fait partie d’aucun composé … Lorsqu’il est combiné avec d’au Ires substances et qu’il fait uni des principes constituants des corps composés.
… On n’est pas certain si le feu est pesant. Il y a des expériences pour et contre …
Pendant la combustion des substances, le feu combiné se réduit en feu élémentaire et se dissipe à mesure. Le célèbre Boerhaave n’est cependant pas de ce sentiment ; il dit que si cela était, la quantité de feu élémentaire devrait augmenter à l’infini dans la nature … Mais il est facile de répondre à cette objection, en disant, comme on est en droit de le présumer, que le feu élémentaire dégagé des corps se combine à mesure avec d’autres substances, et qu’il perd toutes ses propriétés de feu libre en devenant principe constituant des corps dans la composition desquels il entre.
« … Le principe dont nous entendons parler ici est celui que Stahl a nommé phlogistique. »
En interprétant ces écrits et d’autres encore à la lumière de la science moderne, il n’est pas permis d’attribuer à leurs auteurs la notion précise d’énergie qui prévaut aujourd’hui. Il est seulement certain que les partisans du phlogistique ont possédé une vérité de la nature qui, perdue de vue pendant un certain temps, a enfin pris la forme définitive que nous lui connaissons. Il J’ai confiance, disait Beccher, que j’ai saisi ma Il cruche par la bonne anse. Il Or, ce que lui et ses successeurs ont saisi et défendu si vigoureusement alors peut-être entaché de sophisme et d’ignorance, est aujourd’hui définitivement considéré, et en connaissance de cause,
comme une partie de l’une des plus brillantes généralisations dont la science puisse s’honorer.W.ODLING,
Fullerian professeur à l’Institution royale.
Traduit de l’anglais par EDMOND PERRIER, docteur ès sciences, aide-naturaliste au Muséum d’histoire naturelle de Paris.