Le centenaire de Lavoisier

W. Monniot, La Science Illsutrée n°340 — juin 1894
Vendredi 22 mai 2009 — Dernier ajout vendredi 9 décembre 2016

Le 8 mai 1794, Lavoisier a été exécuté sur la place de la Concorde, en même temps que les fermiers généraux. Le citoyen Coffinhal, qui présidait le Tribunal révolutionnaire chargé de juger la fournée des fermiers généraux, se serait écrié, suivant la tradition, mais la République n’a pas besoin de chimistes ! Un grand nombre de manifestations éclatantes ont protesté contre cette exclamation féroce .

La première a eu lieu à Prague dès le 6 mai. Le lendemain M, Grimaux, membre de la section de chimie et historien de Lavoisier, proposait à l’Académie des sciences de prendre l’initiative d’une souscription publique pour élever une statue en l’honneur de cet homme célèbre. Le bureau s’associant séance tenante à cette décision, la commission administrative décidait la formation d’un grand comité international.

En 1784, le célèbre van Marum, qui était venu d’Amsterdam pour visiter le laboratoire que Lavoisier avait établi dans ses appartements de l’Arsenal, à son retour dans son pays fit construire une série d’appareils analogues afin de répéter ses expériences. Ces appareils ont été exposés publiquement à Amsterdam, le 8 mai, dans une séance solennelle.

Au Conservatoire des arts et métiers de Paris, dans la même journée, les élèves de l’école Lavoisier plaçaient une couronne sur la tête de leur illustre patron, Le dimanche 13 mai, une grande cérémonie avait lieu à Bucarest et à l’Institut impérial de Russie, qui l’annonçait à l’Académie des sciences par un télégramme signé d’un nom illustre, Kovalevsky. La grande réparation internationale qui se prépare aura donc plus d’éclat qu’on n’osait l’espérer.

M. le colonel Laussedat a rassemblé à cette occasion tous les instruments de Lavoisier dans une salle qui portera son nom.

Pour la première fois on pourra se rendre compte du luxe avec lequel ont été établis les instruments qui ont permis à Lavoisier de tirer la chimie du règne des à peu près, et de créer ce que l’on a appelé si justement la chimie moderne.

Lavoisier n’a point inventé la balance, qui était employée depuis un grand nombre de siècles, mais en voyant les instruments qui ont servi à ses pesées on peut dire que la balance de précision est son œuvre. C’est l’extrême exactitude de ses déterminations qui lui a permis de ne pas s’égarer comme ses prédécesseurs dans cette multitude de réactions, dénaturant si rapidement la physionomie des objets sur lesquels s’exerce notre activité matérielle. C’est lui qui a montré que le poids de la matière du composé est toujours égal à la somme des matières composantes, de sorte que tout se transforme, rien ne se crée, ni rien ne se perd.

Dans cette magnifique demeure que ses fonctions de commissaire des poudres lui permettaient d’occuper, le véritable salon était le laboratoire dont sa femme qui vécut longtemps après son supplice, et fut célèbre par son élégance ainsi que par son esprit, aimait à faire les honneurs. Elle lui servait de secrétaire, et elle traduisait même les livres étrangers dont il avait besoin pour réfuter ses adversaires. Ne pouvant reproduire tous les objets intéressants qui avaient été comme enfouis jusqu’ici, nous nous sommes attachés à choisir ceux qui donnent le mieux une idée exacte de sa méthode opératoire.

L’une de nos figures représente une série de mécanismes et de récipients destinés à recevoir les produits de la combustion des huiles. Nous renverrons le lecteur désireux de connaître l’usage de ces divers objets à la publication nationale des œuvres de Lavoisier, commencée par Dumas et terminée par M. Grimaux. Cette œuvre monumentale figure dans toutes les bibliothèques publiques.

Appareil pour receuillir les gaz provenant de la fermentation
Illustration de l’article Le centenaire de Lavoisier

La figure ci-contre est plus facile à comprendre. Elle représente un ballon dans lequel on plaçait le liquide fermentescible, et à la suite duquel se trouvent des flacons destinés à recueillir et isoler les gaz dégagés dans la réaction. L’on remarquera qu’au lieu d’être en verre, comme de notre temps, tous les tubes sont en cuivre, ce qui augmentait prodigieusement le prix des appareils. S’il n’avait été intéressé dans la Compagnie des fermiers généraux, ce qui permit de lui trancher la tête pour le punir d’avoir été une sangsue du peuple, jamais Lavoisier n’aurait pu exécuter ses grandes découvertes, qui ont exercé une si prodigieuse influence sur le bien-être des masses. La figure 2 nous en fournira une preuve mémorable. Elle montre l’appareil destiné à la mesure de la chaleur dégagée dans la synthèse de l’eau, c’est-à-dire par la combinaison d’un volume d’oxygène et de deux volumes d’hydrogène. La partie centrale représente ce que l’on a nommé depuis le calorimètre, enveloppe de cuivre dans laquelle se trouvait un thermomètre, et dans l’intérieur duquel l’oxygène et l’hydrogène s’unissaient sous l’influence de l’étincelle électrique. Cet appareil a fait entrer l’évaluation de la chaleur dans le domaine de la science.

Mais la partie la plus importante au point de vue pratique est sans contredit l’ensemble des deux gazomètres pourvus de leurs contrepoids et de leurs indicateurs. En effet ces appareils qui permettent de manier et de mesurer les fluides élastiques avec autant de facilité que des substances liquides et solides sont les premiers qui aient existé. Lavoisier est donc l’inventeur des réservoirs dont se servent aujourd’hui les compagnies gazières dans tout l’univers, et qui sont arrivés à occuper un volume de 30,000 mètres cubes. Sans Lavoisier, le génie de Lebon eût été inutile. En effet l’on n’aurait pas su comment recueillir et distribuer l’air combustible qu’il avait eu l’idée de produire par la distillation d’une substance renfermant à la fois du carbone et de l’hydrogène.

Si la grande industrie avait existé au temps de Lavoisier comme de nos jours, Lavoisier aurait certainement trouvé dans l’exploitation de gazomètre des ressources supérieures à celles que lui donnait sa part dans la gestion des fermes générales. Mais aurait-il échappé à l’échafaud ? ne se serait-il pas trouvé, à défaut de Dupin que l’on surnomme Mouillade, quelque autre parlementaire de de dernière catégorie pour démontrer que, comme exploiteur du peuple, Lavoisier avait mérité la mort.

En effet Lavoisier parvint à prouver qu’il avait toujours été opposé à la mouillade que ses collègues considéraient comme indispensable aux manipulations du tabac, et qui fut la principale cause de leur condamnation. Il avait même établi par pièces qu’il avait obtenu que l’on diminuât le prix, en raison de la quantité d’eau que l’évaporation n’enlevait point. Mais il avait à son actif deux crimes dont un seul avait suffi pour mener Bailly à guillotine. En effet il faisait partie de la commission qui déclarait qu’il n’y avait rien de prouvé dans les phénomènes présentés à l’Académie de médecine par Mesmer et ses continuateurs. En outre les recherches établissant la vraie théorie de la combustion avaient détruit radicalement l’idée fausse du phlogistique.

Cette partie essentielle de son œuvre avait déchaîné la fureur de Marat, qui dès 1751 l’avait signalée avec une animosité particulière dans les Charlatans modernes, Le coup de poignard de Charlotte Corday n’avait point mis un terme à l’influence de l’Ami du peuple, qui avait reçu les honneurs de l’apothéose. Il est sans exemple que les haines engendrées par l’amour-propre de faux savants démasqués n’aient point été adoptées par leurs sectaires. Elles sont beaucoup plus dangereuses que les colères théologiques elles-mêmes. En réalité, comme on ne le comprend que trop certainement, les beaux appareils que l’on admire depuis le 3 mai 1894, dans la salle consacrée à Lavoisier, ont été en même temps les instruments de sa gloire et ceux de son supplice.

W. Monniot

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