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Article extrait du Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’industrie et des arts industriels, dirigé par E.-O. Lami. Librairie des dictionnaires, Paris, 1885
Chimiste, né à Strasbourg, le 26 novembre 1817, mort à Paris, le 12 mai 1884. Il étudia la médecine à la Faculté de sa ville natale, où il fut nommé chef des travaux chimiques de 1839 à 1844, et reçu docteur en 1843. Arrivé à Paris, il y devint préparateur des cours de chimie organique de Dumas, à la Faculté de médecine (1845), chef des travaux chimiques à l’Ecole des arts et manufactures, agrégé (1847), professeur à l’Institut agronomique de Versaille (1851) et, après la retraite de J.-B. Dumas et la mort d’Orfila (1853-54), titulaire de leurs deux chaires, que l’on réunit sous le nom de « cours de chimie médicale ». Élu membre de l’Académie de médecine, en 1857, doyen de la Faculté de médecine, en 1866, il fut nommé, en 1867, membre de l’Académie des sciences (section de chimie), en remplacement de Jules Pelouze.
Parmi les nombreuses découvertes de Wurtz, nous signalerons comme les plus importantes celles des ammoniaques composées et des glycols. Avant Wurtz, on connaissait uu grand nombre d’alcalis organiques ou des alcaloïdes, doués de propriétés toxiques, et que l’on employait à faible dose, mais on avait vainement cherché, jusque là, à les reproduire par la synthèse chimique ; c’est la découverte des ammoniaques composés qui permit de reproduire dans le laboratoire une foule de ces produits de la vie végétale. La théorie des alcools polyatomiques dérive de la découverte des glycols formés synthétiquement. Un certain nombre d’alcools sont venus se placer à côté de l’alcool provenant du vin, et la production des éthers et autres composés dérivés de ces nouveaux alcools a été la suite naturelle de ces découvertes. La chimie des Berzélius, des Pelouze, des Dumas, des Liebig, était basée sur la théorie des équivalents ; presque tous les chimistes avaient mis de côté la théorie atomique, alors très incomplète. Faire disparaître les imperfections de cette théorie, en développer les formules nettement et l’atomicité, tel fut le contingent apporté par Wurtz dans la conception des actions moléculaires des corps.
Parmi les découvertes de Wurtz, il faut citer encore : les urées composées (1851), l’alcool butyrique (1852), les radicaux mixtes (1855), les bases organiques oxygénées artificielles (1859), les pseudo alcools (1862 ) ; la formation des phénols par leurs hydrocarbures (1867) ; la synthèse de la névrine (1869), l’alcool et ses dérivés (1872), etc. Les travaux de ce savant lui valurent deux hautes récompenses : en 1865, sur la proposition de l’Académie des sciences, le prix biennal, de 20,000 francs, institué par l’Empereur ; et en 1878, la grande médaille « Faraday », de la Société royale de Londres. Il a publié, d’après les principes par lui établi, le Dictionnaire de chimie, à la librairie Hachette, avec la collaboration de plusieurs de ses élèves.
En avril 1875, Wurtz donna sa démission de doyen de la Faculté de médecine et fut nommé, le 1er août suivant, professeur de chimie organique à la Faculté des sciences. Le 7 juillet 1874, il avait été élu sénateur inamovible. Il faisait partie de toutes les sociétés savantes de France et de l’étranger. Décoré de la Légion d’honneur, le 11 novembre 1850, il avait été promu officier le 24 janvier 1863, comme membre de la section française du jury international de l’Exposition universelle de Londres, commandeur le 11 août 1869, grand officier en 1881 et, à la même époque, membre du conseil de la grande chancellerie de la Légion d’honneur.
1re partie — La vie et les œuvres de Charles-Adolphe Wurtz
la Revue Scientifique — 24 janvier 1885
Quand vient à disparaître, en pleine activité, un homme qui a exercé par son intelligence et par son caractère une action puissante et féconde sur ses contemporains et sur la jeunesse qui se pressait autour de lui, c’est un devoir et en même temps un douloureux.privilège pour ceux qui l’ont approché de plus près, de faire, autant que possible, revivre sa figure aimée et de maintenir ainsi son influence. Celle-ci n’est pas en effet due seulement aux découvertes et aux écrits du maître , sa personnalité y a une large part.
Les exemples de persévérance dans le travail, d’activité joyeuse, de simplicité, de bienveillance envers les jeunes, d’amour profond de la vérité, ne doivent pas être perdus.
Dans l’héritage d’un homme illustre, il n’est permis qu’à un bien petit nombre (s’il en est d’assez heureux pour cela) de recueillir les dons éminents, le talent, l’éloquence, la supériorité de l’intelligence, l’esprit d’invention ; mais ce qui est à la portée de tous, ce qui féconde les germes déposés à des degrés divers en chacun, ce sont les qualités morales sans lesquelles il n’est pas de véritable grandeur.
Si nous avons cherché à retracer rapidement la vie et les travaux de notre maître profondément regretté, Ad. Wurtz, c’est à la fois avec le désir de rendre à sa mémoire un hommage que nous voudrions moins imparfait, et de gagner au culte de la science quelques-uns de ceux qui, s’il avait vécu, seraient venus s’enflammer à son ardeur communicative.
Rien ne semble mieux fait que cette existence noble et brillante, remplie par le travail, embellie par les joies de la famille, honorée dans son pays, admirée à l’étranger, pour servir d’idéal aux jeunes gens qui veulent entrer dans la carrière des sciences. Puisse-t-il s’en trouver beaucoup qui l’imitent, et qui viennent combler les vides douloureux faits coup sur coup par la mort dans les rangs des chimistes français.
I.
Charles - Adolphe Wurtz naquit à Strasbourg le 26 novembre 1817.
Son père était alors pasteur à Wolfisheim, village situé près de Strasbourg, dans la fertile plaine d’Alsace. Fils unique de parents d’une modeste condition bourgeoise, qui mirent leur bonheur et leur gloire à lui donner une culture aussi complète que possible, Jean-Jacques Wurtz avait fait ses études en théologie à Strasbourg, et après la fin de celles-ci, chose rare à cette époque et dans sa situation, obtenu de ses parents la permission de faire un voyage en Suisse et dans le nord de l’Italie. Il était d’une nature profonde, intime, silencieuse, quelque peu sévère, disposé à prendre la vie, non du côté facile et riant. mais du côté sérieux. Sa forte culture littéraire apparaissait dans ses sermons, dont le ton était peut-être un peu trop élevé et trop philosophique pour un auditoire de simples cultivateurs.
Il était de ceux qui ne se contentent pas d’une foi de tradition ; il chercha la vérité avec ardeur et persévérance, et, sur son lit de mort, il put, le visage illuminé d’une assurance filiale, se remettre entre les mains du Père céleste et lui confier ceux qu’il allait quitter. Avant d’occuper la cure de Wolfisheim, il avait . desservi pendant quelque temps celle de Bergzabern dans le Palatinat. Il fut nommé en 1826 pasteur à l’église. Saint-Pierre-le-Jeune à Strasbourg ; il mourut dans cette ville en 1845, à l’âge de cinquante-trois ans.
On a retrouvé chez presque tous les hommes éminents l’influence prépondérante de la mère. Ad. Wurtz ne fait pas exception à celle règle.
Sa mère, Sophie Kreiss, était d’un caractère fort différent de celui de son mari. D’une grande égalité d’humeur, vive, joyeuse, bienveillante, d’un jugement droit, persévérante, ponctuelle dans l’accomplissement de ses devoirs, elle avait beaucoup transmis de ses qualités à son fils, qui fut de bonne heure sa joie et son orgueil, et qui lui témoignait son affection par mille attentions délicates.
L’intimité était grande entre la mère et le fils, et elle a duré longtemps, car c’est, il y a peu d’années seulement, qu’elle fut rompue par la mort (1878). Mille Wurtz avait continué à habiter Strasbourg, avec l’un de ses frères, M. Théodore Kreiss, esprit d’une rare distinction, professeur de grec au gymnase protestant et plus tard au séminaire de la Faculté de théologie de Strasbourg. Après la mort de celui-ci, elle s’était fixée auprès de son fils Adolphe ; on était heureux de la voir chez lui, s’intéressant à tout, aimable et souriante, malgré sa surdité. seule infirmité que l’âge lui eût apportée, et heureuse au milieu de ce cercle de famille charmant et animé dont son fils faisait la vie.
Les premières années d’Ad. Wurtz s’écoulèrent dans le paisible et riant presbytère de Wolfisheim. On ne peut guère imaginer de conditions meilleures- pour le développement normal d’un jeune garçon. Élevé au milieu des cultivateurs, il prenait part avec bonheur, quand l’occasion s’en présentait, aux travaux des champs et gagnait ainsi, avec une robuste santé et cette habitude des exercices du corps qu’il a conservée toute sa vie, l’amour dè la campagne et le vif sentiment des beautés de la nature.
Le presbytère de Wolfisheim n’était d’ailleurs pas solitaire. Le voisinage de Strasbourg permettait de fréquentes relations avec les habitants de la ville. Le samedi soir amenait souvent la visite bienvenue des deux frères de Mille Wurtz, Th. Kreiss, le professeur dont nous ayons déjà parlé, et Adolphe, le pasteur, accompagnés parfois d’autres amis, qui venaient passer le dimanche à la cure.
Les conversations animées auxquelles se livraient ces hommes distingués, toujours préoccupés de quelque question littéraire, artistique, philosophique ou religieuse et la traitant à un point de vue élevé, a dû. contribuer beaucoup à Wolfisheim déjà, mais surtout plus tard à Strasbourg, au développement intellectuel et moral d’Ad. Wurtz. Ce qui est certain, c’est que son éducation ne donna pas de peine à ses parents, et que dans sa famille on ne se souvient pas qu’il ait jamais été puni. Ses relations avec sa sœur et son frère furent aussi toujours des meilleures, et, s’il fut fidèle à ses affections de famille, ses amis de jeunesse l’ont toujours retrouvé tel qu’ils l’avaient connu, alors même que le temps et les circonstances semblaient avoir mis une grande distance entre eux et lui.
Il était alors un charmant enfant, aimable et toujours gai, au regard franc, aux. yeux brillants, la tête ornée de boucles brunes ; vif et alerte, il accourait en sautant au-devant des amis qui venaient jouir de l’hospitalité du presbytère.
La vie ainsi commencée continua sans grand changement dans la petite maison curiale de la place Saint-Pierre-le-Jeune, lorsque M. Wurtz père fut appelé à Strasbourg.
.C’est à ce moment qu’Ad. Wurtz commença à suivre les classes du gymnase protestant [1] , établissement d’instruction secondaire fondé par Jean Sturm, à l’époque de la Réformation, respecté dans son indépendance par Louis XIV et par tous les régimes qui lui succédèrent, devenu français dans son enseignement, à mesure que la population strasbourgeoise le devenait elle-même de langage, comme elle l’était depuis longtemps de cœur, et sur lequel l’autorité allemande s’est hâtée d’abattre sa main pesante pour en faire un instrument de germanisation.
Les études qu’y fit Ad. Wurtz n’eurent rien de particulièrement brillant. Sur la liste des nominations qu’il obtint pendant les huit années qu’il y passa, nous trouvons plusieurs prix d’application, un prix de géographie, un autre de mémoire et d’élocution, puis des accessits d’histoire et de géographie, de version latine, de version grecque, de mathématiques et de versification française. On reconnaît là un élève travaillant avec zèle toutes les branches de ses études, mais ne se distinguant spécialement dans aucune. Aussi n’est-il pas étonnant que son père lui-même, avec son esprit un peu chagrin, lui ait prédit plus d’une fois « qu’il ne deviendrait jamais rien de bien extraordinaire »
Un cours libre de botanique accompagné d’excursions dans les environs de Strasbourg était ouvert aux élèves des diverses classes. En 1828, Wurtz, alors en sixième, suivit ce cours, qui contribua sans doute à développer chez lui l’esprit d’observation et à lui donner pour l’histoire naturelle un goût qu’il conserva toujours. Déjà pleinement lancé dans des travaux chimiques, il se plaisait encore à lire les œuvres un peu nuageuses du naturaliste-philosophe Oken.
Comme on le voit, les études dans ce temps-la ne manquaient pas de cette variété que quelques-uns trouvent excessive aujourd’hui, oubliant qu’il importe d’offrir, dans les années. de la première jeunesse, à l’homme tout entier les occasions nécessaires à son développement et que plus d’une intelligence s’est atrophiée, ne trouvant devant elle qu’un chemin étroit qui n’était pas celui qui lui convenait.
Celle de Wurtz, malgré le développement spécial et magnifique qu’il lui donna plus tard dans le sens de ses études de prédilection, fut dès l’abord et resta toujours remarquablement ouverte dans toutes les directions : science et littérature, beautés de l’art et de la nature, tout l’attirait et lui procurait des jouissances élevées en le mettant en communion avec les grands esprits qui sont comme les guides de l’humanité vers l’idéal.
La vie de famille complétait d’ailleurs l’œuvre de l’école. Plus que la maison paternelle, un peu assombrie par le caractère et par la situation modeste du père, celle du pasteur Kreiss, l’aïeul maternel, procurait aux enfants Wurtz des distractions saines et des relations utiles. A côté du grand-père, homme respectable et plein de bonté, nous y retrouvons ses deux fils, dont l’un, Théodore, devint pour ses neveux un second père, après la mort de son beau-frère. Il les suivit dans leurs études avec un dévouement qui ne se démentit jamais et qui fut largement récompensé par leur affection et par leurs succès.
Les vacances se passaient habituellement au Ban de la Roche, à Rothau, dans l’habitation qu’y possédait une grand’tante, On trouvait là une nombreuse société, et, par une tradition qui s’est perpétuée, une vie à la fois joyeuse et patriarcale. Les excursions dans les montagnes et dans les bois environnants, si verts et si pittoresques, fournissaient une récréation à la fois attrayante et salutaire ; les usines, filature, tissage et teinturerie, alors dans l’enfance, aujourd’hui dirigées par M. Steinheil, ancien député de l’Alsace à l’Assemblée nationale de Bordeaux, ami et parent de Wurtz, les mines et les forges peu éloignées de Framont offraient l’occasion d’observations intéressantes. Ces souvenirs étaient de ceux qu’il aimait le plus à rappeler.
Ad. Wurtz quitta le gymnase protestant en 1834, ayant été reçu bachelier ès lettres. Il semblait alors qu’il dût, comme bon nombre de ses condisciples, se faire inscrire au séminaire protestant, école préparatoire qui conduit aux études en théologie. C’était évidemment le vœu de son père. Mais Wurtz avait été déjà mordu par le démon de la science. Il fut sans doute encouragé dans sa vocation par un goût pareil qui était né chez son ami et condisciple Émile Kopp, autre fils de pasteur, devenu depuis un chimiste distingué, qui professa d’abord à Strasbourg, puis, à la suite du coup d’État, à Zurich, où il s’occupa surtout de chimie industrielle, et qui prit part aussi à la rédaction du Dictionnaire de chimie.
Wurtz se livrait depuis quelque temps, dans la buanderie dont était pourvue la cure paternelle, comme l’était alors toute bon ne maison alsacienne, à des expériences de physique et de chimie, répétition de celles qu’il voyait faire à ses professeurs. Ces expériences, la ’ mère les tolérait de la part de son fils préféré ; le père les avait vues de mauvais œil, car elles coûtaient beaucoup de temps et d’argent. Il faisait même démolir parfois par son sacristain les petits fourneaux de briques que le futur chimiste s’était ingénié à construire.
Aussi, lorsque sa passion, grandissant de plus en plus, fut devenue consciente d’elle-même, Wurtz déclara qu’il voulait se vouer a la chimie, le sacristain de l’église Saint-Pierre-le-Jeune, familier de la maison, et ne voyant rien au-dessus de la vocation pastorale, s’exclama-t-il : « Le père et moi, nous avions dit depuis longtemps que, de toute cette cuisine, il ne sortirait rien de bon ! »
M. Wurtz père partageait la répulsion de son subordonné pour la chimie : on comprend aisément qu’un père de famille craignît de voir son fils s’engager dans une carrière alors si nouvelle et si peu dessinée. Il s’opposa aux projets de son fils et exigea qu’à défaut de la théologie il étudiât la médecine. C’était là une profession régulière dans laquelle d’ailleurs on pensait qu’Adolphe pourrait avoir l’appui et les directions du docteur Schneiter, parent et ami de la famille, et praticien très aimé a Strasbourg.
Les études en médecine avaient cet avantage pour Wurtz, qu’il pouvait, en les poursuivant, se livrer à son goût dominant : il avait à suivre des cours de chimie, un laboratoire allait lui être ouvert.
Bientôt il devint, a la suite de concours, d’abord aide-préparateur (1835), puis préparateur en titre de chimie, de pharmacie et de physique. En 1839, un. nouveau concours, dans lequel il soutint une thèse sur l’ Histoire chimique de la bile à l’état sain et à l’état pathologique, lui valut le titre de chef des travaux chimiques de la faculté. Il en remplit les fonctions jusqu’à son départ de Strasbourg, sous la direction du professeur Cailliot, auquel, par un touchant retour, il eut le bonheur d’offrir l’hospitalité dans son laboratoire, après que le vénérable savant eût été chassé par la conquête de sa patrie d’adoption.
C’est là qu’il fit ses premières armes de chimiste, tout en poursuivant ses études médicales et en passant ses examens avec tant de régularité et de modestie que, dans sa famille, on n’était jamais prévenu que du résultat. Pour éviter il sa mère l’émotion de l’attente, Wurtz s’en allait’ à la Faculté portant sous le bras, en un paquet, l’habit noir de rigueur, et ne s’en revêtait que loin des yeux maternels.
Ses occupations sérieuses et son travail assidu ne l’empêchaient pas d’être d’une grande gaieté et d’apporter dans les amusements de la famille l’entrain qui faisait un des charmes de sa personnalité. Il avait une jolie voix et chantait volontiers : l’occasion ne lui en manquait pas dans une ville aussi musicienne que Strasbourg.
A son retour d’Allemagne, en 1845, il avait même consenti à prendre part à une représentation du Pfingstmontag, la charmante comédie alsacienne d’Arnold, donnée par une société d’amateurs. Il y remplit avec beaucoup de succès le rôle de Reinhold.
Beaucoup plus tard, à Paris, il assistait régulièrement aux concerts du Conservatoire, et souvent à ceux de la Trompette, création originale de M. Lemoine. Il réunissait aussi dans son salon quelques amis également épris de musique, pour exécuter des chœurs.
Reçu docteur en médecine le 13 août 1843 avec une thèse intitulée : Essai sur l’albumine et la fibrine, qui lui valut une médaille d’honneur de la Faculté, il obtint de ses parents d’aller passer une année à Giessen, où Liebig avait ouvert le premier laboratoire d’enseignement. De là datent ses relations intimes avec M. A.-W. Hofmann, dont les beaux travaux ont plus d’une fois côtoyé les siens, sans que jamais une rivalité scientifique ait pu troubler leur amitié. Il s’y lia aussi avec Strecker, savant distingué dont la mort a interrompu trop tôt la carrière, et avec M. Hermann Kopp, auteur d’une Histoire de la chimie justement célèbre et professeur de physico-chimie à l’université d’Heidelberg.
Liebig l’avait fort bien accueilli et l’avait même chargé de traduire quelques-uns de ses mémoires en français. Ces traductions, envoyées à Paris pour être insérées dans les Annales de chimie et de physique, préparèrent à Wurtz des relations qu’il devait retrouver un peu plus tard, et la plus utile de toutes, celle de M. Dumas.
C’est au laboratoire de Liebig qu’il commença ses recherches sur l’acide hypophosphoreux.
Après son retour de Giessen, précédé d’un rapide voyage qu’il poussa jusqu’à Vienne, il quitta Strasbourg (1844) pour ne plus y revenir qu’en passant, et il arriva vers la fin de mai 1844 à Paris. Il reçut le meilleur accueil des maîtres de la science, auxquels il se présentait avec la recommandation de Liebig et avec celle encore meilleure de travaux personnels déjà remarquables. Il fut admis d’abord au laboratoire de Balard à la Faculté des sciences, mais n’y passa que peu de temps.
Il y travaillait pourtant avec une ardeur telle qu’un jour, s’y étant attardé plus que de coutume, il trouva, lorsqu’il en sortit, la porte de la petite cour de la Sorbonne fermée. Il eut beau appeler pour se laire ouvrir : personne ne l’entendit. Peu désireux de passer la nuit entre ces vieux murs, il n’eut d’autre ressource que de ramasser de petites pierres et de les lancer dans les carreaux des fenêtres du premier étage. Cette manœuvre eut plein succès. Une fenêtre s’ouvrit ; une tête blanche apparut et lui dit : « Mon enfant, que demandez-vous ? » Et, sur les explications du prisonnier, Cousin lui fit ouvrir la porte et rendre la liberté.
Il entra bientôt au laboratoire particulier que M. Dumas avait installé rue Cuvier et où il recevait libéralement les jeunes savants dignes de travailler sous sa direction.
Piria et M. Stas venaient de le quitter pour rentrer en Italie et en Belgique.
Il s’y trouva avec MM. Cahours, Melsens, Lewy, Le Blanc, Bouis, qui ont tous fait honneur à leur maître, montrant ce que peut pour le progrès de la science l’initiative généreuse d’un seul homme.
En 1845, Wurtz fut nommé préparateur de M. Dumas à l’École de médecine ; en même temps, son maitre lui procura un élève, devenu un de ses amis les plus fidèles, M. Eugène Caventou, aujourd’hui membre de l’Académie de médecine, qui a occupé une place et poursuivi des travaux de recherches au laboratoire de son ancien professeur, jusqu’au dernier jour. Son père, l’illustre auteur de la découverte de la quinine, sut bien vite comprendre le mérite du jeune savant ; il le reçut fréquemment chez lui avec sa franche cordialité, et lui prêta l’appui de son influence dans diverses occasions.
Après s’être présenté, mais en vain, pour obtenir la place de répétiteur à l’École polytechnique [2] , il remplit de 1845 à 1850 les fonctions de chef des travaux chimiques de deuxième et de troisième année à l’École centrale des arts et manufactures.
En 1847, un concours pour l’agrégation de chimie à la Faculté de médecine ayant été ouvert, il s’y présenta et fut nommé agrégé à la suite d’épreuves brillantes, parmi lesquelles une leçon Sur les corps pyrogènés a laissé une vive impression dans l’esprit de ceux qui y ont assisté. C’est au même concours que furent nommés ses amis, MM. Regnauld et Robin, qui devinrent plus tard aussi ses collègues à la Faculté.
En sa qualité d’agrégé, il fut chargé en 1849 de faire le cours de chimie organique à la place de M. Dumas, détourné du professorat par ses occupations politiques et administratives.
Il travaillait alors dans un laboratoire obscur et incommode, situé à l’école pratique de la Faculté de médecine, dans les combles du musée Dupuytren. Lorsqu’il en prit possession, il le trouva dans un tel état que son premier soin fut d’aller avec son préparateur, M. A. Rigout, acheter un pot de couleur et des pinceaux, et de peindre lui-même les murs noircis par la fumée et par la poussière. Il a toujours aimé, non seulement l’exactitude et le soin dans les recherches, mais une certaine élégance dans le travail, maintenue d’ailleurs dans des limites très restreintes par les nécessités budgétaires ; et il ne lui était pas indifférent de travailler dans un laboratoire clair, gai, bien tenu, comme devraient l’être toujours ces lieux où le savant passe la plus grande partie de sa vie, et parfois compromet sa santé.
On peut deviner combien l’installation du sien laissait à désirer, si l’on se reporte à ce qu’on faisait alors pour les meilleurs. Le fait suivant montrera mieux encore ce qui en était. Un jour, l’un de ses amis les plus chers, son compatriote M. Himly, le rencontre se promenant tranquillement, contre son habitude, de long en large sur la place de l’École-de-Médecine. Cependant il avait l’air préoccupé, et à la question : « Que fais-tu là ? » il répondit : « J’ai mis une expérience en train, et il y a beaucoup de chances pour que l’appareil saute. Je suis donc sorti, emportant la clef dans ma poche. Dans un moment j’irai voir ce qui s’est passé. » L’appareil avait tenu bon ; mais la précaution du jeune chimiste, qui pourtant ne péchait pas par excès de prudence, prouve qu’il ne disposait d’aucun des agencements, devenus habituels aujourd’hui, pour éviter le danger des explosions.
Il avait comme voisin à l’École pratique, Favre, qui commençait alors ses importantes recherches thermochimiques et qu’il entendait dans une pièce voisine frapper à petits coups sur son calorimètre. pour vaincre l’inertie de l’instrument. Nicklès vint aussi parfois dans le laboratoire de Wurtz faire quelques expériences pour lesquelles il y trouvait toujours bon accueil.
Désireux de se procurer des moyens de travail moins imparfaits, Wurtz s’associa en 1850 avec deux jeunes chimistes, Ch. Dollfus et Verdeil, qui revenaient de Giessen où ils s’étaient initiés à la chimie pratique sous la direction de Liebig, pour ouvrir un laboratoire, rue Garancière. Les trois amis devaient y poursuivre leurs recherches particulières et recevoir quelques élèves. Ch. Dollfus apportait dans l’association les capitaux nécessaires, Verdeil une intelligence vive et un esprit d’entreprise que la prudence ne tempérait pas assez, Wurtz, sa science et l’influence naissante que lui donnait son enseignement à la Faculté de médecine. Il était le véritable directeur scientifique de l’entreprise, et l’on peut dire que ce fut là l’origine de son laboratoire qui a vu naître tant de beaux travaux et où sont venus se former un si grand nombre de savants français ou étrangers. Rue Garancière, nous trouvons M. Marcet, connu par des travaux de chimie biologique, membre de la Société royale de Londres ; M. E. Risler, qui poursuivait déjà les applications de la chimie il l’agriculture et qui est aujourd’hui directeur de l’Institut national agronomique ; M. Scheurer-Kestner, sénateur, aussi distingué comme savant que comme industriel ; M. Ad. Perrot, qui suivit bientôt son maître et devint plus tard son préparateur à la Faculté de médecine et plusieurs autres moins connus.
Quoique l’entreprise des trois chimistes répondît à un besoin évident, elle ne fut pas heureuse.
La maison dans laquelle ils s’étaient établis et où M. Robin, le savant professeur de l’École de médecine, avait aussi organisé un laboratoire d’histologie, fut vendue à l’imprimeur Plon. Les savants furent obligés de quitter les lieux, et nos associés de vendre le matériel qu’ils avaient installé à grands frais.
C’est vers cette époque que se placent les relations fréquentes et amicales de Wurtz avec plusieurs hommes qui ont marqué dans les sciences ou dans les lettres. La plupart étaient membres de la Société philomathique, que l’on appelait alors l’antichambre de l’Instiitut. On était convenu de se réunir après dîner au café Procope pour se rendre ensemble à la Société philomathique, dont les séances se tenaient non loin de là, rue d’Anjou-Dauphine. Parfois il arrivait que la conversatian étant particulièrement intéressante, elle se prolongeait indéfiniment et la Société se trouvait négligée ; mais la science n’y perdait rien, car les interlocuteurs étaient avec Wurtz, Foucault, Verdet et Breguet, MM. Himly, Regnauld, Robin, Serrel.
L’Institut agronomique de Versailles ayant été créé en 1850, Wurtz fut nommé au concours professeur de chimie ; il eut comme chef des travaux chimiques son associé Verdeil, et comme préparateur, M. A. Riche, aujourd’hui professeur à l’École supérieure de pharmacie. Il n’eut d’ailleurs pas longtemps à faire son cours, le nouvel Institut ayant été supprimé en 1852 par le prince-président, qui n’aimait pas les créations du gouvernement républicain. Wurtz perdit sa place au moment même où il allait se marier, et I’agrlculture dut attendre vingt-cinq ans pour voir renaître cet établissement de haute science agricole, si nécessaire à son développement.
Wurtz reçut bientôt un ample dédommagement en devenant. professeur à la Faculté de médecine (1853). M. Dumas avait renoncé à sa chaire ; Orfila, qui avait occupé celle de chimie minérale et de toxicologie, étant mort, les deux furent fondues en une seule et Wurtz chargé de la remplir. C’était une tâche difficile après deux prédécesseurs d’un si grand talent et d’une telle réputation. Elle ne fut-pas au-dessus de ses forces, et pendant trente ans les élèves se pressèrent dans l’amphithéâtre de la Faculté, entraînés par la clarté et par l’éloquence du maître. Celui-ci ne craignait pas, pour un enseignement souvent qualifié d’accessoire, mais qui mériterait plutôt le nom de fondamental, d’exposer les vérités les plus élevées de la science, sachant les rendre accessibles à tous, et attrayantes même pour ceux qui avaient hâte d’abandonner la théorie pour la pratique.
C’est là qu’il fallait le voir, maître de son sujet, sûr de son auditoire, marchant à grands pas de la table où se trouvaient préparées les expériences au tableau noir, trouvant chemin faisant des mots d’une éloquence familière et vivante, parlant avec enthousiasme des combinaisons chimiques, comme s’il s’était agi du salut des États, étonnant parfois ceux qui ne le connaissaient pas et que cette exubérance inaccoutumée dans un cours de science troublait, mais qui revenaient aux leçons suivantes, captivés et charmés, déroutant souvent ses préparateurs par l’imprévu de son exposition et de ses gestes, quoique ses leçons fussent toujours préparées à l’avance, et cela de plus en plus, à mesure que sa carrière de professeur avançait. Ce n’était pas un érudit venant exposer paisiblement le résultat de ses veilles ; c’était un savant communiquant à ses élèves la science qu’il avait vécue pour ainsi dire, dont il avait fait lui-même une partie, et qui s’était transformée sous ses yeux et pal’ son travail. On sentait la chaleur de la lutte, non pas contre ses adversaires scientifiques, jamais on n’en a vu trace dans son enseignement, mais contre l’ignorance, l’obscurité ; et la lumière, qui s’était faite pour cet esprit supérieur, se communiquait limpide et chaude à ses auditeurs.
Ce n’est pas un auditoire seulement qu’il devait trouver à la Faculté de médecine, mais tout ce qu’il lui fallait pour créer une véritable école. Il y obtint un local, qui, agrandi et arrangé par ses soins, suffit pendant des années à son activité et à celle des jeunes savants qu’il sut grouper autour de lui.
La principale salle de travail, dans laquelle se tenait Wurtz, entouré de ses élèves, avait été retranchée sur Je petit amphithéâtre de la Faculté. Elle était très haute, voûtée, claire, et pouvait recevoir une douzaine de travailleurs, sans compter le maftre, dont la place, située près d’une des grandes baies, n’était d’ailleurs guère plus large que les autres. Les balances, placées sur une tablette dans l’amphithéâtre même, n’étaient pas accessibles pendant la durée des cours. Plusieurs pièces accessoires étaient destinées d’abord aux grosses préparations, aux combustions et aux expériences encombrantes. Elles finirent par être aménagées, de façon à recevoir en outre quelques-uns de ceux qui se pressaient à la porte du laboratoire.
Une petite cour jouait un rôle important, non seulement pour les opérations entraînant le dégagement de vapeurs ou de gaz nuisibles, mais pour celles que l’on faisait en vases scellés. Toute l’installation consistait en un coin dans lequel on plaçait sur les fourneaux des marmites remplies d’huile, et dans celles-ci les tubes et les matras scellés. Quand un de ceux-ci venait à sauter, la marmite était généralement brisée, l’huile prenait feu et les tubes voisins étaient entrainés dans la catastrophe ; il ne faisait pas bon alors s’aventurer dans la Cour et même les habitants des maisons voisines vinrent se plaindre plus d’une fois de ces fusillades trop fréquentes.
Les places peu nombreuses, comme on l’a vu, ne devenaient pas souvent vacantes. Un invincible attrait retenait tous ceux que les nécessités de leur carrière- n’entrainaient pas au loin, et nous pourrions citer tel savant étranger [3] qui, venu à Paris pour passer six mois au laboratoire de M. Wurtz, le quitta au bout de six ans ; non sans être obligé dé se faire violence à Iui-même.
Il est vrai que c’était un charme de travailler dans de pareilles conditions, en contact journalier avec le maître le plus accessible, le plus gai, le plus actif. Dès qu’il arrivait au laboratoire, c’était à qui lui parlerait de ses recherches, le consulterait sur tel point embarrassant de pratique ou de théorie. Les réponses ne se faisaient pas attendre et, tout en poursuivant ses propres expériences, le maitre donnait son avis à chacun. Souvent quand le cas était difficile, on passait ail tableau noir et alors il écoutait les questions, les objections du plus humble de ses élèves ; puis, prenant la parole à son tour, il levait les difficultés et jetait la . lumière à pleines mains. C’était une causerie ; l’élève pouvait croire qu’il y avait apporté quelque chose, puisque le maître voulait bien le dire et qu’il aimait ce cercle autour dti tableau noir ; mais, à coup sûr, l’élève s’était enrichi d’idées et se remettait à l’œuvre avec un entrain nouveau, avec un enthousiasme plus grand pour la science.
Parfois pourtant le maitre arrivait préoccupé. Pas de réponse aux salutations qu’on lui adressait 1 Pas de réponse aux questions ! On le voyait se parler à lui-même, en accompagnant cette conversation intérieure de gestes, comme il avait d’ailleurs l’habitude de faire en marchant dans la rue. Les élèves continuaient chacun son travail ; après quelque temps, lui, semblait sortir comme d’un songe, répondait à la question qu’on avait presque oubliée et se retrouvait comme d’habitude à la disposition de tous.
S’il ne l’avait pas fait tout de suite, c’est qu’il était profondément absorbé par l’étude de quelque problème. Il avait en effet le don précieux de se dérober ’ aux bruits extérieurs et de travailler dans n’importe quelles circonstances. C’est ce qui explique comment il a pu se contenter de la salle commune ; pour ses recherches, souvent si délicates, comment aussi il a réussi, dans une vie divisée entre tant d’occupations diverses, à produire une telle somme de travail. Il savait employer les minutes perdues, qui forment une si grande partie de l’existence ; au milieu d’un examen corriger ses épreuves ou écrire des lettres, pendant que ses collègues interrogeaient le candidat ; on le voyait même parfois traverser la cour de l’École de médecine en robe rouge et venir dans son laboratoire surveiller une opération ou s’assoir à la lampe d’émailleur dont il savait fort bien se servir, ainsi qu’en témoignent divers appareils. qu’il a imaginés et dont les premiers modèles sont sortis de ses mains.
Il passait avec la plus grande aisance d’une occupation à une autre ; là aussi il n’y avait pour lui aucune perte de temps. Il ne connaissait pas cette mise en train qui mange tant d’heures à ceux qui ont le travail moins facile et l’esprit moins bien équilibré. Il se reposait, semblait-il, d’un travail par un autre. Toute cette activité scientifique ne pesait pas lourdement sur le budget de l’instruction publique. Wurtz n’avait pour suffire aux dépenses de son laboratoire que la somme modeste qui lui était allouée pour ses frais de cours. Pourtant il ne s’agissait pas seulement des appareils à acheter et des produits à consommer. Le laboratoire lui avait été remis à peu près nu, et il fallut pourvoir à son installation, y amener le gaz qui commençait seulement à être employé pour le chauffage des appareils, changer bien des aménagements intérieurs qui laissaient trop à désirer. Tout cela fut fait peu à peu à l’aide des rétributions payées par les élèves. Les démarches du maître pour obtenir une subvention plus élevée n’eurent aucun succès. Lorsqu’il fit valoir les services rendus, un des savants éminents dont l’influence était alors dominante lui répondit que « tout ce qu’on pouvait, c’était de fermer les yeux sur l’irrégularité de cette manière de faire », C’est seulement beaucoup plus tard, quand il fut nommé doyen de la Faculté, qu’il réussit à obtenir un crédit un peu plus élevé, et d’abord un seul, puis deux préparateurs particuliers, pour l’aider dans ses travaux.
En 1877 les travaux de reconstruction de la Faculté de médecine amenèrent la translation du laboratoire de son ancien local dans un autre aménagé provisoirement sans les vieilles maisons faisant façade sur la rue des Écoles et sur la rue Hautefeuille.
A l’occasion de l’inauguration de ce nouveau local, les élèves de M. Wurtz lui offrirent un banquet auquel assistèrent comme invités, M. du Mesnil, alors directeur de l’enseignement supérieur ; M. Bertin, sous-directeur de l’École normale supérieure, ami de Wurtz et qui malheureusement ne lui a pas survécu longtemps ; M. Ginain, architecte de l’École de médecine. On y rappela avec émotion les souvenirs de l’ancien laboratoire, en faisant des vœux pour qu’il sortît du nouveau autant de belles découvertes, autant d’élèves distingués.
En voyant la vigueur, l’activité du maître, son esprit toujours jeune et fécond, c’est à peine si ces vœux pouvaient paraître téméraires.
Une nouvelle période de travail semblait s’ouvrir avec des ressources plus grandes. Elle ne devait durer, hélas ! que bien peu de temps.
Plus vaste que l’ancien, mieux organisé à beaucoup d’égards, le nouveau laboratoire comprenait des pièces plus nombreuses permettant une meilleure distribution du travail. Le maître en avait une pour son usage particulier et en avait réservé une autre à côté de la sienne pour M. Cailliot, qui travaillait avec une assiduité pouvant servir d’exemple à bien des jeunes gens. C’est là que Wurtz fit ses derniers travaux, entouré d’élèves encore plus nombreux et’ d’une petite phalange de fidèles qui ne pouvaient se séparer de lui.
C’est là aussi que, transformant les anciennes causeries devant la planche noire, il organisa des conférences faites le plus habituellement le samedi après-midi, soit par lui-même, soit par l’un ou l’autre de ses élèves, soit encore par des savants étrangers au laboratoire. On y développait une série de recherches personnelles, ou plus souvent on y exposait l’état de la science sur tel ou tel point.
C’est ainsi qu’on ya entendu M. Raoul Pictet décrire ses belles expériences sur la liquéfaction des gaz, M. Rosenstiehl exposer ses recherches sur la théorie des couleurs, M. Salet se faire l’interprète de M. Crookes qui mettait sous les yeux d’un auditoire, plus nombreux que d’habitude ses curieuses et brillantes expériences sur la matière radiante, M, Grimaux résumer son travail sur la morphine, M. Henninger faire l’histoire des beaux travaux de M. Baeyer sur la reproduction de l’indigo, M. Le Bel développer sa théorie sur les corps possédant le pouvoir rotatoire, MM. A. Gautier, Demarçay, Moutier et autres traiter des sujets divers.
C’était un enseignement familier et actuel, simple et élevé, qui était bien à sa place dans un laboratoire fie recherches, et qu’il serait désirable de faire revivre.
En 1866, après les décanats de Rayer. et de Tardieu troublés par les passions politiques, Wurtz accepta la tâche difficile d’être, auprès d’une jeunesse ardente, le représentant du pouvoir auquel elle était hostile, et auprès de l’administration, le défenseur des intérêts et des droits des professeurs et des étudiants. La juste popularité dont il jouissait lui rendait l’entreprise plus facile qu’à un autre, La droiture, l’indépendance, le courage dont il fit preuve, lui permirent de traverser heureusement les temps agités et de conserver le décanat jusqu’à une époque plus tranquille.
S’il consentit à sacrifier à des occupations administratives une partie de son temps précieux, c’était avec l’espoir de contribuer, par l’influence que lui donnait sa position de doyen, au développement de l’enseignement scientifique dans la Faculté. Il réussit en effet à réorganiser cet enseignement, mit sur un pied tout nouveau les travaux pratiques, en particulier ceux de chimie, qui n’existaient plus que sur le papier, obtint la création d’un laboratoire de chimie biologique pour son élève. M. Gautier, et des laboratoires mis à la disposition des professeurs de clinique dans les hôpitaux.
Il eut une large part à l’étude et à l’exécution commencée des nouvelles constructions de la Faculté et de l’École pratique.
C’est à l’occasion de ces .projets et de ceux concernant les nouvelles Facultés de médecine de Lyon. de Bordeaux, de Lille, et de l’installation à Nancy de l’ancienne Faculté de Strasbourg, qu’à deux reprises différentes, en 1868 et en 1878, Wurtz parcourut les principaux centres universitaires allemands et autrichiens, et en rapporta de nombreux documents qui lui servirent à rédiger deux rapports étendus sur les laboratoires étrangers de chimie, de physiologie, d’anatomie et d’anatomie pathologique. Son premier rapport est précédé d’une lettre au ministre de l’instruction publique ; c’était alors M. Duruy, qui a eu le grand mérite de comprendre la nécessité d’installations scientifiques moins imparfaites que celles dont étaient alors dotés nos grands établissements d’instruction. Wurtz y fait une peinture animée de ce que doit être un laboratoire moderne, avec son installation perfectionnée. et son travail en commun ; mais, par un triste retour, ce n’est pas en France qu’il trouve réalisé son modèle ; notre pays s’est laissé devancer par les nations voisines, au grand détriment de sa culture intellectuelle et même de son développement industriel. Pourquoi faut-il dire que maintenant encore, après tous les efforts qui ont été faits pour regagner le temps perdu, les savants français son t loin de posséder les ressources et l’organisation de travail mises à la disposition de ceux des nations rivales ?
La compétence spéciale de Wurtz, les facilités particulières qu’il devait à ses nombreuses relations à l’étranger, et à sa connaissance parfaite des langues allemande et anglaise, font de ces rapports des conseillers précieux à consulter pour tous ceux qui auront à construire ou à installer des laboratoires de chimie, de physiologie ou d’anatomie.
Wurtz aurait été heureux de présider lui-même à l’installation des bâtiments nouveaux de la Faculté. Voyant que les travaux train aient en longueur, sentant qu’il avait donné une part assez grande de son temps aux fonctions administratives, et désirant se vouer plus complètement à l’enseignement d’une science qui avait changé de face en un petit nombre d’années, il demanda et obtint en 1874 la création d’une chaire de chimie organique à la Sorbonne. Il donna alors sa démission du décanat et fut nommé doyen honoraire, distinction assurément bien méritée par tant et de si longs services. entre autres, par Je courage qu’il avait montré pendant le temps néfaste de la Commune, n’ayant quitté son poste que lorsqu’il fut appelé à Versailles, le danger devenant par trop grand.
Il éprouvait depuis longtemps le désir d’exposer les nouvelles doctrines chimiques plus librement et d’une manière plus fructueuse qu’il ne pouvait le faire devant son auditoire de la Faculté dé médecine. JI avait eu, grâce à la largeur de vues de Balard, qui lui prêta momentanément sa chaire, l’occasion de faire au Collège de France une douzaine de leçons sur la philosophie chimique .. Mais pour arriver à un résultat utile et durable. il fallait plus. que quelques leçons isolées, si brillantes et si élevées fussent-elles.
A la Faculté des sciences. il voulait introduire l’enseignement de ce qu’on a appelé la théorie atomique. Il professait celle-ci depuis longtemps à la Faculté de médecine, ayant toujours tenu son cours à la hauteur des découvertes les plus récentes. Mais là il s’adressait à un auditoire pour l’immense majorité duquel la chimie n’avait guère d’intérêt que celui d’être exigée pour un ou deux examens. Bien qu’aux élèves en médecine vinssent souvent se mêler des chimistes et des étudiants de la Faculté des sciences, attirés par le talent d’exposition du maître ou par la nouveauté de ses doctrines, il ne pouvait perdre de vue son auditoire spécial.
A la Sorbonne. s’adressant à des auditeurs mieux préparés et disposés à le suivre dans les régions élevées de la science, il pouvait se donner carrière plus librement et espérer un résultat plus complet de son enseignement.
Pour couronner celui-ci, il fallait un laboratoire où il pût recevoir les élèves de la Faculté et former les jeunes maîtres. Il n’eut pas le bonheur de l’obtenir. Au moment de la création de la nouvelle chaire, les locaux misérablement insuffisants de la vieille Sorbonne ne permirent pas de donner à Wurtz même un laboratoire pour la préparation de son cours, à peine un dépôt pour quelques appareils et quelques produits. Les expériences devaient être préparées à la Faculté de médecine et les appareils et les produits apportés de là et remportés après chaque leçon. Grâce à la bonne volonté du professeur et de son habile préparateur M. Salet, devenu en 1878 maitre de conférences à la Faculté des sciences et remplacé par M. Œchsner de Coninck, gendre du professeur, le cours ne souffrit pas trop ,de cette organisation insolite. Dans les derniers temps seulement, en 1881, un petit laboratoire, laissé libre après la mort d’Henri Sainte-Claire Deville, fut attribué à M. Wurtz pour la préparation du cours.
Il comptait entrer bientôt aussi en possession d’un local convenable pour ses recherches personnelles et pour celles de ses élèves, dans celte sorte d’Institut chimique provisoire, pour employer une expression usitée en Allemagne, dont les travaux de la future Sorbonne ont amené la construction, avenue de l’Observatoire. Il attendait avec impatience l’achèvement de ces travaux, auxquels il s’était vivement intéressé, donnant ses avis à l’éminent architecte M. Nénot, Il se proposait de ’s’y installer et de quitter définitivement le laboratoire de la Faculté de médecine, seul lien qui le retint encore à cette Faculté, car il avait, dans les dernières années, cessé d’y professer et y avait été remplacé pour le cours par deux agrégés, ses élèves, Henninger , enlevé trop tôt à la science, moins de six mois après la mort de son maître, et M. Hanriot.
Il ne devait pas voir achever ces bâtiments, où il avait compté dépenser ce qui lui restait de forces et d’activité, et pourtant la’ mesure semblait loin d’en être épuisée.
S’il avait renoncé, en 1875, au décanat de la Faculté de médecine, toujours désireux d’exercer une juste influence au profit de la science dont les progrès le préoccupaient incessamment, il ambitionna une place de sénateur inamovible. Il lui fut demandé alors, comme un service, d’accepter les fonctions de maire du VIIe arrondissement de Paris, et il se résigna à celte tâche honorable et utile, mais peu faite pour un homme aussi occupé. Néanmoins il la remplit avec conscience, s’intéressant particulièrement à ce qui concernait les écoles, jusqu’au moment où, un an environ après avoir été nommé sénateur, il crut pouvoir déposer cette charge. Elle fut reprise dignement après lui par M. Ch. Risler, qui l’avait secondé d’une manière très active pendant la durée de ses fonctions.
Il fut nommé au Sénat (1881) sur la présentation du centre gauche, auquel il appartenait par sa nuance politique.
A l’occasion de cette nomination, ses nombreux élèves français et étrangers se réunirent pour lui offrir un témoignage de reconnaissance et d’affection. Ils choisirent pour cela le Bernard Palissy de Barrias, en bronze et sur le piédestal firent graver, avec la dédicace, leurs noms, au nombre de cent onze, parmi lesquels, pour ne citer que les étrangers qui ont marqué dans la science, nous trouvons ceux de : MM. Alexeyeff, A. Bauer, F. Beilstein, A. Boutlerow, J.-M. Crafts, N. Franchimont, J. Van-t-Hoff, A. Ladenburg, A. Lieben, E. Lippmann, W. Louguinine, A. Lourenço, Ramon de Luna, l’un des plus anciens, si ce n’est le premier de ses élèves ; Menchoutkine, Nevole, H. Norton, Ad. Perrot, Pfaundler, H. Pictet, A. Saytzeff, Hugo Schiff, E. Sell, J. Tcherniac, B. Tollens.
Il n’eut d’ailleurs guère le temps de jouer un rôle au Sénat, et n’y parla qu’à l’occasion de la loi sur l’importation des salaisons américaines. Rapporteur de la commission, il concluait à la libre entrée de ces viandes, convaincu par une étude approfondie de la question que la trichine ne présentait aucun danger, en raison des habitudes des paysans et des ouvriers français. Ce n’est pas dans ce cas seulement qu’il défendit la solution libérale j il avait toujours agi de même. Pendant son décanat, il avait été partisan de l’admission des femmes sur un pied d’égalité aux cours et aux examens de la Faculté de médecine. Il avait favorisé l’établissement de cours libres et l’extension de . l’enseignement, soit à cette Faculté, soit à celle des sciences.
Enfant de la Réforme et du libre examen, il fut grand ami de l’initiative individuelle, et cela, non seulement en théorie, mais en prêchant d’exemple.
Pendant le siège de Paris déjà, il s’était préoccupé du sort des Alsaciens-Lorrains que nos désastres allaient faire affluer en France et particulièrement à Paris. Il fut des premiers, avec quelques amis, à s’occuper de la création de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains qui, présidée avec tant d’activité et de dévouement par M. d’Haussonville, a soulagé de si nombreuses misères, facilité leur installation en France à tant d’émigrés, et créé en Algérie trois villages prospères, peuplés d’Alsaciens-Lorrains.
Il fut également l’un des premiers actionnaires de l’École alsacienne, dans laquelle on a cherché à transporter sur le sol parisien les principes appliqués depuis longtemps avec succès, en Alsace, dans l’enseignement du gymnase protestant dont il avait été l’élève.
Il rappelait le souvenir du temps déjà lointain qu’il y avait passé, dans un discours qu’il prononça il la distribution des prix de l’École Monge, en 1879, et dans lequel il insistait sur la puissance éducatrice de l’enseignement des langues anciennes, mais de ces langues étudiées d’une manière moins aride et moins absorbante, en laissant aux sciences, à l’histoire, à la géographie le temps nécessaire pour développer chez les modernes ce en quoi ils sont supérieurs aux anciens.
Nous le trouvons aussi au nombre des membres du comité d’un grand nombre de sociétés de bienfaisance ou ct ’intérêt général, et ce n’était pas seulement son nom et sa souscription qu’il donnait : il payait volontiers de sa personne. Plusieurs fois il prit la parole aux séances publiques de la société protestante de prévoyance et de secours mutuels, dont il était vice-président, alors que M. Léon Say en était le président.
En 1880, il se rendit à Bordeaux pour prendre part, comme membre du comité, à la réunion annuelle de la colonie agricole de Sainte-Foy. Il y prononça une allocution émue, dans laquelle il retraçait la vie de M. Félix Vernes et les services rendus par lui non seulement à cette œuvre spéciale, mais sous mille formes au protestantisme français et à la patrie. Il rappelait en outre que le vieillard, plus que septuagénaire, était allé pendant le siège de Paris relever les blessés au milieu de la bataille, pour les ramener dans l’ambulance organisée par lui .
Wurtz avait pu le voir à l’œuvre, car lui-même mit, pendant ces mois douloureux, toute son activité. au service de la patrie, dans les ambulances et sur le champ de bataille. Le cœur meurtri par nos revers et par la crainte d’une paix plus cruelle encore que la défaite, séparé des siens comme l’étaient alors la plupart des Parisiens, il trouvait une consolation et une force dans l’accomplissement acharné du devoir. Après la bataille de Buzenval, la Société française de secours aux blessés, du conseil de laquelle il faisait partie, lui avait confié la pénible mission de chercher le corps d’Henri Regnault. Il rendit compte à l’Académie des sciences, le 23 janvier, des efforts infructueux faits par lui pour retrouver les restes du fils de son illustre confrère. Comme on sait, c’est au cimetière du Père-La-chaise, au milieu de beaucoup d’autres, qu’il fut reconnu le 24 janvier.
Wurtz resta toute sa vie fermement attaché à l’Église dans laquelle il était né, celle de là confession d’Augsbourg ; il tenait à elle non seulement par ses traditions, par ses souvenirs, mais par ses convictions, et il le fit voir en lui consacra ut une notable part de son temps. Membre du consistoire et de plusieurs synodes, il était des plus assidus aux séances, et son action s’exerça toujours dans un sens large et pratique, car sa foi n’avait rien d’étroit.
N’eût-elle pas été naturellement large et tolérante chez un esprit aussi élevé, elle le serait forcément devenue, semble-t-il, par l’influence d’une culture étendue autant que variée. L’étude des problèmes les plus ardus, que l’on peut se poser au sujet de la matière, lorsqu’elle n’absorbe pas les intelligences au point de les fermer à tout ce qui ne se rapporte pas aux corps ou à leurs propriétés, est bien faite pour élargir l’esprit et pour lui donner une juste défiance de lui-même. S’il veut pousser au delà d’un certain point, monter de cause en cause, chercher, je ne dirai pas même le pourquoi, mais le comment des choses moins prochaines, il se heurte bientôt à ce qui est pour lui contradiction, impossibilité. Il perd pied dans ce terrain mouvant, et bientôt il faut qu’il redescende dans des régions moins périlleuses, où l’expérience donne une réponse péremptoire à des questions plus discrètes. Mais il lui reste de ces tentatives faites dans un domaine qui semble inaccessible, quoique appartenant au monde matériel, le souvenir des hypothèses, des affirmations hasardées, des divergences d’idées qu’il a rencontrées chez les plus savants, et, s’il en conclut que la conscience a bien le droit d’avoir, elle aussi, ses à priori, puisque la science ne peut s’en défendre, il en vient à juger avec indulgence les variations des opinions et des croyances humaines.
Wurtz contribua pour une large part à la réorganisation, à Paris, de l’ancienne Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Il continua à s’intéresser à la prospérité de cet établissement et accepta la présidence d’une société fondée pour l’encouragement des études théologiques. L’alliance de la science et de la religion qu’on traite souvent de chimère, il la savait possible par son expérience personnelle, il l’avait vue réalisée chez bien des hommes éminents, et il en sentait tout le prix, à la fois pour la religion qu’elle rend plus humaine, et pour la science à laquelle elle donne des ailes pour s’élever vers l’idéal.
Vers 1856, il existait à Paris une société de jeunes chimistes qui se réunissaient dans un but d’instruction mutuelle. En 1858, Wurtz eut la pensée heureuse de la transformer en une Société savante. Il sut obtenir le concours de Dumas, de Balard, de H. Sainte-Claire Deville,, de Thenard, de MM. Pasteur, Cahours, Berthelot et de bien d’autres. Il organisa le Bulletin, publication des travaux originaux présentés à la Société, en même temps que le Répertoire de chimie pure, qui donnait le résumé des travaux chimiques publiés en France et à l’étranger. Un Répertoire de chimie appliquée, dirigé par M. Barreswil, y était joint et rendait un pareil service à l’industrie. Quelque temps après (1864), les trois journaux furent fondus en un seul pour raison d’économie, et Wurtz continua à s’occuper activement de la publication du nouveau Bulletin, dont les premiers volumes renferment beaucoup d’articles et d’intéressantes observations critiques de sa main.
Dès sa fondation, la Société chimique prit rang parmi celles qui rendent aux sciences des services sérieux par ses séances, par ses publications et par les belles conférences que donnèrent, à sa demande, ses principaux membres. Wurtz en fit plusieurs : l’une en 1860, sur l’histoire générale des glycols ; trois en 1863, sur quelques points de philosophie chimique ; puis une dernière, en 1883, sur l’aldol, dans laquelle il montra encore une fois à son auditoire charmé toutes ses qualités de professeur et son incomparable entrain.
Nommé secrétaire de la Société au moment de sa réorganisation, il remplit, à plusieurs .reprises, les fonctions de président (1864, 1874, 1878). Il assistait fréquemment aux séances de la Société et lui réservait souvent ses communications les plus intéressantes.
En 1872, après nos désastres, au moment où chacun était pénétré de la nécessité de relever la patrie abattue, par le travail, par l’étude, par le concours de toutes les bonnes volontés, il saisit l’idée de créer une association pour l’avancement des sciences, analogue à l’association britannique, qui a rendu tant de services en Angleterre. Il y vit un moyen de pousser à la décentralisation scientifique, d’intéresser à la science un grand nombre de ceux qui l’ignorent, d’encourager les travailleurs de province, qui se sentent souvent si isolés dans leurs efforts, de créer enfin un budget volontaire de la science. Sa conviction, sa parole enflammée n’eurent pas de peine, à convaincre d’autres hommes dévoués : Combes, Delaunay, Claude Berrnard, Bouillaud, Broca, MM. de Quatrefages, d’Eichthal, Masson et l’Association française tenait, en 1872, son premier congrès à Bordeaux. Le succès de celui-ci assurait celui des autres et aujourd’hui, après douze années d’existence, il est permis de dire que l’association a atteint et dépassé ce que pouvaient attendre d’elle ses fondateurs.
Wurtz ne cessa pas œ s’occuper activement de sa marche. Il présida le congrès de Lille en 1874. et prononça, à celte occasion, on important -discours sur la théorie des atomes dans ta conception générale du monde, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.
Les nombreux et brillants travaux de Wurtz furent appréciés à l’étranger au moins autant qu’en France, et plus rapidement. Il fut, en effet, nommé membre de la Société royale de Londres longtemps avant d’entrer à l’Institut.
Il est vrai qu’entre la nomination de Balard à l’Acadérnie des sciences, qui eut lieu pendant que Wurtz était à son laboratoire (1844), et la sienne, il n’y eut d’élection qu’en 1857 époque à laquelle M. Fremy l’emporta sur Henri Sainte-Claire Deville, Wurtz et sur MM. Berthelot et Cahours.
La porte de l’Académie des sciences ne lui fut ouverte qu’en 1867 ; il fut nommé membre de la section de chimie ; en remplacement de Pelouze, par la presque unanimité des votants. L’Académie lui avait, d’ailleurs, accordé toutes les distinctions dont elle disposait. En 1859, elle avait partagé le prix Jecker entre son ami Cahours et lui ; en 1864, elle lui avait attribué le prix Jecker et, en 1865, elle l’avait proposé pour le grand prix biennal de 20 000 francs, qui lui fut décerné par le vote de l’Institut.
Elle le choisit en 1880 pour vice-président, et il la présida pendant l’année-suivante. Il prononça, dans la séance publique du 6 février 1882, l’allocution d’usage. Il y rendit hommage aux membres enlevés à l’Académie pendant sa présidence : Delesse, Henri Sainte-Claire Deville, son émule et ami, Bouillaud, Bussy ; puis, après avoir rappelé les travaux récents du congrès des électriciens, il indiqua. dans son style merveilleusement clair et élevé, les recherches et les découvertes les plus importantes parmi celles récompensées par l’Académie. Il avait le bonheur de compter, parmi les lauréats, l’un de ses élèves, M. A. Le Bel, auteur d’une théorie remarquable sur les conditions que doivent remplir les corps organiques pour présenter le pouvoir rotatoire et de belles expériences à l’appui.
L’Académie de médecine l’avait appelé dans son sein en 1856 et l’éleva à la présidence en 1871. Il fut également membre du Comité consultatif d’hygiène, qu’il présida depuis 1879.
Presque toutes les Académies et Sociétés savantes étrangères tinrent à honneur de. l’inscrire au nombre de leurs associés ou de leurs correspondants. Nous avons déjà cité la Société royale de Londres ; nous ajouterons les Académies de Berlin, de Vienne, de Munich ; celle des Lincei de Rome ; les sociétés chimiques de Londres et de Berlin.
La Société royale de Londres lui conféra, en 1883, la médaille Copley, celle de ses récompenses à laquelle est attachée la plus haute valeur et dont les titulaires sont fort peu nombreux.
En 1878, la Société chimique de Londres l’invita à faire, devant elle, dans l’amphithéâtre de la Société royale, la leçon dédiée à la mémoire de Faraday. Wurtz choisit pour sujet : la constitution de la matière à l’état gazeux, ce qui lui permit de rappeler en commençant les belles recherches de Faraday sur la liquéfaction des gaz. Il s’acquitta de sa tache honorable avec son talent accoutumé et revint d’Angleterre après un court séjour, enchanté de l’accueil cordial et de l’hospitalité empressée qu’il y avait trouvés, en particulier auprès de son savant ami M. Gladstone, de M. Williamson, l’un des pères de la chimie atomique, dont le rapprochaient tant d’idées et de sentiments communs, de MM. Siemens, Warren de la Rue, spotttiswood, etc.
Il avait déjà, en 1862, fait une leçon devant la même Société, à l’occasion de l’exposition universelle de Londres : Sur l’oxyde d’éthylène considéré comme un lien’ entre la chimie organique et la chimie minérale.
Chevalier de la Légion d’honneur en 1850, officier en 1863, commandeur en 1869, il fut nommé en 1879 membre du conseil de l’ordre et en 1881 grand officier.
Il n’avait reçu qu’un petit nombre de décorations étrangères ; celles de chevalier d’Isabelle la Catholique d’Espagne et du Christ du Portugal lui étaient venues quand il était encore fort jeune. Plus tard, il reçut encore celles de commandeur de la Rose du Brésil et de l’ordre de François-Joseph d’Autriche. Il fut désiigné par l’Académie de Berlin pour obtenir la décoraation pour le Mérite, mais ce choix ne fut pas ratifié en haut lieu. Pareil insigne se serait trouvé singulièèrement placé sur la poitrine d’un Alsacien.
Il pourrait sembler qu’au milieu d’une activité extérieure aussi prodigieuse, il ne dût rester à Wurtz que fort peu de temps à consacrer aux siens. On se trommperait. Il trouvait dans son intérieur le délassement de toutes ses fatigues. On le voyait chez lui, avec ses ennfants et ses amis, aussi gai, aussi riche d’entrain que s’il ne s’était pas dépensé au dehors. Il semblait qu’il eût déposé avant dese mêler au cercle de famille toutes ses préoccupations et qu’il n’y rapportât, dans une meesure accrue encore pour les siens, que cette simplicité charmante qui donnait tant d’attrait aux relations avec lui.
Il avait trouvé en 1852 une compagne digne de lui par ses sentiments élevés, par son dévouement, par son esprit sérieux. Elle le rendit père de quatre enfants. Il eut ,le bonheur de voir ses deux filles mariées, et, lui qui chérissait les petits enfants, de pouvoir choyer les leurs.
De ses deux fils, l’atné, après a voir passé la licence ès sciences physiques, poursuit ses études en médecine, comme iutèrne des hôpitaux ; le second a passé par l’École polytechnique et suit la carrière militai re. L’un de ses gendres seul, M. Œchsner de Coninck, est chimiste ; il a été préparateur de son beau-père à la Sorbonne pendant plusieurs années.
Là ne se bornait pas le cercle de famille. Mme Ad. Wurtz avait suivi de’ près, comme une mère, l’éducation de quatre filles restées orphelines par la mort de sa sœur. Leur père, M. Oppermann, étant venu à mouurir aussi, elles trouvèrent chez leur oncle une deuxième maison paternelle qui ne cessa pas de l’être, même après leur mariage.
Dans les dernières années, la mère de M. Wurtz était venue apporter au foyer de son fils la grâce touuchante d’une vieillesse heureuse. Son frère Théodore avait quitté l’Allemagne où il avait résidé longtemps, et s’était fixé à Paris avec sa femme et ses enfauts. Sa famille se trouvait donc de nouveau réunie, à la réserve de sa sœur, Mme Gruner, qui, malgré l’éloigneement, était restée tendrement unie ’à son frère par un attachement réciproque.
C’était un milieu jeune et joyeux dans lequel Wurtz semblait être le plus jeune et le plus gai.
Il aimait d’ailleurs à l’élargir encore, dans son hospiitalité large et cordiale. Non seulement ses amis, ses confrères ; ses collègues, mais ses élèves l’ont éprouvé bien souvent. Soit à Paris, soit à la campagne qu’il haabitait pendant l’été, à Maisons-Laffitte d’abord, puis à Montfermeil et dans les derniers temps à Fromenteau, près de Juvisy, où il avait acheté une belle propriété, située sur le flanc de la vallée de Seine, il se plaisait à recevoir et à faire partager les jouissances que lui donnait la campagne.
Sa santé avait toujours été excellente. En 1867, après les fatigues de l’exposition universelle, du jury de laquelle il avait fait partie et qui avait été pour les chiimistes parisiens l’occasion de réunions nombreuses dans lesquelles on avait cherché à faire le meilleur acccueil aux savants étrangers : Wurtz s’était senti soufffrant. Il avait craint un’ moment des désordres sérieux du côté du cœur ; mais c’était une névrose rlue à un excès de fatigue et qui céda au repos des vacances.
Il avait d’ailleurs une bonne hygiène dans laquelle on ne pouvait blâmer que son excès d’activité. Il avait toujours aimé les exercices du corps, les grandes courses à pied, la pêche (la pèche à la ligne, chose étonnante chez un homme aussi peu capable d’immobilité, la natation, la chasse, la gymnastique qu’il a pratiquée régulièrement jusque dans les derniers jours de sa vie.
Il n’avait, pas plus que beaucoup de chimistes, été épargné par les accidents du laboratoire, Essayant de faire réagir un jour du sodium sur du protochlorure de phosphore et voyant que la réaction ne se produiisait pas à froid, il chauffa le mélange dans un tube ouvert. Au bout de quelques instants, il se produisit une violente détonation, et les fragments du tube vinrent cribler la figure et les mains de l’opérateur. On eut d’abord des craintes bien vives pour sa vue, puis après quelques jours tout danger sembla écarté et les fragments de verre qui n’avaient pu être extraits sortirent d’eux-mêmes de la peau et des yeux. Néanmoins une cataracte se déclara peu à peu à l’un des yeux et ses élèves eurent le chagrin de le voir triste et préoccupé en suivant les progrès du mal, puis de constater cornnbien il était gêné dans son travail par la perte de la vision binoculaire. Heureusement, au bout de quelques années, il fut constaté que la cataracte.avait été accommpagnée d’une résorption du cristallin, et une très simple opération, divisant la capsule, lui rendit l’usage de ses deux yeux.
Vers la fin de l’hiver 1883-1884, ses amis remarquèèrent que sa figure montrait quelques signes de fatigue. Néanmoins son activité ne se ralentissait pas, quoi qu’an pût lui dire. Il commença comme d’habitude son cours de la Sorbonne au milieu de mars.
Puis il profita des vacances de Pâques pour aller se reposer pendant quelques jours auprès de l’une de ses filles qui avait passé l’hiver à Cannes. Il eut le bonheur d’y voir une dernière fois M. Dumas dont rien encore ne pouvait faire prévoir la fin prochaine. A peine de retour, il apprend le coup douloureux qui vient de frapper la science française. Des intérêts qu’il avait à soigner l’appelaient à Liège. Il abrégea son voyage, auutant que possible, et, pour venir rendre les derniers devoirs à son maitre, il fit l’imprudence de passer deux nuits de suite en chemin de fer. A son retour, il fut prévenu qu’il aurait à parler sur la tombe, au nom des Facultés des sciences et de médecine. Il se hâta d’écrire le discours éloquent et ému dans lequel il a si bien montré la grandeur du rôle joué par Dumas. C’était trop de fatigue ; aussi ceux qui le virent au cimetière furent-ils péniblement imprèssionnés de l’altération de ses traits.
Il ne s’arrêta malheureusement pas encore et reprit son cours, mais avec un effort et une fatigue visibles. Il fit sa dernière leçon le 27 avril, avec toute son animation et sa chaleur habituelles, mais fut près de s’évanouir à la fin. Il dut se résigner ; comme il le disait avec quelque orgueil, c’était la première fois penndant son professorat de plus de trente-cinq ans qu’il faisait poser une affiche annonçant que son cours n’aurait pas lieu pour raison de santé.
Néanmoins son état était loin de paraître grave. Dur envers lui-même, il ne laissait rien paraître de ses souffrances et de ses préoccupations, s’il en avait pour sa santé. Ce qui l’occupait le plus alors, c’était la pensée de couronner sa belle carrière en remplaçant, comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, son illustre mailre Dumas.
Il avait consulté ses amis à cet égard, et ceux-ci, le sentant surchargé de travail, et pourtant si bien fait pour la nouvelle tâche qui semblait s’offrir à lui, l’avaient encouragé à poser sa candidature, mais en faisant dans sa vie une place plus qu’équivalente par l’abandon de plusieurs des fonctions qu’il remplissait. Il l’avait promis ; on pouvait croire que son dernier désir serait accompli, et qu’il serait placé à la tête de l’Académie des sciences par l’affection, l’estime et l’admiration de ses confrères. Mais le mal faisait des progrès rapides.
Atteint d’une affection de la vessie et de la prostate qui prit tout à coup une tournure fatale, il fut enlevé presque subitement sans que les siens eussent pu prévoir le coup qui allait les frapper, sans que ses amis se doutassent de la gravité du mal. Lui-même s’en est-il rendu compte ? A-t-il voulu épargner à sa famille la douleur des adieux ?
Le lundi 12 mai, en se réunissant, l’Académie des sciences apprenait avec stupeur que l’un de ses membres les plus illustres, les plus aimés, de ceux sur lesquels il semblait qu’elle pouvait compter pour longtemps encore, venait de lui être enlevé. Elle leva la séance en signe de deuil, vivement émue du coup nouveau dont. elle était frappée, et par lequel Wurtz suivait de si près dans la tombe son manre Dumas.
Dès que la douloureuse nouvelle se répandit, les témoignages de sympathie, de regrets, arrivèrent de toutes parts à sa famille et à l’Académie. Ses anciens élèves envoyèrent de tous les points de l’Europe l’exxpression de leur douloureuse surprise avec des couronnes qui couvrirent son cercueil.
Des notices nécrologiques lui furent consacrées par les savants les plus capables de l’apprécier dignement : ’la première par M. Berthelot, son émule de trente ans, mieux même que personne, comme il le dit lui-même, « de juger toute la grandeur de la carrière parcourue par l’homme que nous venons de voir dissparaltre, toute l’étendue du vide que sa mort produit dans la science, toute l’amertume de la perte que la France éprouve en ce moment », Ses élèves, MM. Grimaux, Gautier, Henninger , Willm, lui consacrèrent des pages émues et recon naissantes. Ses amis, MM. Cannizzaro et A.-W. Hofmann rappelèrent devant l’Académie des Lincei et devant la Société chimique de Berlin ses découvertes et les services rend us par lui à la science.
Le jour des funérailles, à côté de la pompe officielle, répondant aux dignités que Wurtz avait occupées au Sénat et dans la Légion d’honneur et à toutes les hautes fonctions qu’il avait remplies, à côté du deuil profond de sa famille et de ses amis, on vit un specctacle émouvant, l’hommage spontané d’innombrables jeunes gens élèves de son laboratoire, conduits par le vénérable Cailliot, qui voulut accompagner à pied jusqu’au cimetière du Père-La-Chaise le cercueil de son élève bien-aimé, qu’il devait rejoindre bien peu de mois après, élèves de l’École normale supérieure, étuudiants de la Faculté de médecine et de la Faculté des sciences, dames étudiantes des deux Facultés, étudiants roumains ; internes en médecine, élèves de l’École municipale de physique et de chimie, portant leurs couuronnes jusque sur la tombe de leur maitre, et montrant ainsi l’action qu’il avait exercée sur la jeunesse, action d’autant plus puissante qu’elle avait été moins cherrchée et qu’elle résultait naturellement de son amour profond pour la science, de la droiture de son caracctère,de sa bonté, autant que de son éloquence entraînante, de sa haute intelligence et de ses immortelles découvertes.
2e partie — La vie et les œuvres de Charles-Adolphe Wurtz
la Revue Scientifique — 31 janvier 1885
Une erreur s’est glissée dans la première partie de cette notice.
Wurtz ne s’est pas présenté pour obtenir une place de répétiteur à l’École polytechnique et ne s’est pas trouvé en compétition avec M. F. Le Blanc. C’est pour celle de conservateur des collections de chimie que le conseil d’administration lui préféra M. E. de Saint-Evre.
Dans ce qui précède, nous avons résumé les faits principaux de la vie brillante et si remplie de Wurtz, et nous nous sommes efforcé de faire connaître l’homme. Il nous reste à montrer la part considérable qu’ont eue ses travaux dans le développement de la science.
La chimie vraiment scientifique est née, il y a un siècle, entre les mains de Lavoisier. Wurtz l’a dit dans une phrase éloquente, qui a suscité beaucoup de clameurs, parce qu’elle n’a pas été comprise, et qu’on a voulu la prendre isolée de ce qui la complétait et en donnait l’explication.
Mais, pendant les cinquante dernières années, cette science nouvelle a subi une transformation complète, et ses progrès étonnants ont dépassé tout ce qu’il était permis d’imaginer. Ceux mêmes qui, il y a une trentaine d’années, se trouvaient comme Gerhardt à la tête de la nouvelle école auraient peine à reconnaitre leur œuvre. Ce qu’ils considéraient comme impossible a été réalisé.
C’est là une gloire à la fois et une difficulté. Lorsqu’une science avance aussi rapidement, l’enseignement public, dans sa marche prudente, a peine à en suivre le mouvement, surtout quand il est, comme chez nous, par son organisation même, voué à l’uniformité.
Ce ne sont pas seulement des faits et des points de vue nouveaux qui ont été découverts et dont il s’agit de faire connaître au moins les plus importants à ceux qui doivent être initiés aux éléments de la science ; le langage lui-même a dû être transformé pour exprimer des idées nouvelles, et rien n’est plus difficile à faire accepter qu’un changement de langue .
De là des tiraillements et des luttes auxquelles Wurtz s’est trouvé forcément mêlé, alors qu’il’ était beaucoup plus porté par ses goûts aux paisibles recherches expérimentales qu’aux polémiques. Ce sont ses découvertes qui l’ont poussé en avant ; car il a toujours cherché à déduire les conséquences théoriques des faits nouveaux.
Il n’était pas un novateur désireux du changement, et nul n’a rendu plus éclatante justice aux fondateurs de la science, nul n’a mieux compris et montré, par exemple, dans ces pages admirables qui servent d’introduction à son Dictionnaire de chimie, la part dont chacun des grands chimistes a enrichi le patrimoine commun.
Mais il n’oubliait pas que, si les pierres façonnées de leurs mains trouvent place d’une manière définitive dans l’édifice de la science, le plan du monument doit s’étendre à mesure que des matériaux nouveaux s’accumulent, et parfois se modifier.
Il n’a jamais hésité à procéder à ces changements nécessaires et à s’efforcer de les introduire dans l’enseignement. Il estimait avec raison que les jeunes esprits auxquels celui-ci s’adresse gagnent beaucoup à ne pas voir la science se dresser devant eux comme quelque chose d’achevé et d’immuable, mais comme un tableau encore sur le chevalet, dont certaines parties sont plus avancées que d’autres et peuvent être considérées comme définitives ; dont d’autres, au contraire, ont été modifiées déjà et devront l’être encore, laissant voir quelque chose comme ces repentirs qui, dans les dessins des maitres, offrent tant d’intérêt et sont si .précieux pour l’instruction des artistes.
On a quelquefois reproché à Wurtz d’attacher une trop grande importance à la théorie et de la défendre .avec autant de chaleur que si elle était la vérité même.
Il croyait, en effet, les théories nécessaires au progrès de la science. Quelle est la grande découverte qui n’ait pas été le résultat d’idées théoriques ou qui n’en ait pas fait naître de nouvelles ? Quel est le savant qui consentirait à expérimenter sans but, sans fil conducteur ?
Mais il connaissait trop bien l’histoire de l’esprit humain pour ne pas comprendre ce que toute théorie a d’imparfait. Chacune de celles qui ont régné tour à tour a dû être remplacée, mais non sans avoir laissé une trace ineffaçable et sans avoir amené avec elle un progrès. Il en sera sans doute de même pour celles que’ nous défendons aujourd’hui : elles nesont pas-la vérité même, mais un pas important fait vers la connaissance de la vérité, un instrument de progrès et de découvertes, qui a montré et montre chaque jour sa puissance non encore diminuée, C’est à ce titre qu’il la plaçait haut, tout en appelant de ses vœux une synthèse plus générale encore, dans laquelle les lois aujourd’hui établies rentreraient comme des cas particuliers.
D’ailleurs, s’il aimait la théorie, nul n’attachait plus d’importance que lui à la rigoureuse observation des faits. Malgré la vivacité de son imagination et la promptitude de son esprit, il était un expérimentateur si habile et si consciencieux qu’aucune de ses expériences n’a jamais été prise en défaut. Il est vrai qu’il ne se. contentait jamais d’une seule. pour y asseoir ses conclusions. Il répétait chacune un grand nombre de fois, en ne se lassant pas de la varier et de la contrôler de cent manières. C’est ce qui donne à tous ses travaux un tel cachet de sûreté et de perfection. On peut s’abandonner sans danger aux spéculations théoriques lorsqu’on est assuré de reprendre ainsi pied sur le terrain ferme de l’expérience.
Wurtz est entré dans la carrière au moment où Dumas venait d’établir le grand fait de la substitution, au moment où Laurent, suivi un peu plus tard de Gerhardt, cherchait à en tirer les conséquences. Le système dualistique poussé à l’extrême par le plus grand de ses défenseurs, Berzélius, était fortement ébranlé ; mais la théorie nouvelle qui devait le remplacer n’était pas encore née.
Laurent avait bien émis celle des noyaux, d’après laquelle les combinaisons chimiques formeraient des édifices moléculaires composés d’une portion essentielle, le noyau auquel viendraient se surajouter les éléments, tels que le chlore, le brome, l’oxygène, le soufre, le noyau lui-même étant susceptible de se modifier par substitution, tout en conservant sa structure primitive, et cette substitution pouvant être faite avec des éléments ou bien avec des corps composés faisant fonction de radicaux. Mais c’était là l’embryon d’une théorie plutôt qu’une théorie complète. On y trouve une réaction contre les idées dualistiques, ainsi que le germe de l’idée unitaire défendue si fortement peu d’années après par Gerhardt ; on peut y voir même une première ébauche de la notion de type qui devait être précisée avec tant de bonheur par le même Gerhardt. Mais c’était une tente provisoire qui ne pouvait abriter longtemps les chercheurs. Il fallait des découvertes nouvelles pour préciser et rectifier à la fois ces idées encore vagues. Celles qui se sont succédé entre les mains de Wurtz ont contribué plus qu’aucune autre à ce développement.
Lorsque nous examinons ses travaux à la suite les uns des autres, nous trouvons qu’ils s’enchaînent avec une logique admirable. Tantôt nous avons affaire à des découvertes prévues et comme saisies à l’avance par l’esprit pénétrant du maître, qui avait entrevu les conséquences d’une théorie ou simplement d’analogies inaperçues avant lui ; tantôt ce sont de ces rencontres heureuses dont savent tirer parti seulement ceux qui l’ont mérité par un travail assidu et par une forte préparation. Toujours, venant chacune à son moment, elles sont riches en conséquences et font faire un pas en avant, non seulement à la connaissance exacte des faits, mais en même temps aux notions théoriques.
Ce n’est pas sans raison que M. Hofmann, dans la notice nécrologique lue devant la Société chimique de Berlin, le 26 mai, les a comparés à des perles enfilées sur un même cordon et formant un collier précieux.
Le premier travail important, commencé à Giessen, terminé au laboratoire de M. Dumas, est celui qui a pour objet l’étude de la constitution de l’acide hypoophosphoreux : Dulong et H. Rose avaient attribué à cet acide les formules Ph203 et Ph O. Wurtz s’était proposé de décider entre ces deux formules par l’analyse d’un certain nombre de sels.
Ses expériences lui prouvèrent que tous retiennent énergiquement deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène, c’est-à-dire la matière d’une molécule d’eau.
Est-elle contenue dans la molécule d’acide à l’état d’eau ? se demande le jeune savant. Elle n’a pas le caractère d’eau basique, puisqu’elle ne peut pas être remplacée par une quantité équivalente d’une base. Il n’existe pas de sel acide, ni de .sel double potassique et sodique, « genre de combinaison qui caractérise les acides à plusieurs bases », Ce n’est pas non plus de l’eau de cristallisation, puisqu’elle ne peut être chassée sans une destruction complète de la molécule. Il discute ensuite l’hypothèse de Rose, qui consistait à admettre la présence de l’hydrogène phosphoré tout formé dans les hypophosphites et ajoute ces paroles significatives : « J’avais entrepris ce travail dans l’espoir de pouvoir confirmer cette théorie. L’expérience étant venue déposer contre elle, j’ai été conduit à en admettre une. autre qui me parait plus en harmonie avec les faits. »
Pour lui, l’hydrogène entre dans le radical de l’acide ; l’acide anhydre a pour formule, en se servant de la notation actuellement employée, Ph2 H4 03, l’acide hydraté 1/2 (Ph2 H4 03 H2 0), ou en regardant avec Liebig, tous les acides comme des hydracides 1/2 (Ph2 H4 O4 H) ou simplement (Ph H2 02) H.
Les résultats avancés par le jeune savant furent contestés par les maîtres de la science, Berzélius et Bose. C’est lui qui avait raison. Il le prouva en répétant et en variant ses expériences. Il n’est pas besoin de dire qu’elles ont pris place, comme toutes celles d’un expérimentateur aussi sagace qu’habile et consciencieux, dans la science définitive. La formule qu’il a adoptée est celle qu’on admet encore aujourd’hui et qu’ont confirmée les faits découverts depuis et toutes les analogies.
Après l’acide hypophosphcreux , il étudia aussi l’acide phosphoreux et les phosphites, découvrit plusieurs composés éthérés de l’acide phosphoreux, et arriva à des conclusions analogues à celles qu’il avait formulées pour l’acide hypophosphoreux,
L’acide l’enferme le phosphore uni à l’hydrogène et à l’oxygène ; il est bibasique, tandis que l’acide hypoophosphoreux est monobasique. Plaçant à la fin de son mémoire, en regard, les trois acides hypophosphoreux, phosphoreux et phosphorique, il fait voir que « la quantité d’hydrogène demeure constante pour ces trois acides et que leur pouvoir basique augmente avec la proportion d’oxygène ».
Ph H3 O2 | Ph H3 03 | PhH3O4 |
Acide hypophosphoreux. | Acide phosphoreux. | Acide phosphorique. |
Cette remarque a pu être appliquée telle quelle aux combinaisons organiques.
Il montre aussi que la théorie de Davy se prête mieux que celle de Lavoisier à la représentation des faits, l’une obligeant à admettre des corps hypothétiques, tels que l’oxyde Ph2 0, et l’autre n’étant, en définitive. que l’expression directe des analyses.
Au cours de ses expériences sur les hypophosphites, Wurtz fit cette observation curieuse que, suivant les conditions dans lesquelles on se place, le sulfate de cuivre réagit sur un hypophosphite en donnant soit du cuivre réduit avec dégagement d’hydrogène, soit un hydrure de cuivre Cu2 H. Celui-ci jouit de la propriété singulière d’être attaqué par l’acide chlorhydrique avec mise en liberté d’une quantité d’hydrogène double de celle qui est contenue dans l’hydrure.
Wurtz employa plus tard ce fait comme un argument en faveur de la vue d’Ampère, admise par Dumas, suivant laquelle la molécule libre d’hydrogène est formée de deux atomes.
Ce travail parut si extraordinaire à l’époque où il fut publié qu’il fut mentionné dans le Jahresbericht de Liebig et Kopp, suivi d’un point de doute, alors pourtant que bien des travaux suspects y étaient admis sans critiques.
Depuis lors, d’autres hydrures métalliques ont été découverts. Celui de cuivre, quoiqu’il n’ait pas été possible de l’isoler dans un état complet de pureté, à cause de son peu de stabilité, est encore le mieux défini de tous. Il a, d’ailleurs, servi d’agent hydrogénant à M. Chiozza, qui s’en est servi pour transformer le chlorure d’acétyle en aldéhyde.
Continuant ses recherches sur les composés du phosphore, il découvrit deux importantes combinaisons : l’acide sulfophosphorique et l’oxychlorure de phosphore.
Le premier fut obtenu par l’action des alcalis sur le chlorosulfure de phosphore de Sérullas. C’est un acide tribasique qui peut être considéré comme de l’acide phosphorique dans lequel un atome d’oxygène est remplacé par un atome de soufre.
L’oxychlorure, qui est devenu depuis, entre les mains de Gerhardt, un réactif si précieux pour la transformation des acides organiques en chlorures et en anhydrides, a été découvert dans la réaction d’une petite quantité d’eau sur le perchlorure. Depuis, il a été produit dans bien d’autres circonstances diverses.
Parmi les réflexions que suggèrent à Wurtz l’étude de ce composé et sa comparaison avec le perchlorure, les suivantes méritent d’être relevées. Elles le montrent cherchant à appliquer à la chimie minérale les idées qui commençaient à se faire jour en chimie organique : « Faut-il conclure de ce qui précède que le perchlorure et l’oxychlorure sont des combinaisons de protochlorure avec du chlore et de l’oxygène dans le sens de la théorie dualistique ! Une pareille supposition serait peu probable dans l’état actuel de la science. »
« Il me semble que l’on peut envisager la molécule de perchlorure comme on envisage aujourd’hui les combinaisons organiques. Les molécules élémentaires … sont groupées de telle manière que, dans l’état d’équilibre, deux molécules de chlore sont retenues par une affinité moins prépondérante. Toutes les parties d’un seul et même édifice ne sont pas nécessairement homogènes ….. »
Nous arrivons maintenant à ses recherches sur les combinaisons du cyanogène, dont devait sortir la mémorable découverte des ammoniaques composées.
Après avoir fait connaître la transformation de l’urée fondue en acide cyanurique par l’action du chlore, décrit les éthers cyanuriques, montré, par la détermination de leur densité de vapeur, que l’acide cyanurique est bien, comme l’avait pensé Liebig, un acide tribasique et non un acide bibasique, suivant l’opinion de Wœhler, et découvert le chlorure de cyanogène liquide, il obtient les éthers cyaniques par la distillation sèche d’un mélange de cyanate et de sulfovinate ou de sulfométhylate de potasse.
Ces éthers qui ont, depuis, reçu le nom d’éthers isocyaniques pour les distinguer des vrais éthers cyaaniques, composés isomériques des précédents découverts par Cloëz, ont d’abord fourni à Wurtz, par l’action de l’ammoniaque ou de l’eau, toute une classe importante de dérivés, les urées substituées.
Mais leurs métamorphoses devaient fournir un résultat beaucoup plus important encore. En traitant ces éthers par la potasse, Wurtz a obtenu les ammoniaques composées. Ces combinaisons auraient pu échapper à un chimiste moins attentif à se rendre compte de tout l’ensemble d’une réaction. Il reconnut d’abord facilement que l’action de la potasse transformait ses éthers en carbonate de potasse, avec dégagement d’un gaz dont toutes les propriétés semblaient être celles de l’ammoniaque. Mais que devenait le reste du carbone et de l’hydrogène contenus dans l’éthyle. ou dans le méthyle de l’éther ? Après s’être posé cette question et avoir cherché en vain pendant quelque temps, il reconnut que les gaz alcalins qui se dégageaient étaient combustibles : les ammoniaques composées étaient découvertes,
Dès sa première communication, Wurtz indiqua, pour la manière d’envisager leur constitution. les idées qui ont prévalu et qui se sont montrées si fécondes.
« Les combinaisons C H5 Az et C2 H7 Az peuvent être considérées comme de l’éther méthylique dans lequel l’équivalent d’oxygène serait remplacé par un équivalent d’amidogène Az H2, ou comme de l’ammoniaque dans laquelle un équivalent d’hydrogène est remplacé pal’ du méthylium C H3 ou de l’éthylium C2 H5. »
En relisant le rapport fait par M. Dumas (Compt. rend., t. XXIX, p. 203) sur le travail de son ancien élève, on peut se rendre compte de la profonde sensation que produisit cette découverte inattendue. Du coup la science était enrichie d’une foule de composés nouveaux, et, ce qui importait davantage, le type ammoniaque était établi de la façon la plus évidente, donnant ainsi à la théorie des types et à celle des radicaux une base solide ; un rayon de lumière était projeté sur la constitution des alcaloïdes naturels, et un espoir bien fondé pouvait naître au cœur des chimistes de découvrir un jour cette constitution malgré l’arrêt de Gerhardt ; car celui-ci, réagissant contre certaines formules dites rationnelles, qui ne représentaient autre chose que de vaines imaginations de leur auteur, avait déclaré que la constitution des corps ressterait cachée et que les formules ne pouvaient être que des formules de réactions.
Gerhardt lui-même vint bientôt donner un démenti à son assertion trop prompte en créant sa théorie des types, qu’il ne regardait à la vérité que comme des types de réactions, mais qui conduisit, par un progrès naturel, à l’étude de la constitution des corps tels qu’on la comprend aujourd’hui. Toutefois, pour en arriiver là, il fallait encore bien des travaux et bien des découvertes.
M. A.-W. Hofmann vint bientôt confirmer l’interprétation que Wurtz avait donnée de la constitution des ammoniaques composées en montrant que ce n’est pas seulement un atome d’hydrogène qui peut être remplacé par une fois le radical méthyle, éthyle, propyle, etc., mais que les deux : autres atomes d’hydrogène sont également susceptibles d’être substitués de même, toujours avec conservation du type et de la fonction.
Nous pouvons ajouter que Wurtz était occupé à des recherches dans cette direction et qu’il aurait donné lui-même à sa découverte ce magnifique complément, si les expériences de M. Hofmann n’avaient pas suivi les siennes d’aussi près.
Il avait obtenu, comme nous l’avons dit, les urées composées par l’action de l’ammoniaque sur les éthers cyaniques. Il en ajouta à celles-ci de plus complexes en remplaçant dans celte réaction l’ammoniaque par les ammoniaques composées. Tous ces corps ont une grande analogie de propriétés avec l’urée. Le type urée y est conservé : il y a simplement substitution de 1, 2, 3 atomes d’hydrogène par autant de radicaux alcooliques pareils ou différents,
Continuant l’étude si féconde des transformations que subissent les éthers cyaniques, il trouva qu’en présence des acides, ils se transforment en amides substituées. Gerhardt venait de faire connaître, dans un travail exécuté en commun avec Chiozza, les amides renfermant plusieurs radicaux acides. L’action des. acides sur les éthers cyaniques fournit à Wurtz des amides renfermant, à côté du radical acide, un radical alcoolique.
Appliquant à cette série de composés les vues qui avaient été émises par Gerhardt relativement à la constitution des acides qu’il regardait comme pouvant être rapportés au type eau, Wurtz envisagea les amides comme des acides dans lesquels une molécule d’oxygène est remplacée par le résidu de Az H de l’ammoniaque ayant perdu deux atomes d’hydrogène, ou par ce même résidu renfermant un radical substitué à l’hydrogène.
Gerhardt préférait rapporter les amides comme les amines au type ammoniaque, et, de fait, cette manière de les considérer est plus commode. Au fond, les deux opinions se touchaient de bien près. Si nous rappelons la discussion qui eut lieu à cet égard entre les deux savants, c’est qu’il est intéressant de voir les incertitudes dans lesquelles tombai t la théorie des types, aussi longtemps qu’elle ne fut pas éclairée et ramenée à ses causes premières par celle de l’atomicité.
Quittant ce champ qui lui avait fourni une si riche moisson, Wurtz s’occupa d’autres travaux qui l’acheminèrent peu à peu à une nouvelle découverte de premier ordre.
Il isola d’abord, de l’huile de pommes de terre ou de betteraves, l’alcool butylique. La découverte d’un alcool nouveau avait alors une importance qui a bien diminué depuis ; on n’était pas loin de l’époque où Dumas disait qu’elle égalait celle d’un corps simple en chimie minérale.
Il étudia, avec le soin qu’on pouvait attendre de lui, les dérivés principaux du nouvel alcool, et, chose plus intéressante, employa pour la première fois la méthode qui consiste à préparer les éthers par l’action de l’iodure alcoolique sur un sel d’argent. Cette méthode des sels d’argent a été employée depuis lors, bien des fois avec succès, par Wurtz lui-même et par beaucoup d’autres savants. Elle lui a servi, entre autres, pour la préparation des glycols, pour la synthèse de la glycérine et c’est aussi elle qui lui a fourni les pseudo-alcools.
Une autre méthode féconde, qui a été employée depuis lors par M. Fittig pour faire la synthèse des carbures aromatiques et appuyer ainsi sur des faits l’hypothèse si ingénieuse de M. Kekulé, relative à la constitution de cette série de corps, fut imaginée par Wurtz pour obtenir des radicaux mixtes alcooliques.
Les radicaux des alcools, le méthyle, l’éthyle, etc.. avaient été isolés par MM. Frankland et Kolbe. La question se présentait de savoir si ces groupes moléculaires restaient isolés à l’état libre et correspondaient à un volume de vapeur ou se doublaient de manière à correspondre à deux volumes (H = 1 vol.). La question pouvait être résolue par la mesure de la densité à l’état de vapeur ou de gaz. Elle pouvait l’être aussi par la considération des points d’ébullition que M. Hofrnann avait fait valoir. Mais dans une question chimique les preuves chimiques ont une valeur plus décisive, et Wurtz en a. fourni une de cet ordre.
Si l’éthyle est une molécule double (C2 H5)2 formée de deux groupes éthyliques intimement unis, on doit pouvoir remplacer un de ces groupes par un autre radical alcoolique, tel que le butyle, et il doit exister des radicaux dont chacun renferme deux groupes alcooliques différents .
Ces radicaux mixtes ont été en effet obtenus en traiitant par le sodium un mélange de deux éthers iodhydriques. L’éthyle-butyle, l’éthyle-amyle, le butyle-amyle, etc., ont été préparés de la sorte. Il importe de remarquer que leurs propriétés ne montrent une analogie réelle avec celles du méthyle, de l’éthyle, etc., qu’à la condition d’envisager ceux-ci comme des molécules doubles.
Un autre procédé a encore servi à Wurtz pour les préparer : l’électrolyse d’un mélange d’acides gras unis à la potasse. On se rappelle que Kolbe avait obtenu le méthyle en électrolysant l’acétate de potassium.
Dans tous ces carbures d’hydrogène, l’union des deux groupes alcooliques est tellement intime qu’on ne parvient plus à les séparer. Cela paraissait étonnant à l’époque de leur découverte ; on comprend maintenant qu’ils sont soudés entre eux exactement de la même manière que les divers atomes de carbone qui composent chacun des radicaux. Il y a donc là une synthèse véritable d’une molécule carbonée, une synthèse rationnelle et régulière, qui, comme nous l’avons dit, a été appliquée bien des fois et l’est encore journellement.
En terminant son mémoire sur les radicaux mixtes, Wurtz fait remarquer l’appui que donnent les faits découverts par lui à l’idée émise longtemps avant par Ampère et par Dumas, suivant laquelle l’hydrogène libre serait une molécule double comme l’éthyle libre, les radicaux alcooliques étant évidemment comparables à l’hydrogène. Il ajoute que certains éléments de la chimie minérale sont comparables, en ce qui conserne leur pouvoir de substitution, aux radicaux polyatomiques de la chimie organique.
Il qualifie le phosphore et l’azote de radicaux tribasiques, et montre comment les types de Gerhardt naissent naturellement de la considération de la valeur différente de substitution des atomes d’hydrogène, d’oxygène et d’azote. Il prévoit déjà qu’il faudra sans doute ajouter d’autres types exprimant un état de condensation de la matière encore plus grand.
Il montre ensuite comment l’idée des molécules doubles, appliquée d’abord seulement à un petit nombre de composés, est en réalité un des points fondamentaux des nouvelles théories chimiques, qui font envisager la plupart des combinaisons comme formées par double échange ; de telle sorte que, dans le système dit unitaire, comme dans le système binaire, on retrouve une constitution binaire des composés : la seule différence est que dans le premier la combinaison se fait par substitution et dans le deuxième par addition d’éléments antagonistes. Comme on le voit, malgré l’ardeur avec laquelle il saisissait les idées nouvelles, il savait ne pas être injuste envers les anciennes doctrines et montrait volontiers les points dans lesquels deux théories contraires se touchent et se confondent quand on les considère d’un point de vue élevé.
Dans ce même mémoire, il fait remarquer que la théorie de radicaux dégagée de quelques idées accessoires et celle des substitutions, qui étaient alors considérées comme antagonistes, loin de se contredire, se complètent l’une l’autre.
Toutes deux, en effet, sont entrées l’une à côté de l’autre dans l’édifice de la chimie actuelle.
On le voit, ces derniers travaux ne manquaient certes ni d’intérêt ni de portée. Néanmoins Wurtz, après la découverte des ammoniaques composées, avait quelque droit à être difficile envers lui-même, et nous l’avons entendu se plaindre d’une période de stérilité relative, qui, d’après lui, aurait duré près de quatre ans. Elle aboutit à la découverte des glycols, qui précisa- les idées relatives aux radicaux polyatomiques, et prépara la découverte de l’atomicité ou valence des atomes, comme celle des ammoniaques composées avait fondé sur un terrain solide la théorie des types.
M. Berthelot venait de faire voir que la glycérine, dont M. Chevreul avait découvert l’analogie avec les alcools, puisqu’elle forme comme eux avec les acides des composés éthérés, se combine pour se saturer complètement avec trois équivalents d’un acide monobasique en donnant lieu à l’élimination de six équivalents d’eau. Les alcools ordinaires, d’autre part, se combinent, pour s’éthérifier, à un seul équivalent d’acide monobasique, en donnant lieu à l’élimination des deux équivalents d’eau.
Wurlz, faisant le rapprochement de ces deux faits, en conclut qu’il devait exister ; en tre la glycérine et les alcools ordinaires, des alcools particuliers qui, pour s’éthérifier complètement, se combineraient à deux équivalents d’acide monobasique, en donnant lieu à l’élimination de quatre équivalents d’eau.
C’était là une idée bien simple,semble-t-iI. Néanmoins sa réalisation exigeait toute l’habileté d’un chimiste consommé. Wurtz comprit que c’était dans les iodures, bromures ou chlorures des hydrocarbures analogues à l’éthylène qu’il fallait chercher son point de départ ; il s’adressa d’abord à l’iodure d’éthylène, à cause de sa stabilité moindre, et, lui appliquant la méthode des sels d’argent, imaginée par lui, il le transforma en un éther acétique, qui était celui de l’alcool diatomique cherché. En saponifiant cet éther par l’hydrate de potasse sec, il obtint l’alcool lui-même, le premier terme d’une nombreuse série, celle des glycols, ainsi nommés par lui pour rappeler leur situation intermédiaire entre la glycérine et les alcools proprements dits
C2 H4 I2 C2 H4 (0 C2 H3 0)2 C2 H4 (0 H)2.
Le problème était résolu, et une grande découverte se plaçait à côté de celle des ammoniaques composées.
Malgré son gout pour la théorie, c’est-à-dire pour les idées générales, Wurtz n’était pas homme à ne pas étudier avec le plus grand soin toutes les faces du sujet choisi pa]’ lui. D’abord il modifia son-procédé et le rendit beaucoup plus ’commode en remplaçant l’iodure d’éthylène par le bromure, si facile à préparer, et se servit de l’hydrate de baryte pour saponifier le glycol. diacétique, au lieu d’hydrate de potasse.
L’étude des réactions du glycol lui fournit ensuite nombre de résultats intéressants. L’oxydation à l’aide du noir de platine donne l’acide glycolique, dont, par un singulier hasard, le nom semblerait avoir été choisi pour rappeler cette circonstance, s’il ne l’avait pas possédé bien avant que le glycol fût connu. Une oxydation plus énergique conduit à l’acide oxalique, et deux acides importants se trouvent ainsi rattachés à un alcool de même atomicité qu’eux. Le glycol, par l’action de l’acide chlorhydrique, fournit la monochlorhydrine, dont la décomposition par la potasse prooduit l’oxyde d’éthylène, dérivé du glycol presque aussi important que ce corps lui-même, et sur lequel Wurtz s’est appuyé pour faire ressortir de nombreuses analogies entre la chimie minérale et la chimie organique.
Il a fait sur ce sujet une belle leçon devant la Société chimique de Londres, le 5 juin 1862, et y a montré dans l’oxyde d’éthylène le correspondant organique de la chaux, de la baryte, et en général des oxydes des métaux diatomiques.
M. Cannizzaro venait en effet d’appeler l’attention des chimistes sur la convenance qu’il y aurait à doubler les poids atomiques d’un certain nombre de métaux, en doublant en même temps leur valeur de combinaison. Le parallélisme des réactions de l’oxyde d’éthylène et de ces oxydes métalliques était un arguument de plus à ajouter à ceux fournis par le savant chimiste italien.
Wurtz étendit aussi ses recherches aux homologues du glycol et prépara les glycols propylénique, butylénique, amylénique et leurs dérivés.
L’oxydation ménagée du propyl-glycol lui fournit l’acide lactique, comme celle du glycol avait donné l’acide glycolique. C’est ainsi que là découverte de composés nouveaux, loin de compliquer la science, peut la simplifier, si ces corps sont des chefs de file auxquels viennent se rattacher régulièrement des composés déjà connus et restés jusque-là isolés.
La découverte des glycols vint jeter une vive lumière, non seulement sur ces relations de parenté immédiates, mais sur la question des radicaux, parmi lesquels il fallut bien distinguer les radicaux au sens de Gerhardt, radicaux jouant leur rôle dans les substitutions, et ne pouvant exister à l’état libre sans se doubler, et les radicaux susceptibles de se combiner directement et de subsister à l’état de liberté.
En même temps apparut plus claire la cause qui donne naissance à ce qu’on appelait les types condensés.
M. Williamson avait représenté le premier l’acide sulfurique par la formule
H | |
O2 | H |
SO2 |
dans laquelle le radical indivisible S 02 tient la place de deux atomes d’hydrogène appartenant à deux molécules d’eau différentes et rive ainsi ces molécules l’une à l’autre.
L’éthylène, le propylène et les autres radicaux bivalents jouent le même rôle dans les glycols, et l’on saisit ainsi la raison d’être de certaines complications moléculaires.
A ces recherches sur les glycols se rattache toute une série de travaux qui en sont comme les corolaires : celui sur les acétals, qui sont isomériques avec les dérivés méthylés, éthylés, etc., des glycols, et qui se rattachent aux aldéhydes, comme ces derniers à l’oxyde d’éthylène ; celui qui, par l’emploi des procédés qui avaient fourni les glycols, a perrais de remonter de l’iodure d’allyle à la glycérine en passant par le tribromure d’allyle ; puis les importants travaux sur l’acide lactique, qui donnèrent lieu à une discussion mémorable et qui méritent d’être mentionnés à part.
L’acide lactique pouvant être dérivé régulièrement du propyl-glycol par oxydation devait apparaître à Wurtz comme un acide diatomique.
En effet, en le traitant par le perchlorure de phosphore, il obtient un chlorure diatomique C3 H4 O Cl2 qui, réagissant sur l’alcool, se transforme en éther chlorolactique C3 H4 0 Cl. 0 C2 H5.
Se fondant sur un travail de M. Ulrich. qui avait montré l’identité du chlorure de lactyle avec le chlorure de propionyle chloré et celle de l’éther chlorolactique avec l’éther chloropropionique, Kolbe contesta la nature bibasique de l’acide lactique et les relations théoriques que Wurtz avait signalées entre les glycols considérés comme alcools diatomiques et les acides de la série lactique.
Wurtz répond aux objections de son adversaire, comme il avait l’habitude de faire, non pas seulement par des argumentations, mais par des faits nouveaux. Il découvre d’abord le lactate di-éthylique, montrant ainsi que l’acide lactique renferme deux atomes d’hydrogène susceptibles d’être remplacés par autant de groupes éthyliques. Il substitue aussi à des radicaux acides ce deuxième atome d’hydrogène et obtient ainsi l’acide lactobutyrique.
Se fondant sur ces faits et comparant l’acide lactique à l’acide salicylique, à l’acide phosphoreux, qui est bibasique, quoique triatomique, à l’acide glycérique, qui est monobasique, ne pouvant échanger qu’un atome d’hydrogène contre un atome de métal, quoiqu’il soit triatomique, il ajoute : « C’est que la capacité de saturation d’un acide vis-à-vis des oxydes basiques dépend non seulement du nombre d’équivalents d’hydrogène typique qu’il renferme, mais aussi de la nature électro-négative du radical oxygéné. A mesure que l’oxygène augmente dans le ’radical, l’hydrogène typique devient de plus en plus hydrogène basique. »
On retrouve là, plus nettes et plus développées, des idées qu’il avait émises déjà à propos des acides du phosphore.
Ainsi les notions de basicité et d’atomicité jusque-là confondues étaient nettement séparées ; il ne restait plus, en ce qui concerne l’acide lactique et ses analogues, qu’à donner à cette distinction une formule frappante, en disant avec M. Kekulè qu’ils sont à la fois acides et alcools.
Les recherches sur l’acide lactique, comme celles : sur l’oxyde d’éthylène, conduisirent Wurtz à la découverte de composés condensés polylactiques et polyéthyléniques [4] qu’il compara avec beaucoup de raison à certains hydrates ou sels de la chimie minérale, en particulier aux silicates dont la complication se rapproche à un haut degré de celle des combinaisons organiques.
Les alcools polyéthyléniques , par leur oxydation.. fournissent des acides à composition complexe, l’acide diglycolique, l’acide diglycolithylénique.
D’autre part, l’oxyde d’éthylène se fixe sur l’ammoniaque et sur ses homologues pour donner des bases. oxygénées, importantes par leur complication et par leur analogie ou leur identité avec certains composés, naturels. C’est ainsi qu’à côté de composés nouveaux,. Wurtz fit la synthèse de la névrine ou choline.
M. Baeyer avait montré que ce corps intéressant est y une base oxyéthylénique, un hydrate d’oxéthylènetriméthylammonium. Wurtz réussit à l’obtenir parrl’action de la triméthylamine sur la monochlorhydrine du glycol, ou sur l’oxyde d’éthylène et constata qu’elle était identique avec la névrine naturelle préparée par M. Liebreich.
Le même oxyde d’éthylène, si plastique et si apte a entrer en combinaison, se transforma entre ses mains en, alcool par l’action de l’hydrogène naissant dégagé au. contact de l’amalgame de sodium et de l’eau. C’est là. un premier exemple, qui fut bientôt suivi de beaucoup : d’autres, d’une synthèse d’alcools par ce procédé. On. sait que bientôt il devait conduire à la découverte des alcools secondaires. Wurtz lui-même transforma peu, après l’aldéhyde en alcool éthylique et le valéral.. obtenu par distillation sèche du valérate et du formiate de baryte, en alcool amylique.
C’est vers cette époque aussi qu’il fit la découverte de l’hydrate d’amylène, isomère de l’alcool aymlique, qui s’obtient par la combinaison de l’acide iodhydrique et de l’amylène et par la décomposition de l’iodure formé par l’oxyde d’argent et par l’eau. Une réaction analogue avait fourni à M. Berthelot, en partant de l’éthylène, l’alcool vinique. Dans les séries plus élevées, ce n’est pas l’alcool générateur du carbure . qui est reproduit, mais un isomère de cet alcool. Wurtz donna à celui, découvert par lui, le nom d’hydrate d’amylène pour rappeler avec quelle facilité il se décompose par l’action de la chaleur en amylène et eau, réalisant ainsi plus exactement que l’alcool lui-même une théorie formulée jadis par Dumas pour celui-ci.
Des recherches faites beaucoup plus tard ont montré que l’hydrate d’amylène est un alcool tertiaire.
Suivant son habitude, Wurtz étudia d’une manière générale la réaction qui lui avait fourni l’hydrate d’amylène et l’étendit à d’autres hydrocarbures, tels que l’heptylène, l’octylène, le diallyle, les dérivés de ce dernier lui offrirent aussi nombre de faits dignes d’attention.
Ce sont le chlorhydrate, le bromhydrate et l’iodhydrate d’amylène qui lui fournirent l’exemple intéressant de corps qui possèdent pour ainsi dire deux densités de va peur, l’une pour les températures relativement basses, qui correspond à la condensation normale, et l’autre moitié moindre à une température très élevée. Wurtz interpréta ce fait remarquable par un dédoublement de la molécule en amylène et acide chlorhydrique, qui se combinent de nouveau en grande partie pendant Je refroidissement, mais dont une partie peut être retrouvée isolée dans l’appareil à densités. Ce fut là l’origine de ses travaux sur les densités de vapeur anomales.
Il se servit dès lors d’un argument reproduit plusieurs fois depuis, en montrant que. lorsque la vapeur d’amylène et l’acide bromhydrique se rencontrent aux températures auxquelles leur densité est moitié moindre, ils ne dégagent aucune chaleur par leur rencontre.
Il chercha également si l’isomérie qu’il venait de découvrir dans les iodhydrates et les hydrates se poursuit dans les urées composées et dans les ammoniaques composées, et découvrit en effet l’urée pseudo-amylique et la pseudo-amylamine.
Si l’acide iodhydrique fournissait un moyen facile de passer des carbures éthyléniques aux alcools, ’on ne savait pas encore monter de la benzine au phénol, dont les relations avec. ce carbure étaient pourtant bien évidentes. En même temps que Wurtz, M. Kekulé et M. Dusart résolurent le problème de la même manière, en transformant la benzine ou ses homologues en un dérivé sulfo-conjugué et en fondant ensuite celui-ci avec la potasse, ce qui le dédouble en acide sulfureux et phénol.
C’est là une réaction employée journellement dans les laboratoires et dans l’industrie.
Elle lui servit à préparer, entre autres, deux xylénols isomériques, l’un solide, l’autre liquide, et un crésol solide.
Dans un ancien travail, voulant rechercher si le chloral est réellement un produit de substitution de l’aldéhyde, Wurtz avait étudié l’action du chlore sur l’aldéhyde et avait obtenu du chlorure d’acétyle et des produits chlorés différents du chloral.
Ces faits ayant été révoqués en doute par MM. Krœmer et Pinner, il reprit ses expériences et obtint, comme la première fois. du chlorure d’acétyle et la combinaison obtenue par M. Maxwell Simpson, en unissant directement le chlorure d’acétyle et l’aldéhyde .
Si le chloral ne se forme pas facilement par l’action du chlore sur l’aldéhyde, c’est que l’hydrogène, lié au même atome de carbone que l’oxygène, se prête plus facilement à la substitution que celui contenu ’dans le groupe méthyle. On peut. en modifiant le groupe CHO, donner une autre direction à la réaction et obtenir l’attaque du groupe méthyle. C’est ce qui a lieu, d’après les expériences faites par Wurtz, en commun avec son élève M. G. Vogt, lorsqu’on fait réagi r le chlore sur le composé obtenu par Wurtz et Frapolli dans l’action de l’acide chlorhydrique sur un mélange d’aldéhyde et d’alcool. Ce composé n’est autre chose qu’un éther monochloré, et, lorsqu’on le soumet à l’action du chlore en présence de l’iode, on le convertit facilement en un éther tètrachloré, lequel fournit par l’action de l’eau, du chloral, de l’acide chlorhydrique et de l’alcool.
Le même éther tétrachloré, chauffé avec l’alcool, fournit l’acétal trichoré.
Après avoir réussi à obtenir le chloral avec un mélange d’aldéhyde, d’alcool el d’acide chlorhydrique, Wurtz essaya aussi de réaliser la même transformation de l’aldéhyde en présence de l’acide chlorhydrique aqueux. Il y réussit et obtint, par l’action du chlore, le chloral et l’aldéhyde di chlorée, à condition de commencer par refroidir fortement le mélange. Si au contraire on laisse celui-ci s’échauffer et si l’on emploie un excès d’acide chlorhydrique, c’est le chloral crotonique de MM. Krœmer et Pinner que l’on obtient.
Même simplement mélangée avec l’eau, l’aldéhyde peut être transformée en chloral.
Nous avons cité avec quelques détails ces expériences portant sur une question très spéciale, non seulement parce qu’elles montrent le soin que Wurtz mettait à élucider même les points qui peuvent sembler de minime importance ; mais parce qu’elles ont été l’occasion d’une belle découverte qui a donné lieu à des travaux poursuivis par Wurtz jusqu’à son dernier jour et qu’il ne lui a pas été donné d’achever complètement.
Il trouva qu’un mélange d’aldéhyde et d’acide chlorhydrique étendu, abandonné pendant quelque temps à lui-même, fournit un composé nouveau, qui est un polymère de l’aldéhyde, réunissant en lui les fonctions d’aldéhyde et d’alcool.
M. Kekulé avait fait voir que l’action de l’acide ’chlorhydrique à chaud sur l’aldéhyde donne de l’aldéhyde crotonique.
En ménageant la réaction, c’est l’aldéhyde-alcool : l’aldol, CH3.CHOH.CH2.CHO qui prend naissance ; il est susceptible de se transformer en aldéhyde crotonique C H3. CH : CH. CHO en perdant de l’eau.
Wurtz soumit à une étude approfondie l’aldol lui-même et ses dérivés, Dans la belle conférence faite ’à la Société chimique sur l’histoire chimique de l’aldol [5], il rapporte qu’il a opéré sur environ 100 kilogrammes d’aldéhyde ; cela donne une idée du nombre et de la variété des expériences qu’il a dû instituer pour résoudre les problèmes difficiles qui se posaient à chaque pas dans ce travail.
Il s’attacha d’abord à en montrer la double nature aldéhydique et alcoolique par les réactions caractéristiques.
L’aldol, en effet, donne des éthers comme les alcools ; il se transforme en acide B-oxybutyrique par oxydation avec simple fixation d’un. atome d’oxygène, comme les aldéhydes ; comme celles-ci, il est transformé par hydrogénation en un butylglycol ; il se combine avec l’ammoniaque, et, chose intéressante, lorsqu’on chauffe le produit de celle dernière réaction dans un courant d’ammoniaque, il donne la collidine.
D’autre part, dans la distillation de l’aldol, il se sépare des corps résineux d’où l’on peut extraire le dialdane, formé par l’union de deux molécules d’aldol avec élimination d’une molécule d’eau.
Le dialdane est une aldéhyde et donne un acide oxyalanique, un alcool dialdanique, une base formée par l’union de deux molécules de dialdane et de deux molécules d’ammoniaque avec élimina tion de trois molécules d’eau. Cette dernière se rapproche beaucoup par sa composition et ses propriétés des bases naturelles. Elle a de plus la propriété singulière, étant en solution dans l’eau, de se coaguler par la chaleur comme l’albumine et de se redissoudre par le refroidissement.
L’action de la chaleur sur l’aldol fournit d’autres dérivés encore, d’abord un isomère du dialdane fort bien cristallisé, mais qui ne se produit qu’en petite quantité et don t la nature n’est pas encore établie, puis un autre isomère liquide, visqueux, qui parait d’après son dédoublement être un éther oxybutyrique du butylglycol.
Nous n’avons pas mentionné encore le paraldol, isomère solide de l’aldol, et qui est pour lui ce que la paraldéhyde est pour l’aldéhyde.
On voit combien de corps nouveaux a fourni ce travail ; mais son importance ne se mesure pas à leur nombre. Il est remarquable surtout par l’exemple qu’il a fourni de complications moléculaires, de synthèses se produisant sous l’influence d’agents opérant à basse température et dans des conditions qui se trouvent réalisées dans la nature. Les principes aldéhydiques sont fréquents dans les végétaux ; ils peuvent s’aldoliser. suivant l’heureuse expression employée par Wurtz pour caractériser celte sorte de réactions dans lesquelles se soudent deux molécules, dont l’une au moins est une aldéhyde, cette soudure s’effectuant par suite de la formation d’un oxhydryle, dont l’oxygène est fourni par le groupe aldéhydique de l’une des molécules et l’hydrogène par un groupe méthyle de l’autre molécule. Les acétones aussi peuvent se comporter d’une manière analogue. Nous pouvons entrevoir dans ces faits l’explication d’un grand nombre de synthèses naturelles, avec la possibilité de les réaliser.
Nous avons signalé plus haut, à l’occasion de la découverte de l’hydrate d’amylène, les travaux de Wurtz sur les densités de vapeur anomales. Ils ont pris leur point de départ dans ce fait que les chlorhydrate, bromhydrate et iodhydrate d’amylène possèdent deux densités de vapeur, l’une à une température relativement basse. l’autre deux fois plus faible que la première à une température plus élevée. Wurtz interprète ce fait par une décomposition de ces éthers en acides chlorhydrique, bromhydrique et iodhydrique d’une part, amylène de l’autre, décomposition suivie d’une recombinaison, lorsque la température s’abaisse. On aurait donc d’abord la densité de vapeur normale de la molécule, puis la température s’élevant, celle d’un mélange de deux molécules.
Pareille interprétation avait été appliquée déjà aux densités de vapeur. ne rentrant pas dans la règle d’Avogadro, par MM. Cannizzaro, Kopp, Wurtz lui-même, Kekulé, Hofmann.
M. Henri Sainte-Claire Deville se refusa à l’admettre, malgré l’expérience frappante de M. Pebal, qui réussit à mettre en évidence, par simple diffusion, la décomposition de la vapeur de chlorhydrate d’ammoniaque ; malgré celle de M. de Thau qui a montré que les deux gaz chlorhydrique et ammoniac ; en se rencontrant à 350°, ne subissent aucun changement de volume ; malgré celles de M. de Marignac et de M. Horstmann, d’après lesquelles la chaleur de vaporisation du sel ammoniac se rapproche beaucoup de la chaleur de combinaison de l’acide chlorhydrique et de l’ammoniaque.
En raison de la grande importance théorique de l’hypothèse d’Avogadro et d’Ampère, Wurtz s’est attaché à la vérifier par plusieurs séries d’expériences.
Il a déterminé la densité de vapeur du perchlorure de phosphore, dont M. Cahours avait fait connaitre la condensation anomale, à des températures relativement basses et voisines du point d’ébullition du corps.
Pour cela, dans une première série d’expériences, il a fait diffuser une petite quantité de perchlorure dans l’air. Il a trouvé ainsi des nombres plus forts que ceux ,obtenus par M. Cahours à des températures plus élevées et sous des pressions non diminuées. Une deuxième série lui a donné comme moyenne le nombre même correspondant à la condensation en deux volumes. Pour celle-là, il a réalisé une conséquence qu’il a déduite de la théorie de la dissociation de Henri Sainte-Claire Deville. Il a pensé qu’il parviendrait à retarder la décomposition de la vapeur de perchlorure en diffusant celle-ci dans une atmosphère, non plus inerte comme dans les expériences précédentes, ’mais formée de l’une des vapeurs produites par la décomposition. Il a donc pris la densité de mélanges de protochlorure et de perchlorure de phosphore. Si la vapeur de perchlorure était décomposée, avec mise en liberté de chlore, et non pas seulement volatilisée, le protochlorure en excès devait réagir sur le chlore et régénérer pne certaine proportion de perchlorure, ou en définitive retarder la décomposition de celui-ci. C’est, en effet, ce qui a lieu, ainsi que le prouvent les nombres obtenus à des températures voisines de 170°, en prenant la densité des mélanges et en analysant ceux-ci. Ils montrent que, dans ces conditions, la dissociation est supprimée et la densité normale.
L’occasion de revenir encore sur ce sujet important lui fut fournie par les expériences de [M. Troost-art773] relatives à l’hydrate de chloral et par les observations qui y furent jointes par H. Sainte-Claire-Deville. L’hydrate ne chloral, comme on sait, depuis l’étude qu’en a faite Dumas, a une densité de vapeur qui correspond à quatre volumes. Cette anomalie a été expliquée par les partisans de l’hypothèse d’Avogadro comme les autres analogues en admettant que l’hydrate en se réduisant .en vapeur est dissocié en chloral anhydre et eau.
M. Troost eut l’idée ingénieuse d’introduire dans cette vapeur un sel hydraté, l’oxalate de potassium, don t la tension de dissociation est inférieure à la pression : que devait posséder la vapeur d’eau dans le mélange, en supposant la vapeur d’hydrate de chloral dissociée. Dans ces conditions, si la vapeur était sèche, il devait y avoir augmentation de tension, par la dissociation du sel hydraté ; si la vapeur au contraire était dissociée, l’introduction du sel hydraté ne devait pas en augmenter la tension. Les premières expériences de M. Troost, faites sur un très petit volume de vapeur, avaient semblé donner des résultats contraires à l’hypothèse de la . dissociation.
M. Wurtz les répéta avec le plus grand soin et en en variant les conditions, en opérant, entre autres, comparativement sur l’hydrate de chloral et sur un mélange d’air et de vapeur d’eau, dans lequel cette dernière avait une tension égale à celle de l’eau dans la vapeur d’hydrate de chloral supposé dissocié ; en variant la température, ce qui permet, lorsqu’on élève un peu celle-ci, d’opérer sur un poids plus grand de vapeur et de diminuer ainsi les erreurs provenant de l’introduction accidentelle d’une petite quantité d’eau ou d’air. Le résultat fut toujours que l’introduction de l’oxalate de potassium n’exerçait aucune action sensible sur la tension de la vapeur, et que, par conséquent, celle-ci se comportait comme un mélange et non comme une combinaison.
Il a montré aussi qu’inversement l’oxalate de potassium sec reprend lentement dé l’eau soit à 100°, soit à 79° dans une atmosphère d’air ou de chloroforme humide dans laquelle la tension de la vapeur d’eau est notablement supérieure à la tension de dissociation du sel hydraté, et qu’il se comporte exactement de même dans une atmosphère de vapeur de chloral hydraté.
Il ne s’est pas contenté de ces faits si démonstratifs, Il a pris encore la question à un point de vue différent, en cherchant si la l’encontre de la vapeur de chloral anhydre et d’eau donnait lieu à un dégagement de chaleur. Il a trouvé qu’en faisant rencontrer les deux vapeurs dans un appareil formé dé tubés larges repliés plusieurs fois sur eux-mêmes et plongés dans un bain maintenu à une tempéra Lure un peu supérieure à celle de l’ébullition de deux corps, on n’observe aucun changement de température. Rien n’autorise donc à admettre qu’il y ait combinaison.
Les expériences ont été variées de bien des façons ; faites sous la pression ordinaire ou sous pression réduite, dans des appareils disposés de manière à éviter tout refroidissement extérieur, comme aussi l’absorption trop rapide de la chaleur qui pouvait être produire intérieurement par la masse du bain-marie, toujours la variation du thermomètre fut insensible. De l’ensemble de tout ce travail il résulte, ainsi que des analogies avec l’hydrate de bromal et des expériences de diffusion, que l’hydrate de chloral est dissocié lorsqu’il est réduit en vapeur.
Nous avons résumé en quelques lignes seulement les importantes expériences de Wurtz. La publication ’des premières a été suivie d’une longue polémique soutenue principalement contre ses éminents confrères, Henri Sainte-Claire Deville et M. Berthelot. La simple question de fait, relative à l’hydrate de chloral, s’élargit en une discussion où furent mis en cause les fondements de la chimie atomique. Ce n’est pas ici le lieu de la résumer ; aussi bien faut-il la lire tout entière ; car, si les illustres adversaires en sont sortis, comme il arrive d’ordinaire, affermis chacun dans son opinion, le public scientifique ne peut que gagner à étudier les arguments présentés de part et d’autre sous une forme élevée, les objections réfutées aussitôt que posées, soit par des raisonnements, soit par des expériences, et la vérité serrée de plus en plus près, malgré ses obscurités.
L’un des derniers travaux qui aient occupé Wurtz, en même temps que la suite de ses recherches sur l’aldol, est celui qu’il a fait sur la papaïne, ferment soluble découvert par lui et par M. Bouchut dans le suc du Carica papaya.
L’étude de ce ferment a fourni plusieurs résultats intéressants et d’une portée générale ; le ferment est soluble et précipitable de sa solution par l’alcool ; il présente une composition voisine de celle des matières albuminoïdes ; il transforme la fibrine en peptone, et cela en se fixant sur la fibrine, de telle façon qu’on peut laver celle-ci a près son con tact avec la solution de papaïne, et qu’elle continue néanmoins de se dissoudre lorsqu’elle est digérée avec de l’eau pure. Les parties solubles peuvent agir sur une nouvelle quantité de fibrine. La papaïne elle-même, en contact à 50 ou 100° avec de l’eau, est susceptible de s’hydrater. Il semble donc qu’elle agit sur la fibrine comme le fait, dans certains cas pour d’autres corps, l’acide sulfurique, eu l’hydratant par la formation de combinaisons éphémères qui se font et se défont sans cesse.
La pepsine se comporte, d’ailleurs, exactement de même, et la peptonisation paraît pouvoir être ramenée à une hydratation.
III.
Ce n’est .pas seulement par ses brillantes découvertes, par ses travaux de laboratoire persévérants et par son enseignement oral que Wurtz a pris une part considérable à l’essor de la chimie organique.
Ainsi que nous l’avons dit plus haut, il a contribué, plus que personne, à faire connaître en France les travaux des chimistes étrangers, par des extraits qu’il publiait mensuellement dans les Anita/es de chimie et de physique, depuis 1852 jusqu’en 1872. Ces extraits, faits avec la clarté qui se retrouve dans tous ses écrits, sont souvent accompagnés de notes critiques ou de discussions présentant un haut intérêt.
Ce travail, fait pour les Annales et qui ne pouvait porter que sur un nombre restreint des mémoires les plus importants, n’a pas empêché Wurtz de créer, en 1858, ainsi que nous l’avons dit déjà, en même temps que le Bulletin de la Société chimique, le Répertoire de chimie pure, qui devait donner en livraisons mensuelles un résumé de toutes les publications chimiques de la France et de l’étranger. Ce Répertoire et celui de chimie appliquée furent, pour des raisons de librairie, fondus avec le, Bulletin ; mais Wurtz continua longtemps encore à s’occuper de la rédaction de celui-ci et à lui fournir des articles. Son nom a ûguré jusqu’au dernier jour parmi ceux des membres de la commission de rédaction.
Un service plus grand encore a été rendu par lui à la science française par la publication du Dictionnaire de chimie pure et appliquée qui, commencé en 1868, avec la collaboration d’un grand nombre de savants français, a été terminé en 1878. Un supplément dont la plus grande partie a paru était sur le point d’être terminé sous sa direction et le sera par ses collaborateurs. Outre la part active qu’il prenait à la direction et à la révision des épreuves, il a écrit lui-même nombre d’articles importants tels que : Anhydrides, Atomicité, Théorie atomique, etc.
On lui doit surtout l’introduction magistrale, dans laquelle il trace à grands traits, en un magnifique langage, l’histoire des doctrines chimiques depuis Lavoisier, montrant d’abord la science chimique constituée par ce puissant génie, qui lui donne à la fois la vraie méthode et une théorie qui a suffi pendant longtemps à l’exposition des faits connus et qui trouve son expression dans la nomenclature due à la collaboration de Guyton de Morveau et de Lavoisier.
Les nouvelles découvertes qui viennent d’abord, semble-t-il, confirmer la théorie de Lavoisier, qui obligent à mesure qu’elles se multiplient à la modifier, puis à la remplacer par la théorie dite atomique, sont exposées ensuite dans des chapitres portant comme titres les noms des chimistes dont les travaux et les idées ont eu l’influence la plus marquée :
Dalton et Gay-Lussac, les proportions définies et multiples et l’hypothèse atomique d’une part, la loi des volumes gazeux de l’autre ;
Berzélius et son hypothèse électro-chimique avec la notation symbolique qui s’y rattache et dont il a été l’auteur, en même temps la théorie dualistique poussée à l’extrême au moment même où Dumas, par la découverte des substitutions, venait en miner les fondements et préparer la voie aux deux savants qui ont le plus contribué à transformer ;
Laurent et Gerhardt, unis dans leur œuvre comme dans leur vie ; le premier, développant et élargissant les idées de Dumas sur la substitution, et préludant à la théorie du type par celle des noyaux ; le second se plaçant d’abord d’une manière quelque peu excessive à l’antipode de la théorie dualistique par son système unitaire, puis modifiant et corrigeant ses idées sous l’influeuce des découvertes nouvelles et pour les mettre d’accord avec celles-ci, surtout avec celles des ammoniaques composées de Wurtz, et des éthers mixtes de M. Williamson, et aboutissant à la théorie des types, c’est-à-dire aux formules rationnelles les plus élégantes et les plus claires, après avoir commencé par battre en brèche toutes les formules rationnelles. Avec cela, l’idée de comparer tous les corps sous un même volume de vapeur, les nouveaux poids atomiques déduits de celle considération, la notion des séries homologues et des fonctions chimiques, c’est une belle et grande part dans la construction de l’édifice chimique moderne, pour un homme mort dans la force de l’âge, avant d’avoir pu tirer lui-même la conséquence de ces idées originales et fortement liées entre elles.
Vient ensuite le tableau des doctrines actuelles : l’étude des acides phosphoriques par Graham, de la glycérine et de ses composés par M. Berthelot, ramenèrent l’attention sur des composés dont la complexité dépassait évidemment celle du type simple eau.
Wurtz interpréta leur formation par l’existence de radicaux susceptibles de se substituer à plusieurs atomes d’hydrogène dans autant de molécules d’eau ; il montra même, ainsi que nous l’avons dit à propos de ses travaux, cette valeur de substitution croissant dans les radicaux organiques avec le nombre des atomes d’hydrogène qui leur ont été enlevés et, comme conséquence, il prit un carbure saturé diminué de deux atomes d’hydrogène, et trou va ainsi le radical diatomique ou bivalent du glycol.
Cette notion d’atomicité ou de valeur des radicaux devait nécessairement être appliquée anx éléments dont les radicaux sont les représentants ; elle le fut par M. Cannizzaro pour les métaux, puis d’une manière plus fructueuse encore par M. Kekulé et par l’infortuné Couper, qui, ayant reconnu que le carbone est tétratomique, trouvèrent dans celle circonstance, accompagnée de la propriété que possède à un haut degré cet élément de se saturer lui-même partiellement ou en totalité, la raison de la complication infinie et de la variété des combinaisons organiques.
Il ne restait plus qu’à tirer les conséquences de ces idées fécondes et à reconnaitre par l’expérience que les formules développées, construites avec ces données et en regardant les éléments qui sont, pour ainsi dire, les satellites de chaque atome de carbone comme lui appartenant en propre au lieu de faire partie d’une sorte de masse commune gravitant autour de l’ensemble des atomes de carbone, que ces formules représentent en nombre les divers isomères possibles des composés, pour établir sur une base solide une théorie, qui satisfait à la fois à la représentation des faits chimiques connus, à la découverte d’innombrables composés nouveaux et de relations nouvelles entre des composés connus, à l’exposition claire et mnémonique de la science et qui a encore le privilège de faire concorder les données physiques avec celles de la chimie.
Voilà le grand tableau placé par Wurtz à l’entrée de son dictionnaire, et nul, mieux que lui, ne pouvait en tracer les lignes et leur donner la vie. A une science profonde et exacte, il joignait la puissance de l’imagination, l’admiration pour tous ceux qui ont fait faire un progrès aux connaissances humaines, le besoin de leur rendre justice, et cette connaissance vivante des choses qu’ont ceux-là seulement qui ont vécu au milieu d’elles et qui peuvent en revendiquer leur part.
Nous retrouvons toutes ces qualités au plus haut degré dans le volume publié par Wurtz en 1879 et intitulé la Théorie atomique. C’était là, disait-il lui-même, l’ouvrage dont la rédaction lui avait coûté le plus de peine et qui satisfaisait le mieux son esprit, toujours difficile envers lui-même et prêt à accueillir la critique.
C’est le monument le plus complet qui ait été élevé aux théories nouvelles. Aussi bien n’a-t-il pas été construit du premier coup Wurtz s’y est préparé par plusieurs expositions moins complètes, moins achevées, les unes parce qu’elles étaient forcément resserrées dans un cadre étroit, les autres parce que certains points de la science n’avaient pas encore acquis le dernier degré de clarté.
La première en date est celle que nous trouvons parmi les leçons professées devant la Société chimique en 1863, et qui a paru également en un volume séparé sous le nom de Philosophie chimique.
Dans une première leçon, il y expose le développement historique des notions d’équivalent, d’atome, de molécule en insistant particulièrement sur les raisons qui ont porté Gerhardt et après lui MM. Cannizzaro, Kekulé et autres à adopter les nouveaux poids atomiques.
Dans la deuxième, il expose la théorie des types et montre comment elle s’explique par l’atomicité.
La troisième montre les applications que l’on peut faire à la chimie minérale de ces notions introduites par l’étude des composés organiques.
Ce dernier point de vue et particulièrement les analogies que l’on peut signaler entre l’oxyde d’éthylène et les oxydes des métaux diatomiques comme la chaux, entre le glycol et l’hydrate de calcium, entre les dérivés éthérés du glycol et divers sels, avaient déjà fait l’objet d’une leçon professée devant la Société chimique de Londres en 1862, pendant l’exposition universelle, et qui a paru dans le journal de celte Société sous le titre : Sur l’oxyde d’éthylène considère comme un lien entre la chimie organique et la chimie minérale.
En 1864, Wurtz fut chargé par Balard, dont l’esprit libéral est ouvert s’est fait voir en cette occasion comme en tant d’autres, de le suppléer pour quelques leçons au Collège de France et d’exposer ainsi en public les nouvelles théories chimiques. Il fit sur ce sujet douze leçons qui furent recueillies par F. Papillon et publiées dans le Moniteur scientifique du docteur Quesneville. On y trouve avec plus de développement les points de vue exposés à la Société chimique et en outre quelques hypothèses sur la cause de l’atomicité. hypothèses que le savant professeur expose avec sa réserve habituelle et en en appelant toujours à l’expérience comme devant trancher en dernier ressort là où la théorie n’a pu que grouper les faits et souvent seulement poser le problème. Ce qu’il fait ressortir en commençant, c’est que la chimie est une, qu’il n’y a pas à parler rigoureusement de chimie nouvelle ; qu’il ne s’est pas produit dans le développement des conceptions chimiques de mutations brusques, de bouleversements violents, de révolutions en un mol. La chimie est depuis Lavoisier en état d’évolution continue, de perfectionnement incessant ; mais celle d’aujourd’hui n’est que la continuation de la chimie du commencement du siècle. .
C’est vers la même époque (1864) qu’il publia les deux volumes de sa Chimie médicale ; mais ici la théorie tient peu de place. Ils renferment surtout un ex posé succinct des faits chimiques, au point de vue typique, mais dans lequel l’auteur, pour ménager les transitions, emploie encore la notation en équivalents.
Il n’en fut pas de même dans ses Leçons élémentaires de chimie moderne, destinées à introduire dans l’enseignement secondaire les idées et la notation nouvelles. L’exposition qui est faite de celles-ci est simple et claire, comme il le fallait pour un enseignement élémentaire ; si les théories sont réduites, ainsi qu’il était naturel, à leur expression la plus sim ple, elles pénètrent l’ouvrage tout entier. La lecture et l’étude de celui-ci montrent bien que, quoi qu’on en ait dit, les idées et la notation nouvelles, loin de compliquer l’exposition même de la chimie minérale, s’y prêtent parfaitement par la logique qu’elles y introduisent, en reeliant entre eux le plus grand nombre possible de faits qui se correspondent.
La première édition de ce petit livre est de 1867-1868. Il terminait la cinquième au commencement de 1884, l’ayant notablement accrue surtout pour la chimie organique tout en lui conservant son caractère élémentaire.
En 1874, Wurtz ouvrit, comme président, le Congrès de Lille de l’Association française pour l’avancement des sciences par un discours sur la théorie des atomes dans la conception générale du monde. Après avoir rappelé la société idéale que Bacon plaçait dans sa nouvelle Atlantide et à laquelle il donnait pour but le proogrès de la civilisation par la recherche de la vérité, et pour moyen de reconnaître la vérité, dans l’ordre de la nature, l’expérience et l’observation, il fait voir dans la société moderne la réalisation de l’utopie du chancelier d’Angleterre, Les efforts des savants du monde entier convergeant vers le même but, en se servant des mêmes moyens et produisant celle merveilleuse floraison de la science dont nous sommes les témoins. Puis Il esquisse à grands traits l’histoire de la chimie et de ses transformations depuis Lavoisier, pour aboutir aux derniers progrès à la théorie atomique, dont il montre à la fois le côté satisfaisant pour l’esprit, et la sanction pour ainsi dire dans les magnifiques découvertes auxquelles elle a conduit : celle des couleurs dérivées du goudron de houille, celle de l’alizarine artificielle.
Ayant fait voir la fécondité de la théorie atomique en chimie, il peint, dans un langage d’une poésie incomparable, comment la physique, elle aussi, y a trouvé un élément de progrès ; comment les vibrations atomiques qui sont l’explication la plus probable des propriétés chimiques peuvent servir aussi pour celles des phénomènes physiques, chaleur, lumière, électricité ; comment l’analyse spectrale qui nous permet de sonder Il au point de vue chimique les profondeurs du ciel suppose, elle aussi, des particules en mouvement vibratoire, et comment ainsi tout se lie dans la science.
En 1878, Wurtz fut appelé par la Société chimique de Londres à faire devant elfe dans l’amphithéâtre de la Royal Institution la leçon dédiée à la mémoire de Faraday. Guidé à la fois par ses préoccupations du moment et par le désir de rattacher sa leçon à l’une des belles découvertes de Faraday, il choisit pour sujet : lx constitution de la matière à L’état de gazeux. Faisant rapidement l’histoire des gaz, il rappelle comment peu à peu la distinction entre ces corps et les vapeurs a disparu sous les efforts de Faraday, qui a réussi à liquéfier le chlore, l’acide sulfureux, l’ammoniaque, l’hydrogène sulfuré, etc., puis en dernier lieu de MM. Cailletet et Pictet, qui, guidés par une connaissance plus complète des propriétés des vapeurs et des gaz, fondée sur la théorie cinétique, ont réussi en employant à la fois une forte pression et un froid intense. produit par une réfrigération extérieure et en même temps par une détente partielle du gaz comprimé, à liquéfier les gaz les plus réfractaires, l’oxygène, l’azote. l’oxyde de carbone et peut-être même l’hydrogène.
Abandonnant le côté physique de la question, il se tourne vers le côté chimique et expose de nouveau. l’hypothèse d’Avogadro et d’Ampère sur la relation entre les poids moléculaires des corps simples et des corps composés, avec les densités des vapeurs. Ne pouvant aborder la discussion de toutes les objections qui. ont été faites à cette hypothèse, il rappelle la longue discussion sur la vapeur d’hydrate de chloral et montre à la Société, en introduisant de l’acétate de potassium cristallisé dans deux tubes barométriques. renfermant l’un un certain volume de vapeur d’hydrate de chloral, l’autre un même volume de vapeur de chloroforme, que dans le premier des tubes l’introduction de l’oxalate ne fait pas varier le niveau du mercure, et que dans l’autre, au contraire, le mercure s’abaisse en raison de la tension de dissociation’ de l’eau de cristallisation de l’oxalate. Cette tension est contre-balancée dans le premier tube par)a tension de la vapeur d’eau dans la vapeur d’hydrate de chloral.
C’est là une preuve frappante de la dissociation de cette vapeur.
Est-ce une démonstration irréfragable des considérations théoriques qui servent de fondement à la chimie atomique ? En aucune façon. Dans les sciences physiques rien n’est certain que les faits bien observés et-leurs conséquences immédiates ; si nous cherchons à prendre ces faits pour base d’une théorie générale quelconque, il arrive que des données hypothétiques viennent se mêler à nos déductions. Dans le cas actuel, cette hypothèse consiste en ce qu’on regarde les gaz comme formés de molécules et celles-ci, à leur tour, d’atomes. Faut-il rejeter ou dédaigner cette hypothèse parce qu’elle n’est pas susceptible de vérification directe ? Les théories peuvent être contrôlées par leurs conséquences et acquérir ainsi un degré plus ou moins grand de probabilité. C’est à de pareilles vérifications qu’a été soumise la théorie d’Avogadro et jusqu’ici rien n’est venu la contredire.
Elle marque un grand progrès vers la solution du problème éternel de la constitution de la matière.
C’est à la suite de tous ces travaux préparatoires que Wurtz a écrit son livre sur la théorie atomique (1879).
Une large introduction historique rappelle l’origine de la notion moderne des atomes, due à Dalton et dont il faut faire remonter l’origine à la loi de la fixité des combinaisons établie par Prout, et à la loi de proportionnalité due à Richter.
Les poids atomiques de Dalton, qui ne sont que des nombres proportionnels, sont transformés par la découverte de la loi des volumes de Gay-Lussac, et par les conséquences qu’en ont tirées Avogadro et Ampère, puis Berzélius, en poids atomiques.
Néanmoins, quoique le fondement soit posé, il faut encore bien des découvertes et des progrès pour compléter la théorie telle qu’elle est établie aujourd’hui.
La loi de Dulong et Petit, puis la découverte de l’isomorphisme par Mitscherlich viennent fortifier les idées atomiques et donner un contrôle à la détermination des poids relatifs des atomes qui jusqu’alors avaient été fondés sur des considérations souvent très hypothétiques.
Berzélius lui-même tira parti de ces ressources nouvelles, modifia ses poids atomiques, et publia en 1826 un tableau qui est d’accord pour presque tous les corps avec les nombres admis aujourd’hui.
. Il restait pourtant des difficultés considérables provenant de ce que Berzélius avait confondu les notions d’atome et de volume, et n’avait pas fait de distinction entre les molécules et les atomes des corps simples. Ces difficultés empêchèrent beaucoup de chimistes d’adopter les poids atomiques de Berzelius et à la suite de Gay-Lussac, quoique d’une manière moins logique que lui, ils se servirent des équivalents ou nombres proportionnels, qui ne suffisent pas pour exprimer d’une manière simple et complète les points de vue nouveaux qui vont être introduits dans la science.
Laurent et Gerhardt remettent en honneur l’hypothèse d’Avogadro et d’Ampère en distinguant les atomes des molécules et cette distinction fait disparaître la plupart des difficultés opposées à la notation de Berzélius. Les molécules des divers corpspour être compaarables doivent être prises sous volumes égaux de vapeur ; de là résultent les types chimiques, qui, entre les mains de Gerhardt, de M. Williamson, de Wurtz lui-même et de tant d’autres, ont renouvelé la chimie organique.
Une dernière modification importante, due à M. Cannnizzaro, devait être apportée aux poids atomiques de Gerhardt. Celui-ci, comparant les protoxydes métalliques à l’eau, admettait qu’ils renfermaient tous deux atomes de métal pour un atome d’oxygène. C’est vrai pour ceux de potassium, de sodium, etc. ; mais Gerhardt avait appliqué la même règle à la baryte, à la chaux, etc. Le savant chimiste italien fit voir que ces. derniers oxydes, bien différents des premiers, sont diatomiques et qu’ils ne renferment qu’un atome de métal, ce qui s’accorde à la fois avec les analogies et avec la loi de Dulong et Petit.
Wurtz discute ensuite soigneusement les objections fai tes à l’hypothèse d ’Avogadro, celles fondées sur l’existence de corps dont la molécule répond à un volume de vapeur plus grand que 2, celles aussi qui ont été tirées de la densité de vapeur des corps simples, pour lesquels on est contraint d’admettre que leur vapeur renferme tantôt 1, le plus souvent 2, quelque-fois 3, 4 et 6 atomes. .
Il montre comment ces objections son t levées par les faits observés plus complètement ou par des considérations très simples,puis il insiste sur l’accord remarquable des nouveaux poids atomiques, non pas seulement avec une propriété qui aurait servi à les déterminer, mais avec toute une série de propriétés diverses, chaleur spécifique, isomorphisme, analogies chimiques, etc.
C’est une occasion pour l’auteur d’exposer les classifications des corps simples ; la plus ancienne, toujours bonne, de M. Dumas, pour les métalloïdes, puis celle de M. Mendeleïev, qui met en évidence des relations numériques remarquables entre les poids atomiques des éléments, en même temps que des analogies de propriétés variant périodiquement avec ces poids atomiques.
Le premier livre contient, ainsi qu’on vient de le voir, la partie physique de la question. Dans un deuxième livre, plus spécialement chimique, Wurtz expose ce qui concerne l’atomicité ou’ valence des atomes, Il montre comment cette notion d’une valeur différente de combinaison des éléments, d’abord méconnue, est entrée dans la science par l’étude des radicaux auxquels il aurait été difficile de refuser cette propriété, ainsi qu’il l’a indiqué lui-même le premier, d’abord pour l’acide phosphoreux, puis pour la glycérine : comment, entre les mains de M. Kekulé, la considération de la tétratomicité du carbone et de la saturation partielle de cet élément par lui-même est devenue le pivot de la chimie organique.
Il insiste sur la distinction capitale qui existe entre l’affinité ou énergie chimique et l’atomicité ou valeur de combinaison ; il montre que : celle-ci est relative et peut varier à la fois avec la nature des atomes mis en présence et avec la température.
Il fait voir comment la notion d’atomicité explique toutes les théories partielles qui ont surgi depuis cinquante ans, comment elle rend compte des propriétés des radicaux, de la théorie des types et comment, allant plus loin, elle fait comprendre la structure des corps et les isoméries qui sont sa véritable pierre de touche. Après tous ces chapitres dans lesquels, malgré le point de départ hypothétique, le dernier mot reste aux faits qui ont été reliés pal’ son moyen et qui subsisteraient quand bien même la base devrait être changée, vient un dernier chapitre consacré à l’examen des hypothèses sur la constitution de la matière. Nous sortons ici de la chimie pour entrer soit dans les conceptions philosophiques, soit dans la’ physique moléculaire. Continuité ou discontinuité de la matière, tentatives faites en se fondant sur la théorie des gaz pour apprécier la vitesse moyenne des molécules gazeuses et jusqu’aux dimensions des molécules, explication de l’existence des atomes par la théorie des tourbillons de sir W. Thomson ; ces hypothèses sont exposées ou discutées avec une clarté, une élévation de langage, une poésie et en même temps une réserve scientifique qui sont bien faites pour mettre le lecteur à même de faire le départ entre ce qui est acquis définitivement à la science et ce qui est seulement un essai plus ou moins aventureux d’approcher un peu plus de la solution du problème, probablement insoluble pour nos esprits bornés, de la constitution de la matière.
Tel est, dans une rapide et sèche analyse, ce livre qui èst comme le produit le plus complet, le plus parfait de la vie scientifique entière de Wurtz. Il restera, dans sa lumineuse concision, comme un monument marquant, lorsque les progrès de la science auront produit dans les idées des modifications ’nouvelles, de la manière la plus fidèle et dans la forme la plus élevée, le point où en était arrivée la théorie atomique vers la fin du XIXe siècle.
Deux missions données à Wurtz par l’administration de l’instruction publique l’ont conduit en Allemagne et en Autriche pour y étudier les laboratoires d’enseignement et de recherches pour la chimie, la physiologie et l’anatomie. Les rapports adressés aux ministres forment deux beaux volumes dans lesquels sont réunis les documents les ,plus précis, appréciés avec la haute compétence d’un homme qui a passé sa vie dans le laboratoire, sur tout ce qui concerne la construction et l’installation des grands laboratoires visités par lui.
Ces travaux seront certainement mis à profit dans les constructions nouvelles de l’École de médecine et de la Sorbonne. Malheureusement si, pour l’un . comme pour l’autre, Wurtz a pu fournir des indications générales qui auront été mises à profit, nous l’espérons, il ne lui a pas été donné de présider aux détails d’installation des laboratoires et de-mettre au service de nos établissements d’instruction chimique sa longue expérience et ses études spéciales.
Depuis un assez grand nombre d’années, Wurtz avait divisé son enseignement de l’École de médecine en deux parties distinctes, consacrant deux leçons par semaine à la chimie générale et réservant la troisième pour la chimie biologique.
Lorsqu’il avait publié sa chimie médicale, il avait hésité à la compléter par la chimie biologique, trouvant, lui qui était épris de clarté et d’exactitude, dans celte partie de la science beaucoup d’obscurités et d’incertitudes. Après quelques années d’enseignement, c bien des questions ayant été élucidées, il se décida à publier un traité de chimie biologique, qui l’occupa jusqu’à ses derniers moments. Les épreuves des dernières feuilles avaient été corrigées par lui-même, et la . deuxième partie de l’ouvrage parut quelques semaines après sa mort. C’est comme un dernier acte de son activité professorale continuée à l’École de médecine pendant tant d’années et un legs précieux fait aux générations d’étudiants qui ne pourront plus profiter de son enseignement oral.
Membre du jury de l’exposition universelle de Vienne de 1873, Wurtz se chargea de rédiger un rapport sur les matières colorantes, et nous devons à cette circonstance un de ces lumineux résumés, comme il savait les faire, de l’état de l’industrie et de la science à cet. égard. Son rapport a paru en un volume chez Masson en 1876. Il est particulièrement intéressant en ce qu’il fournil l’historique de la découverte et des perfectionnements des matières colorantes artificielles, devenues si importantes, en allant jusqu’à celle de l’alizarine, alors toute nouvelle.
On voit combien prodigieuse et féconde a été l’activité de Wurtz : travaux de recherches et découvertes incessantes, enseignement oral et enseignement écrit, il a su tout mener de front avec la même verve et le même succès. Esprit vif et primesautier, apte aux besognes les plus diverses, il a, partout où il a passé, laissé des germes de vie et de progrès ; mais sa vivacité d’allures n’empêchait pas la Suite dans les idées, la persévérance dans un même travail, aussi longtemps que celle- ci pouvait avoir pour, résultat de dissiper les dernières ombres d’une question.
Il était fidèle dans ses amitiés, d’une franchise extrême, si bien qu’on eût pu dire souvent qu’il pensait tout haut. Parfois ses imprudences de langage lui ont valu des inimitiés bien peu méritées, car il eût été le premier à rendre service à ceux qu’il avait blessés sans s’en douter. JI était heureux des succès des autres, particulièrement de ceux de ses élèves, et plus fier de leurs découvertes que des siennes propres, prêt d’ailleurs, il l’a_montré souvent, à rendre justice à tous, même à ses adversaires.
Patriote ardent, il a toujours travaillé à la grandeur de son pays ; mais, comme bien d’autres, il a mieux compris, après nos malheurs, qu’elle n’était possible que par la liberté et par le travail, par l’instruction à tous les degrés, par l’esprit scientifique répandu jusque dans les milieux que leur avaient fermés l’ignorance ou une culture littéraire exclusive, enfin par le développement moral qu’à ses yeux le spiritualisme chrétien était seul capable d’assurer.
Nous trouvons ce souffle spiritualiste animant entre autres la péroraison du magnifique discours prononcé par lui à Lille, au congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, et dont nous avons parlé plus haut.
Cette notice ne peut être mieux terminée que par les paroles mêmes de l’homme éminent et bon que nous avons cherché à y faire revivre et qui a jeté un si vif éclat sur la science française. Il s’y montre avec sa haute éloquence, avec ses qualités de savant et de . penseur que le détail des expériences minutieuses n’a pas détourné de la- vue d’ensemble des choses, qui ne croit pas, pour avoir vu de grandes découvertes sortir de sa cornue, que tout puisse être ramené à des opérations chimiques ou physiques, et qu’il n’y a rien au delà de ce qui impressionne nos sens.
« J’ai essayé, messieurs, dit-il ; de vous retracer la marche des derniers progrès accomplis en chimie, en physique, en astronomie physique, sciences si diverses dans leur objet, mais qui ont un fonds commun , la matière : un but suprême, la connaissance de sa constitution, de ses propriétés, de sa distribution dans l’univers. Elles nous apprennent que les mondes qui peuplent les espaces infinis sont faits comme notre propre système et entraînés comme lui, et que, dans le grand monde, tout est mouvement, mouvement coordonné. Mais ; chose nouvelle et merveilleuse, celte harmonie des sphères célestes, dont parlait Pythagore et qu’un poète moderne a célébrée en vers immortels, se retrouve aussi dans le monde des infiniment petits. Là aussi tout est mouvement, mouvement coordonné, et ces atomes, dont l’accumulation constitue la matière, ne sont jamais en repos. Un grain de poussière est rempli d’une multitude innombrable d’unités matérielles dont chacune est agitée par des mouvements ! Tout vibre dans ce petit monde,
et ce frémissement universel de la matière, cette musique atomique, pour continuer la métaphore du philosophe ancien, est quelque chose de semblable à l’harmonie des mondes. Et n’est-il pas vrai que l’imagination demeure également subjuguée et l’esprit également troublé devant le spectacle de l’immensité sans bornes de l’univers et devant la considération des millions d’atomes qui peuplent une goutte d’eau ? Écoutez les paroles de Pascal :« Je veux, dit-il, lui peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une. infinité d’univers dont chacun a son firmament, sa terre, en la même proportion que le monde visible. »
« Quant à la matière, elle est partout la même, et l’hydrogène de l’eau, nous le retrouvons dans notre soleil, dans Sirius et dans les nébuleuses. Partout elle se meut, partout elle vibre, et ces mouvements qui nous apparaissent comme inséparables des atomes sont aussi l’origine de toute force physique et chimique .
Tel est l’ordre de la nature, et, à mesure que la science y pénètre davantage, elle met à jour, en même temps que la simplicité des moyens mis en œuvre, la diversité infinie des résultats. Ainsi, à travers le coin du voile qu’elle nous permet de soulever, elle nous laisse entrevoir tout ensemble l’harmonie et la profondeur du plan de l’univers. Quant aux causes premières, elles demeurent inaccessibles. Là commence un autre domaine que l’esprit humain sera toujours empressé d’aborder et de parcourir. Il est ainsi fait et vous ne le changerez pas. C’est en vain que la science lui aura révélé la structure du monde et l’ordre de tous les phénomènes : il veut remonter plus haut, et, dans la conviction instinctive que les choses n’ont pas en elles-mêmes leur raison d’être, leur support, leur origine, il est conduit à les subordonner à une cause première, unique, universelle, Dieu. »
CH. FRIEDEL,
De l’Institut.