M. Pierre-Eugène-Marcellin Berthelot est né à Paris le 25 octobre 1827. Son père était médecin et demeurait sur la place de l’Hôtel-de-Ville, qui s’appelait alors place de Grève. Il fit ses études classiques au lycée Henri IV, se distingua par la fécondité de son esprit autant que par la variété de ses aptitudes, obtint le prix d’honneur de philosophie au concours général de 1846, et se consacra depuis entièrement aux études scientifiques, prenant peu à peu tous ses grades, jusqu’à celui de docteur (avril 1854).
Balard, professeur de chimie au Collège de France, le choisit en janvier 1851 comme préparateur. M. Berthelot conserva ces fonctions très modestes pendant neuf ans, et le 2 décembre 1859 il fut nommé professeur de chimie organique à l’École supérieure de pharmacie. L’Académie des sciences lui décerna, en 1861, le prix Jœcker, pour ses recherches sur la reproduction artificielle des composés organiques par la synthèse organique. Deux ans plus tard, les principaux professeurs du Collège de France et les membres de la section de chimie de l’Académie des sciences, sur le conseil même de Balard, demandèrent au gouvernement de créer au Collège de France une chaire de chimie organique pour le jeune préparateur. Le ministre de l’Instruction publique, M. Victor Duruy, accueillit cette démarche, et le 8 août 1865 fut créée la chaire que M. Berthelot occupa constamment depuis cette époque. C’est là que le savant chimiste exposa ses découvertes sur la synthèse chimique, sur la mécanique chimique et sur la thermochimie. Il avait déjà publié une Chimie organique fondée sur la synthèse, livre qui a ouvert à la science une voie nouvelle (I860) ; - des Leçons sur les principes sucrés et sur l’isomerie (1862-1863) ; - des Leçons sur les méthodes générales de synthèse (1864) ; - des Leçons sur la thermochimie (1865), complétées en 1888 et 1883. En février 1883, il avait été élu membre de l’Académie de médecine dans la section de physique et de chimie. En 1867, il contribua à la création de l’École des hautes études, en faisant valoir l’utilité de cet établissement d’enseignement supérieur.
Resté à Paris pendant les événements de 1870-71, il présida, à partir du 2 septembre 1870, le Comité scientifique de défense. Il donna tous ses soins à la fabrication des canons, de la nitroglycérine, de la dynamite, des poudres de guerre, et prit une part active aux essais faits pour rétablir les correspondances par ballons et pigeons voyageurs entre la capitale et les départements, C’est grâce au Comité que l’on put fondre, dans Paris, quatre cents canons de campagne d’un nouveau modèle qui, du haut du plateau d’Avron, tinrent pendant un mois les Allemands en échec sur la route de Chelles, et que la fabrication de la dynamite, presque ignorée en France, put être improvisée dans les conditions les plus défavorables. Aussi M. Berthelot recueillit-il 30,913 voix aux élections générales du 8 février 1871, bien qu’il n’eût pas posé sa candidature. Quelque temps après le traité de Francfort, il écrivit au journal le Temps, au sujet de l’annexion de l’Alsace-Lorraine, une lettre qui fut très remarquée. Il y examinait les relations morales de la France et de l’Allemagne à travers les siècles, rappelait que le concours des deux nations se retrouvait à chaque grande époque dans l’histoire de la science moderne, et s’exprimait ainsi en manière de conclusion : « Les Allemands, entrainés par l’État conquérant qui les a conduits à la victoire, ont renié leurs anciennes vertus de modération et d’humanité. Ils ont pris par la force un peuple malgré lui. C’est là leur crime, celui qu’ils expieront tôt ou tard, s’ils ne s’en repentent volontairement : car on n’évite pas la Némésis. Le fer et le feu ne procurent point de garantie solide ; ils détruisent les empires, aussi vite qu’ils les élèvent ; ce sont là des vérités banales, pour nous surtout qui venons d’en faire la triste expérience. Cependant ce n’est pas le trésor du Rhin, ravi à main armée, quelle qu’en soit l’énormité ; ce n’est pas l’amertume de la défaite ; ce n’est ni le sang versé, ni les villages brûlés, ni les maisons pillées et dévastées qui nous font redouter l’avenir ; tout cela s’oublie d’une génération à l’autre dans la mémoire des hommes, et surtout dans la mémoire des Français, les moins rancuniers des humains. Sans doute, nous avons repris, les uns et les autres, les paisibles travaux de l’esprit ; nous poursuivons, chaque peuple pour son propre compte, les œuvres commencées avant la guerre. Mais ce qui ne s’oublie pas, c’est le principe moral violé, la force mise à la place du droit moderne, c’est-à-dire, je le répète, la force mise à la place du libre consentement des hommes. Ce sera là, si les Allemands ne comprennent pas que c’est au vainqueur à faire les avances et à rendre ce qu’il a pris à tort, ce sera là, malgré tous nos efforts pour éteindre la haine et calmer les esprits animés, ce sera la ruine commune de la France et de l’Allemagne, et peut-être la destruction de la civilisation occidentale. »
En 1872, M. Berthelot, dont les méthodes et les découvertes synthétiques avaient renouvelé la science depuis vingt ans, présenta le résultat de ses recherches sous la forme d’un Traité élémentaire de chimie organique. L’année suivante, le 3 mars, il fut élu membre de l’Académie des sciences. Beaucoup apprirent avec surprise que l’Institut n’avait pas appelé plus tôt dans son sein un homme dont les études avaient éveillé de si vifs échos. M. Berthelot comptait, en effet, depuis plusieurs années déjà, au nombre des savants les plus populaires. Il avait, l’un des premiers, trouvé la synthèse de certaines classes des principes immédiats. La première synthèse d’alcools avait été décrite par Würtz, la synthèse des corps gras appartenait à Berthelot. En outre, le nouvel académicien avait été amené par ses recherches sur les alcools et les éthers à soutenir que le vin le plus délicat pouvait être créé de toutes pièces. Il avait découvert le principe qui donne au château-larose le plus fin, au chambertin le plus exquis leur saveur particulière.
M. Berthelot succédait à un physicien, M. Duhamel. En lisant la notice des travaux qui lui valaient enfin les suffrages de l’Académie des sciences, il est difficile de ne pas être frappé de l’étonnante variété des recherches auxquels ce savant encore jeune a dû la juste notoriété de son nom. L’action chimique de la lumière, l’étude thermique des doubles décompositions, les principes généraux de la thermochimie, des mémoires sur la chaleur animale, la méthode des vases clos et les méthodes calorimétriques, tels sont les principaux chapitres de physique que M. Berthelot avait dès ce moment élucidés. Il s’était surtout efforcé, dans ses travaux, de faire concourir les méthodes physiques et chimiques à la solution des problèmes de la mécanique moléculaire, but commun vers lequel les théories des deux sciences tendent à se réunir, et plusieurs de ces mémoires avaient été couronnés à diverses reprises par l’Académie.
C’est en 1875 qu’il publia dans la Bibliothèque scientifique internationale son ouvrage sur la Synthèse chimique, grâce auquel il fit pour la première fois pénétrer le public dans le vif de son œuvre si féconde. Depuis l’apparition de sa Chimie organique, il n’avait cessé de perfectionner ses premières expé riences, et il avait trouvé des moyens plus directs pour réaliser la formation totale des premières combinaisons de carbone et d’hydrogène qui servent ensuite à préparer toutes les autres.
Quand on avait proclamé l’impuissance du chimiste à produire des matières organiques, on avait confondu deux choses : la formation des substances dont l’assemblage constitue les êtres organisés et la formation des organes eux-mêmes. Ce dernier problème n’est pas du domaine de la chimie ; jamais le chimiste ne prétendra fabriquer dans son laboratoire une feuille, un fruit, un muscle, un organe. Ce sont là des questions qui relèvent de la physiologie ; c’est à elle qu’il appartient d’en discuter les termes, de dévoiler les lois du développement des organes, ou, pour mieux dire, les lois du développement des êtres vivants tout entiers sans lesquels aucun organe isolé n’aurait ni sa raison d’être ni le milieu nécessaire à sa formation. Mais ce que la chimie ne peut faire dans l’ordre de la génération, elle peut l’entreprendre dans la fabrication des substances renfermées dans les êtres vivants. Si la structure même des végétaux et des animaux échappe à ses applications, elle a au contraire le droit de pré tendre à former les principes immédiats, c’est-à-dire les matériaux chimiques qui constituent les organes, indépendamment de la structure spéciale en fibres et en cellules que ces matériaux affectent chez les animaux et dans les végétaux. Cette formation même, et l’explication des métamorphoses que la matière éprouve dans les êtres vivants, constituent un champ assez vaste et assez beau. C’est celui-là que revendique la synthèse chimique.
L’œuvre de M. Berthelot se résume en deux idées essentielles : 1° la synthèse chimique, dont nous venons de parler ; 2° les principes mécaniques qui président à la génération des composés organiques, et plus généralement à l’ensemble des réactions chimiques dont cette génération représente un cas particulier. Ces principes qui reposent sur la mesure du travail moléculaire accompli dans les réactions (mesure donnée par la thermochimie) ont été posés par M. Berthelot dans son Essai de mécanique chimique, paru en 1879. Ils sont au nombre de trois : 1° le Principe des travaux moléculaires, d’après lequel la quantité de chaleur dégagée dans une réaction représente la somme des travaux physiques et chimiques accomplis dans cette réaction ; 2° le Principe de l’équivalence calorifique des transformations, d’après lequel la chaleur dégagée dans une transformation chimique et la somme des éléments restent constants, malgré les états intermédiaires ; 3° le Principe du travail maximum, d’après lequel tout changement chimique tend vers la production qui dégage le plus de chaleur.
Il est aisé de comprendre l’importance de ces lois. D’abord, M. Berthelot a pu établir que les quantités de chaleur développées par les actions réciproques des corps simples et composés donnent la mesure des travaux des forces moléculaires. Dans son ouvrage, il a distingué ces travaux en travaux d’ordre physique et travaux d’ordre chimique, distinction surtout manifeste dans l’étude des combinaisons gazeuses effectuées sans changement de volume, et même jusqu’à un certain point dans l’étude, des combinaisons rapportées à l’état solide. Ainsi, les énergies chimiques se trouvent nettement caractérisées et mises en opposition avec les autres énergies naturelles : les unes et les autres obéissent également aux lois de la mécanique rationnelle. « Par là, écrit M. Berthelot dans les conclusions de son Essai, nous avons pu déduire et démontrer d’une manière rigoureuse les règles qui président à la calorimétrie chimique : on veut dire à la mesure et à la comparaison des quantités de chaleur dégagées dans les phénomènes les plus généraux, tels que les cornbinaisons, les décompositions et les substitutions ; les réactions directes et les réactions indirectes ; les actions rapides et les actions lentes ; la formation des composés organiques ; enfin, les métamorphoses de la matière dans les êtres vivants. » Les règles théoriques et pratiques de la calorimétrie ont servi à M. Berthelot à calculer les nombres contenus dans une centaine de tableaux qui renferment les chaleurs de combinaisons des éléments et des corps composés, les chaleurs relatives aux changements d’états (fusion, vaporisation, dissolution), les chaleurs spécifiques des corps gazeux, liquides, solides et dissous. Ce vaste ensemble a réuni et coordonné pour la première fois en un système commun les travaux de plusieurs générations de physiciens et de chimistes. Ce travail fait, M. Berthelot put aborder la mesure précise des affinités, ou si l’on veut, l’étude de la précision des actions réciproques des corps les uns sur les autres.
Le problème se partageait lui-même en deux autres, à savoir : l’étude de la combinaison et de la décomposition envisagées en soi (dynamique chimique) et l’étude de l’état final qui résulte des actions réciproques entre les corps simples et les composés (statique chimique). Pour en trouver la solution, M. Berthelot releva d’abord les faits connus relativement à la combinaison et à la décomposition chimiques, en définissant le jeu contraire des énergies chimiques et des énergies calorifiques, électriques, lumineuses, qui déterminent les phénomènes. Ayant ainsi spécifié pour chaque corps traité isolément les conditions qui président à l’existence et à la stabilité des combinaisons, il put examiner les conditions qui président aux actions réciproques. Il réussit, de la sorte, à découvrir un principe nouveau de mécanique chimique, à l’aide duquel les actions réciproques des corps peuvent être prévues avec certitude dès que l’on connaît les conditions propres de l’existence de chacun d’eux envisagé isolément. Le principe du travail maximum ramène tout à une double connaissance : celle de la chaleur dégagée par les transformations et celle de la stabilité propre de chaque composé. « Telle est (nous laissons ici la parole à M. Berthelot) la destinée de toute connaissance humaine. Nulle œuvre théorique n’est définitive ; les principes de nos connaissances se transforment, et les points de vue se renouvèlent par une incessante évolution. La chimie des espèces, des séries et des constructions symboliques, qui a formé jusqu’ici presque toute la science, se trouvera désormais, sinon écartée, - nulle science véritable ne peut ainsi disparaitre de l’esprit humain,- du moins rejetée sur le second plan par la chimie plus générale des forces et des mécanismes : c’est celle-ci qui doit dominer celle-là, car elle lui fournit les règles et la mesure de ses actions.
« La matière multiforme dont la chimie étudie la diversité obéit aux lois d’une mécanique commune, et qui est la même pour les particules invisibles des cristaux et des cellules que pour les organes sensibles des machines proprement dites. Au point de vue mécanique, deux données fondamentales caractérisent cette diversité en apparence indéfinie de substances chimiques, savoir : la masse des particules élémentaires, c’est-à-dire leur équivalent, et la nature de leurs mouvements. La connaissance de ces deux données doit suffire pour tout expliquer. Voilà ce qui justifie l’importance actuelle, et plus encore l’importance future de la thermochimie, science qui mesure les travaux des forces mises en jeu dans les actions moléculaires. »
De pareils résultats suffisent amplement à la gloire d’un savant, mais M. Berthelot, travailleur infatigable, venait à peine de fonder la mécanique chimique qu’il abordait un nouvel ordre d’études : la formation des principes immédiats par les êtres vivants et particulièrement par les végétaux. Il est parvenu déjà à la fixation de l’azote libre sur les matières organiques sous l’influence de l’électricité à basse tension, et à la fixation directe de l’azote libre sur la terre végétale par l’action des microbes. Il a donc découvert ainsi l’une des causes essentielles de Ia fertilité indéfinie des sols naturels.
Enfin, il a publié en 1885 les Origines de l’alchimie, œuvre de savant et d’érudit, aussi instructive pour l’histoire proprement dite que pour la philosophie des sciences. Car M. Berthelot n’est pas seulement un grand chimiste : il mérite très réellement le titre de philosophe, au sens le plus élevé de ce mot, et il sait fort bien tirer les conséquences générales de ses découvertes scientifiques. Il a, par exemple, montré l’identité des lois qui régissent la composition de la matière organisée et la matière brute, ce qui, comme le fait remarquer M. Marion, écarte sans retour l’idée d’une « force vitale ». Il a, d’ailleurs, donné de lui-même dans un petit volume intitulé Science et philosophie, une sorte de biographie morale et intellectuelle.
Nous ne pouvons terminer ces notes biographiques sans rappeler la mémorable lutte qui a pendant dix ans passionné tous les chimistes, et dans laquelle Würtz et M. Berthelot défendaient avec autant d’ardeur que de talent la notation chimique en atomes ou molécules. Deux écoles rivales existent dans la science chimique pour inscrire symboliquement la composition des corps, l’une admettant la notation par atomes, l’autre par équivalents chimiques. La victoire est encore indécise entre les deux camps, l’un et l’autre persistant dans leur conception théorique.
S’étant démis en 1876 de ses fonctions de professeur à l’École de pharmacie, il fut appelé l’année suivante au poste d’inspecteur général de l’enseignement supérieur. Après la mort de M. Dufaure, il fut élu sénateur inamovible par 124 voix sur 140 votants, siégea sur les bancs de l’union républicaine et prit une part active aux travaux de l’Assemblée relatifs à l’enseignement. M. Goblet lui offrit le porte feuille de l’Instruction publique dans le cabinet du 14 décembre 1886. Pendant son passage au ministère, il s’opposa de toutes ses forces, dans l’intérêt de la culture intellectuelle du pays, à l’obligation intégrale du service de trois ans. Revenu au bout de quelques mois dans son laboratoire, il reprit ses études un instant délaissées et l’Académie des sciences vient de lui témoigner sa profonde estime en le choisissant comme Secrétaire perpétuel.
Alexandre RAMEAU
Note du webmaster : M. Berthelot est décédé le 18 mars 1907 à Paris.