Revue Scientifique - 13 septembre 1913
JEAN-BAPTISTE DUMAS (1800-1884) SA VIE ET SES TRAVAUX
Notice lue dans la séance publique annuelle de l’Académie des sciences de Paris du 16 décembre 1912
Ph. Van Tieghem, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences.
Parmi les devoirs, chaque jour plus nombreux et plus difficiles, qui composent la tâche toujours grandissante de vos deux Secrétaires perpétuels, il en est un que leur impose une tradition déjà longue, puisqu’elle remonte à Fontenelle : c’est de venir à tour de rôle, chaque année, dans notre séance publique, nous rappeler la vie et les travaux, nous redire les mérites, en un mot prononcer l’éloge de quelqu’un de nos confrères disparus. Par un juste retour, ne semble-t-il pas que tout Secrétaire perpétuel, surtout s’il lui a été donné d’exercer son ministère pendant de longues années, ait acquis par là quelque droit à recevoir, lui aussi, après sa mort, le tribut de louanges qu’il a payé à tant d’autres ? Pourtant, s’il est ordinairement reconnu, si, en remontant quelque peu le cours des années, nous voyons M. Darboux nous retracer la vie de Joseph Bertrand, Vulpian celle de Flourens, Bertrand celle d’Elie de Beaumont, Jamin celle d’Arago, Flourens celle de Cuvier, Arago celles de Fourier et de Condorcet…, ce droit à l’éloge académique n’est pas toujours respecté, et plusieurs anciens Secrétaires perpétuels attendent encore.
Voici par exemple, un chimiste illustre entre tous, Jean-Baptiste Dumas, le digne successeur de notre grand Lavoisier. Pendant seize ans, de 1868 à 1884, il a occupé parmi nous le siège de Secrétaire perpétuel pour les Sciences physiques, illustré par Cuvier et Flourens et dont il a su encore rehausser l’éclat. A ce titre, il a eu à prononcer l’éloge, et quels beaux éloges ! de dix de nos confrères regrettés. Eh bien ! il y a vingt-huit ans qu’il nous a quittés, et l’on peut constater, non sans un étonnement profond, qu’il n’a pas encore reçu de nous ce qu’il a si libéralement donné à nos prédécesseurs. Non pas que notre Académie ait méconnu ou négligé ses grands mérites, loin delà. En plusieurs circonstances solennelles, elle s’est plu à les reconnaître et à les exalter : d’abord, de son vivant, en 1882, par le président Jamin, qui lui offrait la médaille commémorative de son cinquantième anniversaire académique, puis à ses obsèques, en 1884, par le président Rolland et le Secrétaire perpétuel Joseph Bertrand, et plus tard, en 1889, à l’érection de sa statue à Alais, par deux membres délégués : Pasteur et M. Armand Gautier. Il n’en reste pas moins qu’ici, chez nous, sous cette coupole, nous gardons une dette envers cette grande mémoire.
Aussi, sans vouloir rechercher ici la cause, peut être trop personnelle, de ce long retard, ai-je pensé qu’il convenait, pour l’honneur de l’Académie, de combler au plus tôt cette regrettable lacune. Mais je me suis aussitôt souvenu que Dumas a écrit quel que part : « L’Académie veut que ceux qui l’ont honorée soient loués dignement », Et l’exigence de cet avertissement m’a tout d’abord arrêté. Lui, qui l’a tant honorée, saurais je le louer dignement ? Puis, sans consulter davantage mes forces, les sachant par avance insuffisantes, mais comptant sur ma bonne volonté et sur l’indulgence de l’Académie, j’ai tout de même entrepris cette grande et belle tâche, Puisse-je n’être pas resté trop au-dessous d’elle !
I — La jeunesse
Dumas (Jean-Baptiste-André) est né le 14 juillet 1800, à Alais (Gard), ville qui ne comptait alors que quelques milliers d’habitants. Son père, dessinateur de talent et peintre distingué, après avoir séjourné plusieurs années à Paris, s’était retiré dans sa ville natale, où il exerçait les modestes fonctions de secrétaire de l’Hospice civil. Sa mère, sous des dehors très simples, était pleine d’intelligente et calme énergie. Il fit avec grand succès ses études classiques au collège d’Alais, estimé de ses maîtres, qui fondaient déjà sur lui de grandes espérances : un de ses discours français resta longtemps affiché dans le salon d’honneur ; aimé de ses camarades, auxquels il faisait oublier sa supériorité en rédigeant souvent leurs devoirs en même temps que les siens. Il avait l’idée, encore un peu vague, de se préparer à l’École navale. Mais, vers sa seizième année, le cours de ses études se trouva brusquement interrompu.
Un jour, profitant d’une absence momentanée du maître, les élèves avaient fait du tumulte en classe. Étranger à toute cette agitation, Dumas, pensif et absorbé, suivait sur la carte de France, les Commentaires de César à la main, la marche des armées romaines, lorsque, attiré par le bruit, le Principal du collège arriva tout effaré et, saisissant le premier élève qu’il rencontra, les eul qui fût debout, le frappa violemment à la tête de son trousseau de clefs. C’était Dumas. Blessé jusqu’au sang et nullement coupable, il sortit aussitôt du collège et refusa d’y rentrer, malgré les supplications et les excuses qui furent faites par le Principal au père et à l’enfant.
Dès lors, grâce aux facilités que lui donnait la situation de son père, c’est la Bibliothèque de la ville qui lui remplaça le collège. Il en devint pour un temps l’hôte assidu, et solitaire, car elle était abandonnée de tous, même de son gardien. Là, pour dire de lui ce qu’il a dit plus tard de son ami et contemporain Balard, au même âge et dans des conditions analogues, « il vivait au milieu des grands écrivains de la France, il se familiarisait avec les hautes pensées de la morale, avec les méthodes de la logique, aussi bien qu’avec les jeux de l’imagination et les finesses de l’esprit ; il apprenait et retenait des pièces tout entières. Ces lectures abondantes, cette appréciation personnelle de chacune d’elles, cette habitude de suivre patiemment un auteur dans les développements auxquels il se livre, semblent mieux faites pour créer des inventeurs pénétrants et des esprits vigoureux qu’une éducation qui, voulant tout embrasser, ne pouvant rien approfondir, se borne à faire lire aux jeunes gens quelques pages d’élite et les oblige à accepter, sur l’œuvre entière qu’ils ignorent, des jugements tout faits qu’ils ne saurait contrôler ».
Tout avantageuse qu’elle fût à la formation de son esprit, cette situation ne pouvait pourtant pas durer ; il fallait songer à gagner sa vie. C’est alors que, sur les conseils d’un parent de Montpellier, Étienne Bérard, savant industriel, ami de Chaptal, il entra comme apprenti dans une pharmacie d’Alais. Apprenti pharmacien ! comme avant lui Scheele, en même temps que lui Balard et Liebig, après lui Claude Bernard. Dès le matin, il ouvrait la boutique, lavait les vitres, balayait à terre, époussetait les flacons ; puis, tout le jour, il pilait les drogues, roulait les pilules, pulvérisait la rhubarbe : en un mot, il avait la charge de tous les travaux mécaniques de l’officine. Le moyen, avec tout cela, d’étudier la pharmacie et surtout de satisfaire le besoin impérieux qu’il éprouvait de compléter son éducation scientifique, que les circonstances avaient laissée si imparfaite ! Aussi en souffrait-il et s’en plaignait-il amèrement. D’autre part, son pays était à cette époque profondément troublé par des divisions politiques et religieuses, amenant des scènes sanglantes. Tout cela lui inspira bientôt un violent désir de quiller Alais. Après y avoir résisté, ses parents, émus de ces angoisses, cédèrent enfin à ses vœux. Mais où aller et que faire ? On consulta de nouveau le cousin de Montpellier.
Étienne Bérard avait à Genève un compatriote, un ami ,Le Royer, émigré en 1793, qui y avait fait de la pharmacie pour vivre, y avait réussi, était entré en relations avec les savants de la ville et s’y était définitivement fixé. Il proposa le jeune homme à Le Royer, qui l’accepta, et peu après, le 26 avril de l’année 1817, Dumas quittait sa ville natale, s’éloignait de sa chère famille et, riche d’espérance, confiant dans l’avenir comme on l’est à seize ans, mais léger d’argent, partait à pied pour Genève, le bâton à la main et le sac au dos. Souvent, plus tard, conversant avec des amis, il a rappelé les impressions pénibles que ce premier voyage avait laissées dans son esprit. Tout le long du chemin, les tristes vestiges des guerres de l’Empire. Par surcroît, des pluies continuelles avaient dévasté le pays, détruit les récoltes et amené la famine avec toutes ses horreurs.
Sur ce début de la vie de Dumas, qui lui en a fait le récit, il faut entendre Pasteur : « Ce voyage, dit-il, m’apparaît et m’émeut comme la tentative courageuse, presque héroïque. d’un jeune homme pauvre attiré vers l’étude. Il me semble le voir, ce petit commis, au fond de cette boutique d’un pharmacien d’Alais, rêvant, un formulaire en main, de science lointaine, comme un écolier rêve de voyages en lisant Robinson. Tout à coup, ses pensées méditatives sont troublées par le bruit de la rue : on est en 1816. La politique a tourné toutes les têtes, et la religion, loin d’apaiser les âmes, les a jetées dans la violence. On se bat dans Alais. Trop Jeune pour être mêlé à de telles luttes, trop indépendant pour s’y intéresser, Dumas, impatient de travail, déclare à ses parents qu’il veut quitter Alais et se rendre à Genève. Les parents effrayés essaient d’ébranler un pareil projet. L’enfant tient bon. Par un changement de rôle attendrissant, c’est le fils, qui démontre à son père et à sa mère l’utilité de ce départ. Le voilà sur la grande route, doublant les étapes pour arriver plus tôt vers ce foyer d’études ».
II — Période genevoise (1817-1822)
Aussitôt installé dans l’hospitalière maison de Le Royer, il a vite fait de gagner l’estime et l’affection de son nouveau patron, de son « noble maître » comme il l’appelle. Sous son intelligente direction, il s’applique d’abord à l’étude de la pharmacie, et parvient en deux ans à posséder tous les secrets pratiques de son art. Mais il veut aller plus loin. « On ne peut être pharmacien, écrit-il alors à son père, sans être chimiste, sans connaître l’ensemble des sciences naturelles et sans avoir étudié la marche générale de la médecine ». Et encore : « Il est bien facile de concevoir que, pour atteindre une certaine supériorité dans notre art, il faut se livrer à l’étude de la Chimie et à celle de l’Histoire naturelle ».
Plus tard, en diverses circonstances et encore à la fin de sa longue carrière, il s’est plu à proclamer la grande influence que cette forte discipline a exercée sur la formation de son esprit. « Les opérations de la pharmacie, dit-il à l’Académie dans son éloge de Balard en 1879, constituent, on ne le sait point assez, la meilleure des écoles pour un esprit pénétrant et réfléchi. Elles s’exercent sur des productions provenant des minéraux, des plantes ou des animaux. Elles apprennent à observer les résultats de leur action réciproque, à tenir compte des effets de l’air, de la chaleur et des dissolvants sur chacune d’elles, c’est-à-dire à mettre à profit pour la défense de la vie de l’homme les matières et les forces dont il dispose. Ne laissons pas dégénérer cette profession, que l’Académie a si souvent associée à ses travaux. Elle opposa pendant de longs siècles les leçons de choses à l’esprit de système ; elle dissipa les rêves de l’alchimie Alchimie , présida à la naissance de la Chimie moderne et donna l’essor à l’étude des plantes. Les plus humbles de ses laboratoires, souvent témoins des méditations solitaires et féconde sur les lois de la nature, ne perdraient ce privilège qu’au détriment dela science et du pays ».
La générosité de Le Royer lui laissant tous les loisirs nécessaires, il cherche à compléter son éducation scientifique. Il suit le cours de Physique de Pictet, le cours de Chimie de Gaspard de la Rive, le cours de Botanique d’Auguste-Pyrame de Candolle. Il avait été recommandé à de Candolle et aussi à Théodore de Saussure par Etienne Bérard et par le maire d’Alais, baron d’Hombres-Firmas, à qui de Candolle écrivait peu de temps après : « Votre jeune protégé nous donne les plus grandes espérances ». Ces deux savants illustres lui témoignèrent de I’intérêt, l’encouragèrent dans ses études et enfin l’admirent dans leur intimité.
A sa grande pharmacie, Le Royer avait joint un laboratoire assez vaste et assez bien outillé , où Tingry, peu de temps auparavant, avait travaillè et préparé son cours de Chimie pratique. Les étudiants en pharmacie, camarades de Dumas, qui se réunissaient souvent en été pour des excursions botaniques, eurent l’idée de former pendant la saison d’hiver une association pour les études scientifiques. On s’assemblait, chaque mardi, dans un petit local, qui coûtait trois francs par mois. « Nous y faisons bon feu, écrit Dumas à son père en 1817, et nous lisons par tour un Mémoire de notre composition. C’est là l’objet de nos discussions, qui sont toujours paisibles, par la conviction que chacun a de sa faiblesse ». Puis profitant de ce qu’il avait un laboratoire à sa disposition, ses camarades lui proposèrent de leur faire un cours de Chimie expérimentale. Ce fut son début dans sa carrière de professeur.
La tâche n’était pas aisée, car le laboratoire manquait de bien des choses, notamment des instruments nécessaires pour préparer et recueillir les gaz. Il fallut s’ingénier. En place d’éprouvettes, on se servit de verres de lampe qu’on bouchait à une extrémité avec des verres de montre mastiqués à la cire. Une vieille seringue en bronze fit l’office de machine pneumatique, et des tubes de baromètre courbés à la lampe complétèrent l’assortiment. Le laboratoire se monta peu à peu, et, son ambition croissant à mesure, le jeune professeur en vint à désirer une balance de précision. Avec l’aide d’un ouvrier horloger, il parvint à construire un instrument assez sensible pour apprécier le vingtième de grain et lui permettre de commencer des recherches analytiques. Ainsi se forma peu à peu l’admirable expérimentateur qu’il se montra plus tard dans tous ses travaux.
En même temps, il poursuivait avec ardeur son instruction théorique dans les livres et les mémoires des savants les plus illustres. Dans le Traité de Physique de Biot, qui venait de paraître, il trouvait nombre de sujets d’étude sur l’art d’observer, d’expérimenter, de consulter la nature et de découvrir les lois de ses phénomènes. Les Annales de Chimie lui offraient de beaux modèles dans les Mémoires de Berzélius, de Davy, de Gay-Lussac et de Thénard, qui y paraissaient successivement. Il lisait avec un zèle infatigable les Mémoires de Lavoisier et la Statique chimique de Berthollet. La Théorie élémentaire de la Botanique de A.-P. de Candolle et les conseils affectueux de son illustre auteur ne l’ont retenu que peu de temps, assez toutefois pour lui permettre d’écrire une monographie des Gentianées, de poursuivre avec Guillemin des observations sur l’hybridité des plantes et de projeter un voyage à Berlin « qui lui aurait, dit-il, fourni les moyens de comparer la végétation de nos glaciers avec celle d’une contrée beaucoup plus rapprochée du pôle ».
En lui ouvrant les larges horizons de la science, cette forte éducation, à la fois pratique et théorique, le remplit d’un enthousiasme dont on trouve la preuve dans la lettre qu’il écrivait à son père le 8 novembre 1818, un an et demi seulement après son arrivée à Genève. « Mon bon père, pendant la première époque de ma vie, pendant cette époque de bonheur que j’ai passée près de vous, la littérature seule m’occupait ; elle embellissait mes jours, et ne me laissait même pas soupçonner l’existence des hautes sciences auxquelles je me livre aujourd’hui avec un enthousiasme sans bornes. Combien j’étais loin de supposer, lors de mon départ, qu’un horizon aussi vaste déploierait à mes yeux toute sa magnificence ! Quel serrement de cœur j’éprouvai lorsque je sentis toute ma nullité, lorsque je vis en un seul instant s’écrouler l’édifice étroit et borné de mon éducation de collège ! A cette première impression de découragement et de tristesse succéda bientôt une émulation ardente, qui ne m’a plus abandonné. Elle m’a fait supporter des veilles forcées, de pénibles études .. Ah ! s’il était possible que je perdisse un jour cette avidité de savoir et de connaître, cette soif de science que rien ne saurait éteindre, la vie ne m’offrirait plus aucune douceur. Quelles voluptés, quelles douceurs accompagnent le plein exercice de nos facultés intellectuelles ! Il en est sans doute du savoir comme de la puissance : c’est le banquet des dieux. »
Celui qui écrivait cela, ce jeune homme de dix huit ans, était vraiment mûr pour la recherche personnelle. Il ne tarda pas à en donner la preuve en faisant coup sur coup deux petites découvertes, dont il a raconté le singulier destin.
En analysant divers sulfates et autres sels du commerce, il remarqua que l’eau qu’ils renfermaient s’y trouvait en proportions définies. A près avoir généralisé l’observation, il alla un matin chez G. de la Rive, dont il suivait le cours, mais à qui il n’avait jamais parlé, et lui soumit timidement le manuscrit où elle était consignée. En le parcourant, le professeur ne put cacher sa surprise et lui dit : « Berzélius a déjà vu cela, vous avez la bonne fortune de vous rencontrer avec lui ; mais il est plus âgé que vous, il ne faut pas lui garder rancune ». Puis, le voyant tout interdit, il lui prit le bras et, avec sa rondeur affable, l’emmena déjeuner avec lui. La glace était rompue, la conversation s’anima et Dumas sut gagner pendant ce déjeuner une amitié précieuse, qui ne se démentit jamais.
Voici maintenant la seconde découverte. Il réfléchit que, si l’on connaît d’une part le poids atomique, d’autre part la densité d’un corps solide ou liquide, on arrive aisément à trouver le volume de l’atome solide ou liquide. Il fut conduit de la sorte à déterminer avec beaucoup de précision la densité d’un grand nombre de substances simples ou composées d’une pureté certaine. Après avoir travaillé quelque temps sur ce sujet, il rédigea un Mémoire qu’il présenta à de la Rive. Mais celui-ci, tout en admettant la nouveauté du point de vue auquel la question était traitée, n’engagea pas son jeune ami à poursuivre ses recherches dans cette direction. Aussi Dumas était-il découragé en quittant son professeur. « La première fois, lui dit-il, mes expériences étaient bonnes, mais elles n’étaient pas nouvelles ; aujourd’hui elles sont nouvelles, mais il paraît qu’elles ne sont pas bonnes. C’est à recommencer ». Pourtant ce travail, continué avec le fils de Le Royer, fut publié plus tard. Ce qui en reste, c’est la méthode, encore actuellement usitée, pour prendre la densité des corps solides ; c’est surtout le principe sur lequel se sont basées toutes les recherches ultérieures relatives aux volumes atomiques des corps.
Bientôt, en 1819, il eut à examiner la question que l’un des premiers médecins de la ville, le Dr Coindet, lui avait posée, de savoir si l’iode existe dans les éponges. La réponse ayant été positive, le médecin n’hésita plus à regarder l’iode comme un spécifique contre le goitre et pria Dumas de lui indiquer les différentes formes sous lesquelles, suivant lui, on pourrait administrer convenablement l’iode. Il proposa la teinture d’iode, l’iodure de potassium et l’iodure de potassium ioduré, inaugurant ainsi la médication iodée moderne. Ses recherches sur ce sujet furent l’objet de deux Mémoires, publiés en français en 1819 et 1820 dans le journal allemand de Meisner imprimé à Berne, sous la double signature : « A. Le Royer, pharmacien, et J.-B. Dumas, son élève », C’est ainsi, très modestement, que le nom de J.-B. Dumas fit sa première apparition dans la presse scientifique ; il avait dix-neuf ans. La découverte du Dr Coindet fit sensation, circonstance qui contribua d’une part à faire connaître Dumas dans le monde savant de Genève, de l’autre à assurer pendant plusieurs années, dans la préparation des iodures pour l’usage thérapeutique, une source de bénéfices et de réputation à la pharmacie Le Royer.
C’est à cette époque qu’il se lia d’amitié avec un parent de Le Royer, le Dr Prévost, jeune et savant médecin qui, après avoir parcouru la France et l’Allemagne et avoir passé de brillants examens à Edimbourg, Dublin et Londres, venait de rentrer à Genève. Sa grande fortune lui permettait d’entreprendre des travaux considérables, en rapport avec ses vastes connaissances. Il y associa Dumas ; et les deux amis, tout en étudiant ensemble la Physiologie de Richerand, ouvrage qui jouissait alors d’une grande réputation, et les Mémoires de Magendie, qui commençaient à attirer l’attention publique, se tracèrent un plan de recherches qui n’embrassait pas moins que le domaine entier de la physiologie animale.
Il était naturel de commencer par le sang, dont l’analyse approfondie et les conditions à remplir pour sa transfusion firent l’objet de trois mémoires, publiés en 1821 et dont le premier fut encore signé par Dumas comme élève en pharmacie. La même année, ce fut la démonstration de ce fait capital que l’urée n’est pas formée par les reins, mais préexiste dans le sang, dont les reins ne font que la séparer. Aussi s’accumule-t-elle dans le sang après l’extirpation des reins, comme l’expérience l’a établi. La même année encore, ils entreprennent l’étude, poursuivie les deux années suivantes, de la fécondation chez les Vertébrés et en particulier chez les Mammifères. Ils y observent la formation des spermatozoïdes du mâle, des œufs de la femelle. Ils démontrent que non seulement le contact du sperme, mais la pénétration du spermatozoïde dans l’œuf est nécessaire au développement ultérieur de l’œuf en embryon et voient dans la segmentation du vitellus la première phase de ce développement. En un mot, ils découvrent et publient en quatre mémoires successifs tous les traits essentiels de la génération des Vertébrés, devançant ainsi les recherches classiques de Baer , qui ont paru en 1827.
En même temps, d’autres questions les attirent. Ils étudient tour à tour le développement du cœur, les phénomènes qui accompagnent la contraction musculaire, l’emploi de la pile dans le traitement des calculs de la vessie, le changement de poids des œufs pendant l’incubation, le développement du poulet dans l’œuf. Ils répètent aussi, en en vérifiant la parfaite exactitude, toutes les expériences de Spallanzani sur la digestion artificielle. Aucune tâche n’est trop ardue, aucune question n’est trop difficile pour ces vaillants travailleurs.
Des recherches si étendues et si variées dans le domaine de la Physiologie animale exigeaient d’une part une profonde connaissance de l’anatomie comparée, de l’autre la pleine possession des méthodes employées en Physique et en Chimie. Il va sans dire que, durant cette précieuse collaboration, les opérations anatomiques étaient faites par Prévost, tandis que les observations microscopiques et les expériences de Physique et de Chimie étaient dévolues à Dumas. La nature délicate de ces expériences l’obligeait souvent à modifier ses appareils ou à en créer d’autres, de sorte que les travaux physiologiques de sa jeunesse à Genève lui fournirent d’amples occasions de développer cette faculté d’invention qu’il exerça plus tard avec tant de succès.
Issus coup sur coup de cette collaboration féconde, tous ces travaux ne manquent pas d’attirer bientôt sur les deux jeunes physiologistes l’attention des savants de tous les pays. Ils sont célèbres. Mais voici venir le moment où cette célébrité même va provoquer dans la carrière de Dumas un changement aussi brusque que profond.
Dans sa chambre d’étudiant, il est en manches de chemise, occupé à dessiner une préparation au microscope. Quelqu’un monte l’escalier, s’arrête à sa porte et frappe doucement. Entrez, crie-t-il sans s’interrompre. Levant la tête, il se trouve en face d’un homme élégamment vêtu : habit bleu barbeau à boutons de métal, gilet blanc, culotte nankin, bottes à revers. Évidemment un étranger de distinction. Vite il passe sa redingote, s’excuse, offre l’unique chaise qu’il possède. « Ne vous dérangez pas davantage, dit l’arrivant ; je suis Alexandre de Humboldt et je n’ai pas voulu passer par Genève sans me donner le plaisir de vous voir. Je vais au Congrès de Vérone ; pendant les quelques jours que j’ai à séjourner ici, voulez-vous être mon cicérone ? Je vous avertis toutefois que mes courses commencent de bonne heure et finissent tard. Pouvez-vous être à ma disposition de six heures du matin à minuit ? Acceptée avec joie, naturellement, cette proposition fut pour Dumas une source de plaisirs inattendus. Humboldt se plaisait à parler et aimait à être écouté. Son jeune guide fut frappé notamment de ce qu’il lui disait de la vie parisienne, de ses facilités de travail, de l’heureuse collaboration des hommes de science. C’était tout un monde nouveau qui s’ouvrait à son esprit ; il était sous le charme. Aussi, après le départ de « l’irrésistible enchanteur », comme il l’appelle, Genève lui parut vide, et, au bout de quelques jours de réflexion, sa résolution fut prise : il irait à Paris.
III 16 ans de recherche et d’enseignement à Paris (1822-1848)
Il y arriva vers la fin de 1822, précédé par la jeune réputation due à ses beaux travaux physiologiques. Si le légitime désir d’étendre ses relations parmi les hommes de science de son temps l’avait poussé à quitter Genève, il fut satisfait au delà de toute espérance. Rien n’égale, en effet, la bienveillance avec laquelle il fut accueilli par des hommes comme Alexandre Brongniart, Arago, Laplace, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère, Thenard, tous savants illustres vers lesquels il n’avait jusqu’alors levé les yeux qu’avec respect et vénération. « Vous avez bien compris, Monsieur, a dit Pasteur recevant Joseph Bertrand à l’Académie française, ce que pouvait être pour Dumas la vision lointaine de tous ces grands hommes. Bien que vous accusiez de témérité le départ de ce simple étudiant qui signait encore ses Mémoires : Un élève en pharmacie, et qui pour l’amour de tels noms allait se jeter ainsi en plein inconnu, on sent que vous eussiez fait comme lui. Tous, nous avons eu de ces entraînements et nous ne nous les reprochons guère. Il y a, en effet, dans la jeunesse de tout homme de science, et sans doute aussi de tout homme de lettres, un jour inoubliable où il a connu à plein esprit et à plein cœur des émotions si généreuses, où il s’est senti vivre avec un tel mélange de fierté et de reconnaissance que le reste de son existence en est éclairé à jamais. Ce jour-là, c’est le jour où il approche des maîtres à qui il doit ses premiers enthousiasmes, dont le nom n’a cessé de lui apparaître dans un rayon de gloire. Voir enfin ces allumeurs d’âmes, les entendre, leur parler, leur vouer de près, à côté d’eux, le culte secret que nous leur avions si longtemps gardé dans le silence de notre jeunesse obscure, nous dire leur disciple et ne pas nous sentir trop indigne de l’être ! Ah ! quel est donc le moment, quelle que soit la fortune de notre carrière, qui vaille ce moment-là et qui nous laisse des émotions aussi profondes ? Dumas en avait gardé l’ineffaçable souvenir. »
Bientôt il se lia d’amitié avec trois jeunes gens de son âge : les zoologistes Victor Audouin et Henri Milne-Edwards, et le botaniste Adolphe Brongniart. L’affection de ces trois hommes, cimentée par des relations journalières et plus tard par des liens de famille, a toujours été regardée par lui comme un des plus grands bonheurs de sa vie. Avec deux d’entre eux, Audouin et Brongniart, il fondait en 1824 les Annales des Sciences naturelles, recueil encore aujourd’hui vivant et prospère, dont les premiers volumes renferment les trois Mémoires sur la génération exécutés à Genève en commun avec Prévost.
La chaire de Chimie de l’Athénée, où Mignet enseignait l’histoire et Magendie la physiologie, étant devenue vacante en 1823 par la démission de son titulaire Robiquet, Ampère réussit à y faire nommer Dumas, sans même lui en parler. L’année suivante, Arago le fait élire par le Conseil de l’École Polytechnique à la place de répétiteur du cours de Chimie de Thénard, sans qu’il ait eu à poser sa candidature. Le voilà donc pourvu d’une chaire publique et d’un laboratoire. Son départ de Genève a fait cesser nécessairement sa collaboration physiologique avec Prévost, et désormais c’est à la Chimie seule, dont les problèmes l’avaient déjà beaucoup occupé à Genève, comme on a vu, qu’il va pouvoir consacrer toute son activité.
Mais ce n’est pas tout de suite qu’il parvient à s’y mettre. La préparation de ses leçons à l’Athénée, l’expérimentation en public pour le cours de l’Ecole Polytechnique, art difficile où il acquiert bientôt une rare maîtrise, enfin l’organisation de son laboratoire lui prennent beaucoup de temps. On se ferait aujourd’hui difficilement, une idée du misérable réduit, décoré du nom pompeux de laboratoire, où était confiné le répétiteur de Chimie à l’Ecole Polytechnique quand Dumas prit ce poste. C’était une sorte de cuisine pour la préparation du cours et une petite chambre sans fourneau, munie d’armoires pour les échantillons. Les appareils et produits usités pour les manipulations et pour les démonstrations dans un cours de Chimie générale constituaient tout l ’approvisionnement. Aucun instrument de précision pour les recherches. Aussi fut-il tout d’abord très désappointé. Mais ensuite, faisant appel au talent inventif et persévérant qui l’avait déjà tiré à Genève de semblables difficultés, il finit avec le temps par monter son laboratoire sur un pied convenable, de manière à pouvoir y exécuter, avec l’aide d’un préparateur, les recherches personnelles qu’il avait en vue.
On arrive ainsi à l’année 1826, qui marque une date doublement mémorable dans la vie de Dumas, Il a trouvé sa voie dans la Science ; il est en pleine possession de ses méthodes et de son talent. Pour en donner la preuve, il publie, sous ce titre modeste : Sur quelques points de la théorie atomistique, un premier Mémoire sur l’ensemble de la Chimie. « Je m’occupe, y dit-il, d’une série d’expériences ayant pour objet de fixer les poids atomiques d’un grand nombre de corps en déterminant la densité de ces corps à l’état de gaz ou de vapeurs ». Ce mémoire admirable, devenu aussitôt et resté encore aujourd’hui classique, où il s’élève aux plus hauts sommets de la philosophie chimique, attire immédiatement sur lui les regards du monde savant. C’est le premier rayon d’une gloire scientifique dont l’éclat ira toujours croissant.
En même temps, admis dans l’intimité de la famille d’Alexandre Brongniart, il épouse la fille ainée de l’illustre géologue, la sœur de son ami Adolphe et fonde avec elle cette maison aimable et hospitalière qui, pendant plus d’un demi-siècle, a été un centre d’attraction pour la société parisienne. C’est le commencement d’un bonheur domestique assuré sans nuages pour toute la vie.
Puis, pendant vingt-deux ans, jusqu’en 1848, ses travaux se succèdent sans interruption, marqués par tout autant de découvertes. On ne peut en citer ici que quelques-uns parmi les principaux.
C’est d’abord, en 1827, avec Boullay, l’étude approfondie de la constitution des éthers composés, qu’il avait déjà commencée seul à Genève. Il y démontre définitivement l’opinion qu’il avait naguère suggérée avec hésitation, à savoir que ces corps doivent être considérés comme des composés de l’éther avec des acides anhydres et non pas, comme le voulait Berzélius en 1825, avec des acides hydratés.
C’est, bientôt après, en 1830, la découverte de l’oxamide, premier type du groupe des amides, corps dérivés par déshydratation des sels ammoniacaux correspondants, groupe sur lequel il reviendra plus tard.
En 1834, avec son élève Péligot, il démontre que l’esprit de bois est un corps doué de toutes les propriétés de l’alcool, que c’est en réalité un second alcool, l’alcool méthylique, différant du premier, de l’alcool éthylique, par un atome de carbone et deux atomes d’hydrogène en moins. Puis, aussi avec Péligot, étudiant le blanc de baleine, il prouve que ce corps est un troisième alcool, l’alcool cétylique, se distinguant de l’alcool de vin et de l’alcool de bois par un multiple de la quantité de carbone et d’hydrogène qui les distingue l’un de l’autre. Enfin, sur ses conseils, son préparateur Cahours étudie l’huile de pomme de terre et en extrait un quatrième alcool, l’alcool amylique, occupant une place intermédiaire entre l’alcool de vin et l’alcool de blanc de baleine. La famille des alcools était fondée. Avec une rare perspicacité, il prévoit, dès cette époque, l’importance de cette classe de composés. « Découvrir ou caractériser un corps comme alcool, écrit-il, c’est enrichir la Chimie organique d’une série de produits analogue à celle que représente en Chimie minérale la découverte d’un métal nouveau. »
Le 13 janvier 1835 est une journée inoubliable dans l’histoire de la Chimie organique. Dumas lit à l’Académie un mémoire où il démontre que « le chlore possède le pouvoir singulier de s’emparer de l’hydrogène et de le remplacer atome par atome » et il établit la règle suivante : « Quand un corps hydrogéné est soumis à l’action déshydrogénante du chlore, du brome, de l’iode, de l’oxygène, etc., pour chaque atome d’hydrogène qu’il perd il gagne un atome de chlore, de brome, d’iode ou un demi-atome d’oxygène », C’est le premier énoncé de la loi dite des substitutions, dont la démonstration de plus en plus complète, achevée par la belle découverte de l’acide chloracétique en 1839, l’a occupé pendant nombre d’années, et qui, aboutissant enfin à la théorie des types, est la partie capitale de son œuvre chimique.
A cette époque, dit Pasteur en 1885, la Chimie organique « se trouvait entraînée dans les conceptions de Lavoisier, fortifiées par les travaux de Berzélius et consacrées par les théories électriques. Le dualisme était partout, c’est-à-dire que partout les espèces chimiques, même les plus complexes, semblaient pouvoir se ramener à un antagonisme de deux substances simples ou elles-mêmes déjà composées. Dumas déclara qu’il était d’une opinion entièrement différente. Il envisageait les espèces chimiques comme des édifices moléculaires unitaires, dans lesquels on pouvait remplacer un élément par un autre sans que l’édifice fût modifié dans sa structure, à peu près comme on pourrait substituer pierre à pierre aux assises d’un monument des assises nouvelles.
Comme devant toute idée neuve, les contradictions se précipitèrent. Berzélius, comprenant que le système dualistique était en péril, déclara qu’il était impossible qu’un élément électronégatif, comme le chlore, pût prendre la place d’un élément électro-positif, comme l’hydrogène. Mais le jeune chimiste français, comme Berzelius appelait Dumas, avec l’ironie un peu hautaine d’un vieux savant contredit, le jeune chimiste accumule les preuves. Il entraîne les convictions ; il est suivi par Laurent, Regnault, Malaguti, Cahours, Deville ; il termine enfin par cet admirable travail sur l’acide acétique chloré, où tout l’hydrogène du radical acétique est remplacé par du chlore, atome par atome. Le nouveau composé chloré, comparé à l’acide acétique dont il dérive, offre les propriétés les plus voisines, de sorte qu’à l’idée de substitution d’un élément à un autre vient s’adjoindre l’idée de parité dans les rôles chimiques des deux corps qui se remplacent, ainsi que Laurent l’avait pressenti et annoncé.
Une grande révolution était faite en Chimie. Un mot de Liebig en indique la portée. A l’Exposition internationale de 1867, il y eut un grand banquet des présidents du Jury. Dumas, qui était à la place d’honneur, questionna Liebig sur les motifs qui l’avaient éloigné de la Chimie organique théorique pour s’occuper de Chimie agricole. « J’ai renoncé à la Chimie organique, lui répondit Liebig, parce qu’avec la théorie des substitutions pour base, l’édifice de la Chimie peut être bâti par des ouvriers ; il n’est plus besoin de maîtres. »
Ainsi établie et à mesure qu’elle s’établissait, la théorie des substitutions conduisait Dumas à formuler la théorie des types chimiques, « notion forte et juste » a dit Würtz, à laquelle il a consacré, en 1840, 1841 et 1842, six Mémoires successifs, dont le troisième en commun avec Stas, le quatrièrne avec Péligot, le sixième avec Piria.
« Tels ont été, a dit Würtz en 1884, les débuts d’une théorie qui devait exercer sur le progrès de la Science une influence décisive. Elle a pris sa place lentement et avec effort ; choquant les idées reçues, elle a rencontré la plus vive opposition. Témoins émus de ces grands débats, les hommes de ma génération, ses élèves, n’ont pu oublier que c’est Dumas qui a soutenu le choc et supporté victorieusement le poids d’une lutte qui était inégale et semblait désespérée. Il nous apparaissait comme un vaillant athlète, comme un triomphateur, quand nous l’entourions dans son modeste laboratoire. »
« Aujourd’hui encore, a écrit Hofmann en 1880, toutes les fois que nous étudions le passé et l’avenir d’une combinaison, que nous examinons la longue série des corps reliés les uns aux autres, la manière la plus simple d’envisager les transitions est de les considérer comme des produits de substitution. Si, avec nos vues actuelles, la formation des composés par la substitution du chlore à l’hydrogène nous paraît si évidente par elle-même, c’était une noble audace, ne l’oublions pas, que d’avancer cette idée en 1830. Et si, aujourd’hui, nous nous réjouissons de la transparence de nos formules de structure, nous ne pouvons la regarder, souvenons-nous en avec reconnaissance, que comme réalisant des conceptions dont Dumas était possédé il y a un demi siècle, lorsque, en opposition avec les idées du temps, il insistait sur ce fait que les substances chimiques doivent leurs propriétés beaucoup moins à la qualité de leurs atomes élémentaires qu’à l’ordre de position de ces atomes dans le composé, ordre que nos formules s’efforcent de représenter. »
En 1840, dans un travail exécuté en commun avec Stas, qui sera toujours regardé comme un modèle de perfection expérimentale et de critique, Dumas établit le véritable poids atomique du carbone, aussitôt universellement admis. Ce résultat le conduit bientôt, en 1842, à réviser le poids atomique de l’oxygène, c’est-à-dire à réviser la composition de l’eau. C’est ainsi que les nombres fondamentaux 1, 12 et 16, pour l’hydrogène, le carbone et l’oxygène, furent définitivement acquis à la science. Ces rectifications du poids atomique du carbone et de l’oxygène doivent être considérées comme le prélude d’une longue série de recherches sur les poids atomiques des corps simples, entreprises par Dumas en vue de vérifier l’exactitude de l’hypothèse de Prout, d’après laquelle les poids atomiques des éléments seraient des multiples du poids atomique de l’hydrogène. Publiées beaucoup plus tard, en 1858, elles n’ont jamais cessé d’occuper sa pensée.
En 1841, il s’associe à son ami Boussingault pour déterminer, avec une précision inconnue jusqu’alors, la véritable composition de l’air atmosphérique et pour en démontrer la constance malgré les changements de lieu, de saisons et d’altitude. Ce beau travail conduit les deux chimistes à rédiger cette même année leur Essai de statique chimique des êtres organisés, opuscule fameux, aussitôt répandu partout et traduit dans toutes les langues ; on y reviendra tout à l’heure.
Déjà, dans son étude des alcools, Dumas n’avait pas manqué de distinguer les rapports de propriétés et de composition qui relient ces divers corps entre eux, de sorte qu’il faut y voir l’origine de la classification des composés organiques en séries homologues. En 1842, comparant les acides issus de l’oxydation de ces alcools et les rapprochant des autres acides extraits par Chevreul des huiles et des graisses, il découvre une seconde série de cette sorte, la série des acides gras ou série aliphatique. Il remarque qu’entre l’acide formique et l’acide margarique s’y étagent régulièrement quinze termes, différant les uns des autres par un atome de carbone et deux atomes d’hydrogène et dont neuf seulement sont alors connus. Une fois signalés ainsi à l’attention, les six autres n’ont pas tardé à être découverts.
Il faut citer encore : le perfectionnement apporté à l’analyse organique par son procédé dit volumétrique de dosage de l’azote, si simple et si facile qu’il est encore journellement employé aujourd’hui ; sa classification des métalloïdes en cinq groupes, universellement admise et que le temps a respectée ; puis, tout un ensemble de recherches de Chimie physiologique, auxquelles ses travaux de physiologie, exécutés à Genève avec Prévost au début de sa carrière, l’avaient préparé, et qui en étaient comme la suite naturelle : sur les matières azotées neutres de l’organisme, en commun avec Cahours (1843) ; sur l’engraissement des bestiaux et la formation du lait, en commun avec Payen et Boussingault (1843) ; sur la production de la cire des abeilles, en commun avec H. Milne-Edwards (1843 et 1845) ; sur la constitution du lait des carnivores (1845) ; sur le sang (1846).
Il faut signaler enfin ses recherches sur les amides et les nitriles, continuées en collaboration avec Malaguti et Leblanc (1847 et 1848), dernier anneau de cette longue chaîne. Mais une foule d’autres travaux secondaires, exécutés pendant la même période par cet infatigable chercheur, assez importants cependant pour suffire à eux seuls à illustrer un homme, ne peuvent même pas être mentionnés ici. Il y en a trop ; on en a compté 288.
Au début, les recherches qu’on vient d’énumérer furent accomplies à l’École Polytechnique, dans le petit laboratoire ancien, amélioré à mesure. Mais bientôt le travail solitaire ne lui suffit plus. Il voulut expérimenter avec des élèves, et, dans ce but, il fonda dans l’École à ses frais, en 1833, et entretint de ses deniers un laboratoire privé, où il admit, en les associant à ses travaux, quelques élèves d’élite, comme Boullay, Pèligot, Laurent et Malaguti. Plus tard, quand il quitta l’École Polytechnique, en 1839, il transféra ce laboratoire privé dans une maison de la rue Cuvier, en face du Jardin des Plantes, mise à sa disposition par son beau-père Alexandre Brongniart. C’est là que ce sont formés, sous sa direction, toute une pléiade de jeunes chimistes, français et étrangers : Piria, Stas, Melsens, Delalande, Würtz, Lewy, Bouis, Leblanc, devenus plus tard des maîtres à leur tour, quelques-uns illustres. Ce fut le premier modèle de ces laboratoires de recherches de l’Ecole pratique des Hautes-Études, créés plus tard par le ministre Duruy, précisément sous la persuasive influence de Dumas. Aussi a-t-il pu dire, en 1870, dans son Éloge de Pelouze : « Lorsque les directeurs des laboratoires de recherches libéralement créés par l’Etat se voient entourés d’élèves choisis, en possession de toutes les ressources de la Science, qu’ils n’oublient pas que la voie leur a été ouverte par des savants moins favorisés, dont la conviction fut le seul appui et dont les travaux n’ont été soutenus qu’aux prix de sacrifices au-dessus de leurs forces. »
Les premiers de cette longue série de travaux avaient déjà suffi à le faire élire à l’Académie des Sciences en 1832, à la place de Sérullas. L’Académie de Médecine, à son tour, se l’associa en 1843. Il était Correspondant de l’Académie des Sciences de Berlin depuis 1834 et Membre étranger de la Société royale de Londres depuis 1840. En 1843, la Société royale lui décerna la médaille si enviée de Copley, et bientôt les Sociétés savantes du monde entier s’empressèrent de l’inscrire sur leurs listes. Grand Croix de la légion d’honneur, chevalier de l’ordre Pour le mérite, la plus haute distinction scientifique que l’Allemagne puisse accorder, il était, en outre, décoré d’un grand nombre d’ordres étrangers.
Si nombreuses, si variées et si importantes qu’elles fussent, ces recherches étaient loin d’épuiser toute sa capacité de travail et d’absorber toute l’activité de son esprit. Il en consacrait encore une grande partie à l’enseignement.
Dès 1828, frappé de ce que l’enseignement scientifique, tel qu’il était donné jusqu’alors en France, avait de défectueux au point de vue des applications, il conçut avec trois de ses amis, Olivier, Péclet et Lavallée, le projet de fonder à Paris une école où cette lacune serait comblée. Sous le titre d’École centrale des Arts et Manufactures, elle s’ouvrit en 1829. On sait quel en fut l’extraordinaire succès et les importants services qu’elle a rendus à l’industrie française dans toutes ses directions par la création d’un corps d’ingénieurs civils dont la compétence et la distinction ne sont pas moins appréciées à l’étranger qu’en France. Il y enseigna d’abord toute la Chimie générale, analytique et industrielle ; plus tard, il se borna à la Chimie générale, qu’il professa jusqu’en 1852, époque à laquelle il résigna ses fonctions en faveur de Cahours.
Cette même année 1829, il se retira de l’Athénée, où Bussy fut nommé. Mais ce fut pour prendre bientôt, en 1832, la chaire de Chimie de la Faculté des Sciences que Gay-Lussac venait de quitter, Il l’occupa jusqu’en 1853, où il fut suppléé d’abord, puis en 1868 remplacé par Henri Sainte-Claire Deville ; il fut pendant huit ans doyen de cette Faculté. En 1835, il succéda à Thénard dans la chaire de l’École Polytechnique, dont il avait été le répétiteur pendant douze ans et l’occupa jusqu’en 1840, où il fut remplacé par Pelouze. En 1836, il suppléa au Collège de France Thénard, empêché par la maladie. C’est là qu’il fit ces célèbres Leçons sur la philosophie chimique, aussitôt publiées, où, dans un style d’une élégante clarté, s’élevant parfois jusqu’à l’éloquence, il retrace le développement des doctrines chimiques depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’au temps présent, ouvrage qui conserve encore aujourd’hui toute sa haute valeur. Enfin, en 1839, après la mort de Deyeux, il se présenta à la chaire de Chimie de la Faculté de Médecine et y fut admis après un très brillant concours. Il l’occupa avec éclat jusqu’en 1850, où il fut remplacé par Würtz, C’est la dernière leçon de Son cours de 1841 qui, résumant les résultats de ses recherches avec Boussingault, a été publiée, comme il a été dit plus haut, sous le titre de Essai de statique chimique des êtres organisés. Sous une forme simple et élégante, cet opuscule résume les principaux traits de la vie des plantes et des animaux, considérée au point de vue chimique et telle que les deux auteurs la concevaient à cette époque, c’est-à-dire comme un antagonisme entre la plante, appareil de réduction et l’animal, appareil de combustion. On sait que plus tard ce point de vue a dû être profondément modifié ; l’antagonisme a fait place à une complète similitude, qui est devenue le fondement même de la Biologie générale.
On le voit, il enseigne partout et partout il exerce une influence et suscite un enthousiasme dont rien ne peut donner l’idée. Partout, devant les auditoires les plus divers, auxquels pourtant il lui faut chaque fois s’adapter, il se montre un admirable professeur.
Voyez-le à la Sorbonne. « J’arrivais du fond de ma province, dit Pasteur, quand je l’entendis pour la première fois. Il avait alors 43 ans. J’étais élève à l’École Normale. Nous suivions assidûment ses leçons à la Sorbonne. Longtemps avant son arrivée, la salle était pleine, les hauteurs couronnées de groupe d’auditeurs ; les derniers arrivés étaient refoulés jusque dans l’escalier. A l’heure sonnante, il apparaissait. Les applaudissements éclataient de toutes parts, des applaudissements comme la jeunesse seule sait en donner. Toute sa personne avait quelque chose d’officiel : habit noir, gilet blanc et cravate noire ; il semblait qu’il se présentât devant le public comme devant un juge difficile, presque redoutable. La leçon commençait. On sentait dès les premiers mots qu’une exposition claire, facile, quoique mûrement étudiée, allait se dérouler. Comme il cherchait à rendre la Chimie populaire en France, il voulait à la fois être compris immédiatement de tous ses auditeurs et habituer les réfléchis à l’esprit d’observation. Nulle surcharge dans les détails, quelques idées générales, des rapprochements ingénieux, un choix d’expériences dont l’exécution était irréprochable. Son art consistait, non pas à accumuler les faits, mais à en présenter un petit nombre en demandant à chacun toute sa valeur d’instruction. Son respect pour le public était tel que si son préparateur laissait échapper la plus petite faute, il en était presque déconcerté. Autant il se fût imposé à chacun de ses auditeurs pris isolément, autant leur ensemble le dominait. C’est au bas de cette chaire que j’ai éprouvé pour Dumas les sentiments qu’il avait éprouvés lui-même pour les grands maîtres de sa jeunesse. Cette éloquence émue, cette raison hardie mais sûre d’elle-même, ces séries de vérités inductives aujourd’hui démontrées, cet enseignement aux grands horizons, tout cela faisait de lui un de ces éveilleurs d’idées qui suscitent les vocations scientifiques »
Écoutez-le maintenant à l’École de Médecine. « Au milieu d’un amphithéâtre envahi, débordant jusque dans ses approches d’une jeunesse avide d’idées et de spectacle, dit M. Armand Gautier, son second successeur dans cette chaire qu’il occupe encore aujourd’hui, Dumas arrivait, irréprochable de tenue, maître de son émotion, un peu solennel. Le tumulte se figeait aussitôt sur place. Il commençait à voix basse, très basse, et de son auditoire silencieux l’ardente attention montait et s’élevait lentement avec la pensée du maître. Peu à peu sa voix grandissait ; sa parole prenait la couleur et l’éclat ; sa période se déroulait plus large, plus pressante ; puis, dans un merveilleux tableau, portait tout à coup jusqu’au fond des esprits la vision intérieure d’une vérité nouvelle. L’amphithéâtre éclatait en applaudissements. A cette ardeur de la jeunesse, Dumas, s’il l’eût fallu, aurait réchauffé la sienne ; mais, maître de sa flamme comme de son sujet, brûlant de sa passion contenue, à mesure qu’il parlait les choses s’animaient, se remplissaient de l’émotion, des doutes, du triomphe de chaque inventeur. L’auditoire suivait le drame, attentif, préoccupé, et, triomphant. à son tour, faisait résonner ses bravos… La brillante leçon se poursuivait ainsi, vivante, mesurée, ne développant que l’indispensable, reliant tous les faits à la pensée doctrinale qui en était l’âme et laissant aux esprits la pleine satisfaction d’une conquête faite par eux-mêmes. On se donnait rendez-vous à la leçon prochaine ; on voulait savoir la suite et la fin. Mais où est la fin de l’éternelle vérité ?… Ah ! la belle tradition que l’on garde dans notre Faculté de Médecine de ce puissant enseignement ! »
C’est encore, rappelons-le, un fruit de son multiple et fécond professorat lorsqu’il publie la série de ses onze Leçons sur la philosophie chimique, faites au Collège de France en 1836, lorsqu’il imprime son Essai de statique chimique des êtres organisés, dernière leçon de son cours de 1841 à la Faculté de Médecine, et surtout lorsqu’il tire progressivement de l’ensemble de ses leçons les matériaux de ce grand édifice qu’est son Traité de Chimie appliquée aux Arts. Le premier volume en a paru dès 1828 et renferme la substance de ses trois années d’enseignement à l’Athénée ; le huitième et dernier n’a été publié qu’en 1846. Ce bel et si utile ouvrage lui a donc coûté dix-huit ans d’efforts.
IV 1848 : Dumas entre en politique
Comme savant à la fois et comme professeur, Dumas a donc atteint vers 1848 l’apogée de sa gloire scientifique. C’est à ce moment qu’une nouvelle carrière s’ouvre devant lui.
Après la Révolution de Février, les habitants de Valenciennes lui demandèrent d’accepter la députation et d’aller défendre à l’Assemblée législative leurs intérêts industriels menacés. Il ne se déroba point. « Pensait-il, dit Pasteur, que, dans ces jours troublés, il pouvait rendre plus de services à son pays qu’en restant enfermé dans un laboratoire ? Rêvait-il, après avoir répandu tant d’idées fécondes au haut des chaires universitaires, d’en offrir aux assemblées du haut de la tribune ? Il y eut de tout cela et peut-être aussi quelque grain d’ambition … Il aimait le pouvoir. » Aussi lorsque, en 1849, le Prince Président lui offrit le Ministère de l’Agriculture et du Commerce en lui disant gracieusement « Vous serez mon Chaptal », accepta-t-il sans hésiter. C’est ainsi qu’il entra dans la vie politique et qu’il dut renoncer pour un long temps d’abord à ses recherches personnelles et à son enseignement expérimental en fermant son laboratoire de la rue Cuvier, puis à ses chaires de la Sorbonne et de l’École de Médecine, où il fut remplacé par ses deux illustres élèves Henri Sainte-Claire Deville et Würtz, Plus tard, lorsqu’il put reprendre et poursuivre ses recherches sur les poids atomiques des corps simples signalées plus haut, c’est au laboratoire de la chaire de la Faculté des Sciences, dont il était resté titulaire, et, après son départ définitif en 1868, au laboratoire de son École centrale qu’il dut installer son travail.
Sénateur sous l’Empire, Président de la Commission municipale de la ville de Paris, Inspecteur général de l’Enseignement supérieur, Président du Conseil supérieur de l’Instruction publique, Président de la Société d’Encouragement pour l’Industrie nationale, Président de la Commission des Monnaies, puis, à la fin, Directeur de la Monnaie de France, dans toutes ces hautes situations, il sut rendre au pays pendant plus de vingt ans les plus nombreux et les plus éclatants services. J’en emprunte à M. Armand Gautier la brève énumération.
« Député, il défend l’industrie sucrière ; il étudie et discute les méthodes de l’enseignement public. Ministre de l’agriculture, il règle le commerce des grains, de la boucherie, des engrais ; il favorise l’élève du bétail ; il encourage et vulgarise les pratiques de l’irrigation et du drainage ; il fonde l’enseignement public de l’agriculture ; il organise le Crédit foncier, etc. Sénateur, il lit de fréquents rapports sur I’assainissement des pays marécageux, la loi des brevets d’invention et marques de fabrique, l’exploitation des forêts, celle des eaux minérales. Il organise l’instruction primaire et supérieure, celle de la médecine et de la pharmacie. Il éclaire les discussions publiques sur les routes forestières, le reboisement des montagnes, la télégraphie, la refonte des monnaies de cuivre et d’argent. Président du Conseil municipal, il contribue à toutes les améliorations de la voirie parisienne. Il transforme l’hygiène de la ville, son système d’égouts, son éclairage. Il dote Paris d’eaux de source abondantes. Résultat surprenant ! car il avait contre lui le Conseil presque entier, tous les ingénieurs de la ville, sauf Belgrand, auteur du projet, plus que cela, la tradition ! La nymphe de la Seine plaisait aux Parisiens. Ils oubliaient complaisamment que, sous les ponts de la Cité, elle recevait volontiers de compromettantes visites. Dumas montrait bien, chiffres en main, que chaque trente mètres cubes d’eau de fleuve en recevait un d’eau d’égout ; on pérorait, on pointillait, on hésitait, on invoquait l’usage immémorial. C’est alors qu’il eut l’idée d’une démonstration topique. Il fit remplir deux grands flacons semblables de dix litres d’eau du fleuve et de dix litres d’eau de la Dhuis, les fit sceller et mettre sous clef. Un mois après, il déposait ces deux témoins sur la table des délibérations du Conseil. L’eau de Seine était devenue verdâtre, marécageuse, puante ; c’est ce qu’on proposait de faire boire au Parisiens. L’eau de source était restée claire, limpide, agréable. La Commission municipale comprit enfin cette leçon de Chimie à sa portée, le projet Belgrand fut adopté, et la vie de milliers d’hommes épargnée, grâce à cette heureuse inspiration. »
Dans le même temps et avec la même ardeur, il défendait la mémoire de Lavoisier, l’invention de Leblanc, la découverte de Daguerre. Il encourageait et soutenait les recherches de Pasteur, qui s’est plu en toute circonstance à reconnaître ce qu’il devait à son chaleureux appui.« Une approbation de lui, disait-il en 1885, me payait de toutes mes peines. Ce qu’il fit pour moi, il le fit pour tant d’autres ! Il avait l’esprit ouvert à tout homme et à toute œuvre … C’était là l’un des traits distinctifs de sa nature. Derrière les individus, il a toujours envisagé la France et sa grandeur. Comme il avait au plus haut degré la conscience des services rendus, soit par les hommes, soit par les institutions, il était toujours prêt à les défendre de son intelligence et de son cœur. A la moindre alerte, il avait l’instinct du danger et de ce qu’il fallait faire pour le déjouer ». On le vit bien le jour où le Muséum d’Histoire naturelle fut à la veille d’être atteint par ce que l’Administration, par un de ses euphémismes habituels, appelait un projet de réorganisation. Sentant que la personnalité morale de ce grand établissement pouvait être menacée, Dumas pousse le cri d’alarme : « Comment oseriez-vous porter la main sur le Muséum ? » Puis il rappelle tous les services rendus par « les illustres fondateurs de la Science de la nature », avec une si vibrante éloquence que Pasteur, après avoir cité son discours, ajoute : « Après l’évocation de tels souvenirs et ce ton même de prosopopée, quel Ministre eût osé toucher au Muséum d’Histoire naturelle, si ce n’est pour l’honorer et l’agrandir ? »
Mais quelque reconnaissance que doivent à Dumas les institutions et les savants qu’il ne cessa de protéger et d’honorer durant ces vingt années de politique active, on ne peut pourtant pas se défendre d’un amer regret en songeant à ce grand espace de vie perdu pour la Science. Combien plus rapides eussent été les progrès de la chimie si, pendant tout ce temps, cette grande force créatrice avait été dépensée pour elle seule ! A ce regret, souvent exprimé, Dumas a répondu lui-même, vers la fin de sa carrière. « Ma vie s’est partagée entre le service de la Science et celui de mon pays. J’aurais préféré demeurer le serviteur de la Science seule ; mais, sorti des rangs obscurs.de la démocratie, j’ai pensé que mon pays avait tant fait pour moi que je ne pouvais lui refuser aucun service. Si je me suis trompé, la Science elle-même ne m’en tiendra pas pour coupable. En me bornant à des recherches scientifiques, j’aurais été plus heureux, ma vie eût été moins anxieuse et peut-être aurais-je embrassé une vue plus large de la vérité ». Une autre fois, il a laissé percer le sentiment de tristesse que lui causait ce long détournement de sa vie. « Le vrai bonheur, disait-il dans une sorte d’examen rétrospectif de sa propre carrière, le vrai bonheur m’apparaît sous la forme du savant consacrant ses jours et ses veilles à pénétrer les secrets de la nature et à découvrir des vérités nouvelles. Laplace, Cuvier, Candolle, Brongniart, ajoutait-il en se reportant vers ses premiers et meilleurs souvenirs, ont connu la vie heureuse. Animés de l’amour de la vérité, indifférents aux jouissances de la fortune, ils ont trouvé leur récompense dans l’estime publique. »
V — 1870 : La chute de Napoléon III signe la fin de la carrière politique de Dumas
Avec la chute de l’Empire, en septembre 1870, la carrière politique et administrative de Dumas se trouva brusquement terminée. Malgré ses soixante-dix ans, ce ne fut pas pour lui le repos, mais seulement une autre sorte d’activité. Il revint à la Science, qu’à vrai dire il n’avait jamais quittée tout à fait. Il avait été élu, en 1868, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences pour les Sciences physiques, en remplacement de Flourens. C’est à nous désormais, dans ces hautes fonctions où il exerce une véritable magistrature, qu’il donne la meilleure part de sa vie.
Quand il expose, à chacune de nos séances, les recherches d’autrui, il sait relever la valeur de ce qu’il communique en y ajoutant des observations tirées du trésor de sa propre expérience, et souvent il montre ainsi les choses sous un jour nouveau que n’avaient pas entrevu les auteurs de ces recherches. C’est ce vif intérêt pour le travail des autres, cette pénétration dans leurs vues, cette profonde sympathie pour leurs aspirations qui ont conservé intacte jusqu’à la fin cette jeunesse intellectuelle que nous admirions en lui.
Dans les discussions entre confrères, il apporte une hauteur de vues, une modération, une sagesse qui calme les plus animés. « Il n’était pas homme de discussion, a dit Pasteur, qui en savait bien quelque chose, mais homme de persuasion. Sa sérénité dominatrice s’étendait sur toute une assemblée. »
Enfin, « zélé pour tous ses devoirs académiques dirons-nous avec son collègue Joseph Bertrand, il n’en remplissait aucun avec une joie plus émue que celui de louer les confrères regrettés et de mettre leur œuvre en lumière. Faraday, Pelouze, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Auguste de la Rive, les deux Brongniart, Balard, Regnault, les deux Sainte-Claire Deville, évoqués par la mémoire fidèle de l’ami qui les connaissait si bien, deviennent sou sa plume l’occasion des plus magnifiques leçons ».
Ces beaux éloges n’ont pas peu contribué à le faire élire en 1876 à l’Académie française, où il prenait la place de Guizot et où Saint-René Taillandier, chargé de le recevoir, le saluait ainsi : « Il était le premier de son ordre, vous êtes Ie premier du vôtre ». Et il ajoutait : « Vous, qui secondez si bien les vivants, vous ne faites que continuer votre œuvre quand vous rendez aux morts de magnifiques hommages, Les éloges que vous avez prononcés de vos confrères de l’Académie des Sciences sont présents à tous les souvenirs. Quelle sûreté de vues et quelle largeur ! Vous jugez le savant comme le jugera l’avenir et, parlant de l’homme en contemporain, vous excellez à mettre en lumière les traits qui le font aimer ….. Toutes ces pages sont d’un écrivain, quelques-unes d’un peintre et d’un poète. Voilà des titres qui vous signalaient particulièrement au choix de l’Académie française. »
Et puisque l’Académie française a bien voulu reconnaître à sa prose quelque vertu poétique, c’est peut-être le moment d’avouer ce qu’il a toujours soigneusement caché : s’il était parfois poète en prose, il rimait aussi volontiers. Composer des vers était même pour lui un besoin, un repos nécessaire à certaines heures. Seulement, dans sa parfaite modestie, qui n’était peut-être après tout qu’une sage prudence, il jetait ses poésies dans un vieux meuble et les brûlait régulièrement tous les cinq ou six ans. Sa famille conserve pourtant de lui une pièce de soixante-dix vers alexandrins ; rassurez-vous, je ne vous la lirai pas. Ce que j’en puis dire, c’est qu’elle est une imitation de Jocelyn, si parfaite, qu’elle a tenu dans l’illusion et le ravissement pendant toute une soirée l’auditoire familial devant lequel il l’a récitée, en l’intercalant habilement entre deux pages de vrai Lamartine.
Ses fonctions académiques sont loin toutefois d’absorber toute son activité. Elle déborde de toutes parts. Pas de problème dans le domaine de la Chimie, de la Physique et de la Physiologie à la solution duquel il ne s’estime heureux de contribuer, pas de mouvement scientifique d’aucune sorte pour l’avancement duquel il ne s’empresse d’ouvrir le trésor de sa mûre expérience ou de prêter au moins le prestige de son nom. Mais c’est surtout sur les questions d’intérêt public qu’il consacre ses efforts. Déjà, en 1865, il avait, par sa pressante insistance, obtenu de Pasteur qu’il acceptât la mission d’aller dans le Midi étudier la maladie des vers à soie et rechercher le moyen de la combattre. C’est ainsi que, comme l’a si bien dit M. A. Gautier, « prête à périr celle belle industrie dut son salut à l’union patriotique de leurs communes préoccupations ».
Maintenant, il fait nommer par l’Académie des Sciences une Commission permanente pour l’étude de la maladie de la Vigne provoquée par le phylloxéra et devient l’âme de cette Commission, qu’il préside. « Il envoie dans les départements envahis, dit M. A. Gautier, des savants délégués qui, sous sa haute direction, étudient sur place la nouvelle maladie. Il fait voter par l’État et les grandes Compagnies les fonds nécessaires pour les premiers travaux de défense. Bientôt du haut de la tribune académique, il proclame la valeur de la méthode de la submersion et fait récompenser son auteur. Enfin, comme on ne peut pas tout submerger, il préconise le sulfure de carbone, signalé par P. Thénard ; il découvre l’action des sulfo-carbonates et crée l’industrie de la fabrication de ces sels, qui ont sauvé ou longtemps conservé nos vignes partout où la submersion est impraticable. »
Il est d’ailleurs comme voué aux présidences. Président à vie du Conseil de perfectionnement de l’École centrale depuis la fondation, Président de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, réélu chaque année depuis 1845, il préside en 1873 la Commission qui prépare l’expédition française chargée d’observer le passage de Vénus sur le Soleil en 1874, et de rectifier ainsi la grande unité de mesure astronomique, la distance de la Terre au Soleil. Il préside, en 1878, la Commission internationale du Mètre et fait accepter par dix-neuf États sur vingt le principe du mètre et du kilogramme français. Il préside, en 1881, la Conférence monétaire internationale. La même année, il préside le Congrès des électriciens et y fait adopter les nouvelles unités modernes. Enfin, élu président de la Société des Amis des Sciences, en 1873, en remplacement du maréchal Vaillant, il plaide en son nom la cause des petits, des imprévoyants, et vient à leur aide : « Ces talents trahis par le sort, s’écrie-t-il, ces inventeurs imprudents, ces génies imprévoyants, tous ces généreux insensés qui, s’oubliant eux-mêmes, n’ont pensé qu’à la grandeur et à la prospérité de leur pays, ont droit à notre protection … Ne répudions pas ce devoir sacré », Partout il paraît nécessaire, partout on s’incline devant son autorité.
Pourtant, il revient encore de temps à autre à des recherches personnelles. Ainsi, en 1872, après avoir demandé à Pasteur « avec un mélancolique sourire » l’hospitalité dans son laboratoire de l’École normale, il y entreprend une série d’expériences sur la fermentation alcoolique et sur les ferments du groupe des diastases. « Malgré ses soixante douze ans, dit Pasteur, il n’avait rien perdu des qualités qui avaient fait de lui un grand investigateur. Outre l’imagination qui, par les idées qu’elle éveille est l’inspiratrice de toute recherche, il possédait encore dans sa force entière le don d’observer, d’interroger l’expérience et cet esprit de critique ingénieuse et décisive qui sait enfermer les faits dans une explication théorique. L’étude qu’il publia sur les fermentations mérite de prendre place à côté de ses lointains Mémoires précédents. Et en travaillant près de lui, avec lui, je retrouvais, moi son élève vieilli, toutes mes émotions et tous mes enthousiasmes de jeunesse. Ah ! pourquoi la politique l’avait-elle éloigné de la Science ? »
En 1878 enfin, il découvre que l’argent, à l’état solide, occlut des quantités très appréciables d’oxygène, qui sont mises en liberté quand le métal est chauffé à une haute température dans le vide, fait absolument inattendu et très important au point de vue de la fixation du poids atomique de l’argent. Deux ans après, en 1880, il étend ce résultat à deux autres métaux, l’aluminium et le magnésium, et montre que le gaz occlus par eux est de l’hydrogène, sensiblement pur dans le premier, mêlé d’une petite quantité d’oxyde de carbone dans le second. Le travail d’ensemble qu’il projetait et annonçait sur cette vaste et intéressante question n’a pas été publié. Ce fut là sa dernière découverte : le chant du cygne.
Il avait toujours conservé la haute direction de son École centrale. En 1872, il résolut d’en élargir le cadre en y introduisant un enseignement supérieur agricole, de manière que chaque année quelques élèves, spécialisés dans cette nouvelle direction, puissent à leur sortie obtenir le diplôme d’ingénieur agronome. Il voulut bien me charger de combiner avec lui les programmes des trois années de ce nouvel enseignement. Puis, sur sa désignation, le cours de Biologie aux élèves de première année, me fut confié. C’était, pour le dire en passant, le premier cours de Biologie existant en France. Lorsque, quelques années plus tard, en 1876, fut fondé à Paris l’Institut agronomique, cette section agronomique de l’École centrale fut supprimée comme faisant double emploi, mais, sur les instances de Dumas, le cours général de Biologie fut conservé comme étant d’une incontestable utilité pour tous les ingénieurs. C’est seulement après la mort de son fondateur et de son défenseur, en 1886, que le Conseil de l’École en décida la suppression. Si je rappelle ici ce souvenir personnel, c’est parce que cette circonstance m’a permis, à moi l’élève de ses deux élèves aimés, Henri Sainte-Claire Deville et Pasteur, d’approcher Dumas de plus près et d’éprouver à mon tour et directement les effets de sa bienveillante sympathie.
En 1879, il eut le rare bonheur de célébrer le cinquantenaire de l’École qu’il avait fondée et de voir à cette occasion réunie autour de lui la nombreuse famille des ingénieurs qui en sont sortis. « Un demi-siècle à peine écoulé, disait-il en commençant son discours, les élèves de l’École centrale l’ont rendue célèbre ; de grand travaux exécutés sur leurs plans leurs ont mérité l’estime universelle ; d’innombrables usines fondées de leurs mains ou perfectionnées par leurs soins occupent les premiers rangs de l’industrie nationale. Ils ont pris dans toutes les directions de l’activité sociale des places d’élite et l’on voit en ce jour des milliers d’ingénieurs se presser autour de leurs maîtres pour proclamer les bienfaits de cette École, leur mère, devant une noble assemblée, touchée de la plus vive sympathie pour leur filiale affection ». Et en terminant : « Parvenu au terme d’une longue carrière, consacrée dans la mesure de mes forces à la Science et au Pays, je salue avec bonheur ces vaillants champions de l’industrie vieillis dans la lutte, cette jeunesse ardente qui se prépare à les seconder ou à les remplacer et, contemplant, réunis pour la première fois dans une même enceinte, les représentants de cinquante promotions venant fêter les noces d’or de l’École en pleine prospérité, je puis dire, au nom des fondateurs de l’École et au mien : Notre tâche est accomplie, ma vie est finie ».
Sa vie n’était pas finie. Il allait fêter bientôt un autre jubilé, plus personnel et plus intime, plus près encore de son cœur.
En 1882, il y avait cinquante ans qu’il faisait partie de l’Académie des Sciences, et ses Confrères avaient fait frapper une médaille d’or en son honneur. En la lui remettant, le Président de l’Académie, Jamin, terminait ainsi son discours : « Quand on récapitule les travaux que vous avez accomplis, les services de toute nature que vous avez rendus, les découvertes que vous avez faites, les leçons que vous avez données dans toutes les chaires, les œuvres littéraires que vous avez écrites, les idées que vous avez semées, toute cette existence enfin qui n’a jamais connu le repos, on s’étonne que vous n’ayez pris qu’un demi-siècle pour remplir un aussi vaste programme, et quand on a le bonheur de vous entendre, on s’émerveille qu’un demi-siècle de travaux sans trêve vous ait encore laissé tant de jeunesse à dépenser. C’est que, de toutes les passions humaines, celle de l’étude est la plus saine, qu’elle laisse aux organes toute leur force, à l’esprit toute sa sérénité, car elle est la sagesse.
« Jouissez, mon cher maître, jouissez de ces fruits. Tous les biens qui viennent de Dieu vous ont été donnés sans compter : le bonheur intime, une santé que rien n’a effleurée, la bienveillance de cœur envers tous, une vigueur d’esprit qui n’a cessé de grandir. Et toutes les récompenses humaines sont venues s’ajouter par surcroît : une autorité qui s’impose et survit à tous les régimes, un respect qui déconcerte l’envie, et l’affection de vos Confrères, qui leur a inspiré le don de cette médaille. Ce n’est qu’un petit fragment d’or ; mais il vous sera précieux, parce qu’il est amalgamé avec notre reconnaissance. »
Dans sa réponse émue, Dumas disait : « Rien ne m’avait préparé à penser que, parmi mes Confrères, beaucoup voudraient bien aujourd’hui se dire mes élèves. Mes élèves ! De tous les témoignages auxquels pouvait prétendre un vieux maître, on a trouvé le secret de lui offrir le plus cher à son cœur. J’en demeure confus, reconnaissant, attendri. Ah ! mes élèves bien-aimés, je me reporte souvent vers ces trente années d’un apostolat qui n’a pas été stérile, grâce au talent de disciples tels que vous ; mais j’en croyais le souvenir enfoui dans la tombe des compagnons de lutte que nous avons perdus, ou sorti de la mémoire de ceux qui leur survivent. Ces leçons d’un autre temps, d’un temps si heureux, elles ne sont donc pas encore oubliées… Vous avez raison ! il faut honorer le professorat, car la parole est une puissance ; car, du haut de sa chaire publique, le professeur remplit une mission sacrée. Sa conviction loyale et pénétrante échauffe les cœurs et élève les âmes vers les régions désintéressées de l’idéal. Il réfléchit l’état présent de la Science comme un miroir fidèle, il prépare les découvertes de l’avenir, il fait revivre les grandes traditions d’un passé glorieux. Ouvrant son cœur tout entier et toute sa pensée à ses auditeurs, il leur apprend à aimer la vérité, à respecter le génie, à chérir la patrie et à la bien servir. Quiconque s’est vu entouré d’une jeunesse attentive, s’enflammant aux accents du maître, vibrant à ses émotions, s’élançant pleine de foi vers les conquêtes signalées à son ardeur, celui-là, croyez-le bien, a connu les plus nobles jouissances de l’âme humaine ».
Moins d’un an après cette touchante cérémonie, en novembre 1883, une légère bronchite, qui n’inspirait aucune inquiétude et que quelques jours de repos suffirent à dissiper l’obligea par prudence à passer l’hiver dans le Midi. Il partit pour Cannes, accompagné de sa femme et de sa fille Mme Hervé Mangon. Il y passa quelques mois heureux au milieu de sa famille. Avec la santé, le goût du travail lui était revenu. Il y composait le bel éloge des frères Charles et Henri Saint-Claire Deville qu’il nous a laissé et dont, après sa mort, Joseph Bertrand nous a donné lecture, au milieu d’un émotion profonde à la Séance publique annuelle de l’Académie, le 5 mai 1884.
Le 16 janvier 1884, il écrivait encore à Pasteur à propos du beau livre de son gendre, M. Vallery-Radot, Histoire d’un savant par un ignorant, qui venait de paraître : « Témoin assidu et sérieux admirateur de vos efforts heureux, de votre fécond génie et de votre méthode imperturbable, je considère comme un grand service rendu à la Science d’en avoir mis sous les yeux de la jeunesse l’ensemble exact et complet ». Et le 20 février, agissant cette fois comme secrétaire perpétuel, il s’efforçait de faire rendre justice au savant qui a créé, disait-il, « l’admirable instrument au moyen duquel il a liquéfié quelques-uns des gaz les plus rebelles et rendu possible la liquéfaction de tous », « Je voudrais, ajoutait-il, que l’Académie prît la décision de proclamer le service rendu par M. Cailletet en lui décernant le prix Lacaze ».
Dès que le printemps fit son apparition, il voulut rentrer à Paris et reprendre parmi nous ses fonctions à l’Académie, quand tout à coup, au milieu des préparatifs du départ, ses forces s’affaissèrent, et tout de suite, le 11 avril, il s’éteignit doucement. Il n’y eut pas, à vrai dire, de maladie. Une belle mort couronna cette belle vie.
« Il a eu, a dit Würtz sur sa tombe, le privilège de conserver jusqu’au bout la fraîcheur et la finesse de son esprit, la haute distinction de ses manières et par-dessus tout cet abord à la fois grave et bienveillant, signe visible des qualités de son cœur et qui inspirait à tous l’affection et le respect. »
Telle vient de se dérouler à nos yeux, dans ses quatre périodes successives, physiologique, chimique, administrative et académique, embrassant ensemble soixante-cinq années d’un labeur ininterrompu, la longue vie de Dumas, une vie pleine et glorieuse, à la fois fidèle à la Science et consacrée aux grands intérêts de l’humanité.
On raconte qu’à la mort du grand Cuvier, Arago s’écria : « Cette mort nous rapetisse tous ». En rappelant cette parole en 1885, Pasteur ajoutait : « Je ne serai pas démenti si je dis à mon tour que la mort de Dumas nous a tous diminués. » Et plus tard il formulait sur son illustre maître et ami ce jugement définitif, que nous retiendrons en terminant : « Il est un petit nombre d’hommes aussi bien faits pour le travail silencieux que pour les débats des grandes Assemblées. En dehors des études personnelles qui leur assurent dans la postérité une place à part, ils ont l’esprit attentif à toutes les idées générales et le cœur ouvert à tous les sentiments généreux. Ces hommes-là sont les esprits tutélaires d’une nation. Dumas en fut, dès sa jeunesse, un type souverain ».