Pilâtre de Rozier et son compagnon Romain trouvèrent une mort glorieuse, au cours de leur tentative de traversée de la Manche en « Montgolfière », le 15 juin 1785. Quelques jours plus tard, un journaliste parisien, qui relatait cette première catastrophe aéronautique, terminait son article, écrit dans le style quelque peu grandiloquent et sentencieux d’alors, par la phrase suivante : « Un tombeau vient de s’élever sur une route où jusque-là on n’avait encore ramassé que des fleurs et des couronnes ! » Hélas, depuis cette époque, le martyrologe de la navigation aérienne s’est singulièrement allongé ! Que d’hommes ont payé de leur vie leurs audacieuses envolées vers les hautes régions de l’atmosphère ! Notre intention n’est pas d’esquisser l’histoire de ces Icares scientifiques. Nous voulons simplement rappeler la tragique odyssée d’un célèbre voyage aérien dont un des héros fut précisément le fondateur de La Nature.
Voilà soixante ans, le 15 avril 1875, à 11 h 35 m du matin, un aérostat de 3000 m3, Le Zénith partait de l’usine à gaz de la Villette en emportant trois passagers, Crocé-Spinelli, Sivel et Gaston Tissandier, dans le but de compléter les données recueillies au cours d’ascensions faites, l’année précédente, par les deux premiers de ces aéronautes. Ancien élève de l’Ecole centrale des Arts et Manufactures, né à Montbazillac près de Bergerac en 1843, Joseph Crocé-Spinelli se consacrait alors presque exclusivement à la science. Sivel, ancien capitaine au long cours, venait d’atteindre sa quarantième année et avait quitté la marine pour s’occuper de navigation aérienne. Quant à Gaston Tissandier, après avoir étudié la chimie, il s’adonnait également à l’aérostation mais surtout en vue de recherches météorologiques. Par la suite, il s’attaqua au difficile problème de la direction des ballons, exécuta une quarantaine d’ascensions, poursuivant entre temps une magnifique carrière de vulgarisation scientifique. L’équipage du Zénith était donc à la hauteur de la mission qu’il se proposait d’entreprendre sous les auspices de l’Académie des Sciences de Paris et de la Société de navigation aérienne.
Sur les conseils de l’astronome Janssen et afin de s’élever le plus haut possible sans danger, les aéronautes avaient attaché au cercle de leur ballon, trois sacs remplis d’air à 70 pour 100 d’oxygène. A la partie inférieure de chacun de ceux-ci, un tube de caoutchouc traversait un flacon laveur plein d’un liquide aromatique. Suivant les récentes expériences du physiologiste Paul Bert, ce dispositif devait permettre aux hardis voyageurs de résister à des dépressions considérables, en leur fournissant le gaz comburant nécessaire à l’entretien de leur respiration.
L’esquif emportait, en outre, indépendamment de jumelles, d’un sextant pour faire le point, de boussoles et autres instruments de navigation aérienne, divers appareils pour les observations météorologiques. D’abord, un aspirateur à retournement, rempli d’essence de pétrole incongelable aux basses températures et qui, flottant en dehors de la nacelle, allait s’arrimer verticalement à 3000 m d’altitude afin de faire passer de l’air dans des tubes à potasse destinés aux dosages d’acide carbonique. Puis, à portée de sa main, Sivel avait attaché quelques sacs de sable, dont il pouvait à volonté provoquer la vidange en coupant leurs cordelettes de retenue. Sous la nacelle, un épais matelas de paille devait permettre d’amortir le choc, lors de l’atterrissage. De son côté, Crocé-Spinelli s’était muni d’un spectroscope, dont il avait déjà expérimenté la valeur dans une précédente ascension du Zénith. On voyait encore suspendus aux cordes de la nacelle, deux baromètres anéroïdes donnant le premier les pressions correspondant aux altitudes inférieures à 4000 m et le second fournissant celles comprises entre 4000 et 9000 m. A côté d’eux pendaient également : un thermomètre marquant les basses températures jusqu’à - 30°, un thermomètre à minima et à maxima, qu’une cordelette sans fin faisait monter ou descendre au gré des observateurs. Enfin au-dessus, dans une boîte scellée, se trouvaient enfermés 8 tubes barométriques témoins emballés dans de la sciure de bois et destinés à authentifier, d’une façon rigoureuse, le maximum de hauteur atteint par les aéronautes au cours de leur randonnée scientifique.
Equipés de la sorte et pleins d’enthousiasme, Crocé-Spinelli, Sivel et Gaston Tissandier s’élevèrent à bord du Zénith par une superbe matinée de printemps, mais hélas ! trois heures après le départ, les deux premiers allaient périr asphyxiés dans la nacelle de leur ballon qui avait dépassé 8000 m. Laissons Gaston Tissandier, le seul survivant de cette terrible catastrophe, nous raconter lui-même les péripéties du voyage aérien, au cours duquel ses infortunés amis trouvèrent la mort. Transcrivons donc les passages suivants de son article publié dans La Nature du 1er mai 1875, peu de jours après le tragique événement (La Nature n°100 (1er mai 1875). Le voyage à grande hauteur du ballon le Zénith. Voir également d’intéressants détails sur cette tragique ascension dans l’ouvrage de J. Lecornu, La navigation aérienne, Paris, 1903, p. 303 et suivantes.).
« A peine sommes-nous à 300 m au-dessus du sol que Sivel s’est écrié avec joie : « Nous voilà partis, mes amis ! Je suis bien content ! » Et un peu plus tard, regardant l’aérostat arrondi au-dessus de la nacelle : « Voyez Le Zénith, comme il est bien gonflé, comme il est beau ! »
Crocé-Spinelli me disait : « Allons, Tissandier, du courage. A l’aspirateur, à l’acide carbonique ! » A l’altitude de 3300 m le gaz s’échappait avec force de l’appendice béant au-dessus de nos têtes. A 4000 m, le soleil est ardent, le ciel est resplendissant, de nombreux cirrhus s’étendent à l’horizon, dominant une buée opaline, qui forme un cercle immense autour de la nacelle …
C’est à l’altitude de 7000 m, à 1 h 20 min, que j’ai respiré le mélange d’air et d’oxygène et que j’ai senti, en effet, tout mon être déjà oppressé, se ranimer sous l’action de ce cordial ; à 7000 m, j’ai tracé sur mon carnet de bord les lignes suivantes : Je respire oxygène. Excellent effet. A cette hauteur, Sivel qui était d’une force physique peu commune et d’un tempérament sanguin, commençait à fermer les yeux par moments, à s’assoupir même et à devenir un peu pâle. Mais cette âme vaillante ne s’abandonnait pas longtemps aux mouvements de la faiblesse ….
J’arrive à l’heure fatale où nous allons être saisis par la terrible influence de la dépression atmosphérique. A 7000 m, nous sommes tous debout dans la nacelle. Sivel, un moment engourdi, s’est ranimé ; Crocé-Spinelli est immobile en face de moi … Bientôt je veux saisir le tube à oxygène, mais il m’est impossible de lever le bras. Mon esprit cependant est encore très lucide. Je considère toujours le baromètre ; j’ai les yeux fixés sur l’aiguille, qui arrive bientôt au chiffre de la pression 290, puis 280 qu’elle dépasse. Je veux m’écrier :
« Nous sommes à 8000 m ! »
Mais ma langue est comme paralysée. Tout à coup, je ferme les yeux et je tombe inerte, perdant absolument le souvenir. Il était environ 1 h 30 m. A 2 h 8 m, je me réveille un moment. Le ballon descendait rapidement. J’ai pu couper un sac de lest pour arrêter la vitesse et écrire sur mon registre de bord les lignes suivantes que je recopie.
« Nous descendons. Sivel et Crocé encore évanouis au fond de la nacelle. »
A peine ai-je écrit ces lignes qu’une sorte de tremblement me saisit et je retombe affaibli encore une fois … A 3 h 30 m environ, je rouvre les yeux, je me sens étourdi, affaissé, mais mon esprit se ranime. Le ballon descend avec une vitesse effrayante ; la nacelle est balancée fortement et décrit de grandes oscillations. Je me traîne sur les genoux et je tire Sivel par le bras ainsi que Crocé.
« Sivel ! Crocé ! m’écriai-je, réveillez-vous l » Mes deux compagnons étaient accroupis dans la nacelle, la tête cachée sous leurs couvertures de voyage. Je rassemble mes forces et j’essaye de les soulever. Sivel avait la figure noire, les yeux ternes, la bouche béante et remplie de sang. Crocé avait les yeux à demi fermés et la bouche ensanglantée.
Raconter en détail ce qui se passa alors m’est impossible.
Je ressentais un vent effroyable de bas en haut. Nous étions encore à 6000 m d’altitude. Il y avait dans la nacelle deux sacs de lest que j’ai jetés. Bientôt la terre se rapproche, je veux saisir mon couteau pour couper la cordelette de l’ancre : impossible de le trouver. J’étais comme fou, je continuais à appeler : Sivel ! Sivel !
Par bonheur, j’ai pu mettre la main sur un couteau et détacher l’ancre au moment voulu. Le choc à terre fut d’une extrême violence. Le ballon sembla s’aplatir et je crus qu’il allait rester en place, mais le vent était rapide et l’entraîna. L’ancre ne mordait pas et la nacelle glissait à plat sur les champs ; les corps de mes malheureux amis étaient cahotés çà et là, et je croyais à tout moment qu’ils allaient tomber de l’esquif. Cependant j’ai pu saisir la corde de soupape et le ballon n’a pas tardé à se vider puis à s’éventrer contre un arbre. Il était 4 heures. En mettant pied à terre, j’ai été pris d’une surexcitation fébrile, et je me suis affaissé en devenant livide. J’ai cru que j’allais rejoindre mes amis dans l’autre monde ».
La descente du Zénith s’était produite près de Ciron, petite localité du département de l’Indre. Les corps de Crocé-Spinelli et de Sivel furent transportés dans une grange tandis que des paysans conduisaient Gaston Tissandier, en proie à une fièvre ardente, dans la ferme voisine des Néreaux, qu’il quittait trois jours plus tard pour rentrer à Paris avec les restes de ses deux malheureux compagnons.
L’annonce de cette catastrophe provoqua une énorme sensation non seulement en France mais à l’étranger et plus de vingt mille personnes suivirent les funérailles de Sivel et de Crocé-Spinelli qui furent enterrés au Père-Lachaise tandis qu’une souscription publique ouverte par la Société française de navigation aérienne permettait de venir en aide aux familles de ces deux martyrs scientifiques et d’élever à Ciron même un monument pour commémorer leur souvenir.
Chose digne de remarque, l’astronome Faye, en commentant les circonstances de la mort des deux courageux pionniers, écrivait dans les Comptes rendus des Séances de l’Académie des Sciences : « La hauteur de 7000 m peut être prise comme limite extrême. Les observations qu’on peut faire dans ces régions répondent à tous les besoins. A quoi bon aller à 1000 m au delà ? Peut-on avoir la prétention de sonder les 28 à 30 lieues d’atmosphère qui nous entourent, comme l’indique le niveau d’apparition des étoiles filantes ?… Il restera encore assez à découvrir dans les 7000 m où l’on restreindra l’observation, et l’on n’aura pas du moins à redouter des malheurs semblables à celui qui vient d’émouvoir le monde entier ».
Or loin d’écouter ces directives timorées du grand astronome, Gaston Tissandier lui-même échappé par miracle à la mort et en dépit de la surdité que lui avait valu le choc d’atterrissage, reprenait, dès le 29 novembre 1875, la série de ses ascensions. Actuellement non plus, malgré les risques inhérents à de telles entreprises, de hardis savants ne craignent pas d’explorer la stratosphère en risquant leur vie. Ainsi le professeur belge Piccard et son assistant M. Kipfer purent monter à 15 871 m, le 27 mai 1931 et effectuer d’intéressantes mesures dans leur nacelle-laboratoire. Les ingénieurs russes Prokapiev, Goudenev et Birnbaum atteignirent 19000 m, le 31 septembre 1933. Cependant leurs malheureux compatriotes Paul Fedossenko, André Wassenko et M. Illia Oussykin, qui montaient le ballon Ossoviakim construit par l’Académie des Sciences de Leningrad, périrent au cours d’une ascension stratosphérique, le 31 septembre 1933. Peu avant la catastrophe, ces aéronautes avaient envoyé un radio annonçant qu’ils se trouvaient à 20 600 m d’altitude mais le lendemain on retrouvait, près du village de Potiski-Ostroy situé à 582 km sud-est de Moscou, les débris de l’esquif avec les cadavres des trois ascensionnistes. Les barographes étant intacts, on put se rendre compte que l’Ossoviakim avait atteint l’altitude record de 22 000 m. Les physiciens américains Kepner, Anderson et Stevens, qui montèrent seulement à 18 200 m, le 29 juillet 1934, faillirent avoir le même sort que les aéronautes soviétiques. L’enveloppe de leur ballon s’étant déchirée au cours de la descente, ils ne durent leur salut qu’à l’usage de leurs parachutes.
Aujourd’hui, le monde scientifique reconnaît unanimement l’importance des observations dans la haute atmosphère. L’héroïque ascension de Crocé-Spinelli, Sivel et Tissandier, précurseurs des stratonautes de nos jours, n’a pas été vaine ; leur martyre a fourni de précieux enseignements qui n’ont pas été perdus pour les aéronautes contemporains.
Jacques Boyer