Ferdinand de Lesseps

Gaston Tissandier La Nature N°1124, 15 décembre 1894
Vendredi 3 avril 2009

Aucun homme à notre époque n’a joui d’une si grande popularité et d’une si étonnante renommée que le créateur du canal de Suez ; on a pu l’appeler le Grand Français. Suez et Panama, ces deux entreprises dont l’une fut si belle, et l’autre si funeste, n’ont occupé que la seconde moitié de la vie de Ferdinand de Lesseps.

Né à Versailles le 17 novembre 1805, il fit ses études au collège Henri IV à Paris, et il débuta, alors qu’il avait à peine vingt ans, dans la carrière diplomatique. Dès 1825, il fut attaché au consulat général de Lisbonne, et deux ans après, en 1827, on l’employa sous la direction du comte de la Ferronnays dans les bureaux de la Section commerciale au ministère des affaires étrangères. Nommé vice-consul au Caire en 1833,M. de Lesseps fut chargé à deux reprises de la gestion du consulat général d’Alexandrie, notamment pendant la peste de 1834-1835, qui enleva le tiers de la population ; sa conduite, pleine d’héroïsme et de dévouement, lui valut en 1836 la croix de chevalier de la Légion d’honneur.

Revenu en congé à Paris le 17 juillet 1838, il occupa successivement le poste de consul de France à Rotterdam, à Malaga, puis à Barcelone. Pendant le bombardement de cette dernière ville, en 1842, M. de Lesseps contribua puissamment à la protection des Français et des étrangers de toute nationalité, qui se trouvaient à Barcelone ; il fut, en récompense, promu au grade d’officier de la Légion d’honneur et les gouvernements étrangers le comblèrent de félicitations et de décorations. Nommé consul général en 1847, il fut rappelé à Paris au moment de la révolution de 1848 ; il en repartit bientôt pour Madrid en qualité de ministre de France.

Plus tard, envoyé en mission il Home auprès du général Oudinot, au mois de mai 1849, il se montra très opposé à l’occupation violente de la ville par les Français ; désavoué par l’Assemblée législative, il réclama sa mise en disponibilité et se justifia des accusations dont il avait été l’objet par un mémoire au Conseil d’État.

Placé sur le cadre des agents diplomatiques comme ministre plénipotentiaire sans traitement, M. de Lesseps, rejeté dans la vie privée, se rendit en Égypte en 1854. Nous empruntons à une biographie publiée sur lui, quelques années après cette époque, l’histoire de ses relations avec le vice-roi Mohammed -Said Pacha ; c’est à la suite de ses entretiens avec ce souverain que M. de Lesseps fut conduit à entreprendre le percement de l’isthme de Suez. « M. de Lesseps se mit aussitôt à l’œuvre, dit l’ écrivain anonyme auquel nous empruntons ces documents. et depuis cette époque jusqu’en 1869, il se voua complètement, avec une ardeur, une énergie et une ténacité que rien ne put jamais rebuter, à l’accomplissement de cette gigantesque entreprise. Dès 1865, commencèrent les études préparatoires dont les résultats furent publiés sous le titre de : Percement de l’isthme de Suez ; exposé et documents officiels (1866). Mais aussitôt que M. de Lesseps voulut réaliser son projet, il se vit en butte à des difficultés et à des obstacles de tout genre. Le gouvernement turc, à l’excitation du gouvernement anglais, refusa longtemps d’accorder l’autorisation nécessaire pour ouvrir le canal ; des ingénieurs autorisés, des hommes d’État, condamnèrent hautement l’entreprise comme étant purement chimérique et irréalisable ; enfin il fallait obtenir des capitaux énormes. Sans se laisser rebuter, M. de Lesseps parvint, dans de nombreux voyages, par des conférences publiques où il se montrait très éloquent, par des appels à la publicité, non seulement à réaliser par des souscriptions un capital de deux cents millions, mais encore à exciter en faveur de son entreprise un concours de vœux et de sympathies tellement puissant, que toutes les diplomaties durent céder. En 1850, les travaux commencèrent. En 1868, M. de Lesseps dut faire un nouvel appel de fonds et fut autorisé à émettre des titres d’obligations remboursables avec lots par voie de tirage au sort. Le 14 août 1869 le canal avait reçu presque partout la largeur fixée, les eaux de la Méditerranée et de la mer Rouge venaient se réunir dans les Lacs Amers. Le 20 novembre de la même année, M. de Lesseps put montrer au monde sa grande œuvre achevée. »

L’inauguration du canal de Suez avait produit en Europe un effet immense. L’auteur de cette œuvre magnifique fut comblé de récompenses offertes par toutes les puissances étrangères. Le gouvernement français lui remit la grand croix de la Légion d’honneur, la Société de géographie lui décerna son grand prix de 10 000 francs, la cité de Londres lui offrit le droit de bourgeoisie dans la capitale britannique et l’Académie des sciences lui donna le titre de membre académicien libre [1] .

Ces succès ne contribuèrent qu’à ouvrir à l’esprit de Ferdinand de Lesseps les grands projets ; il résolut d’entreprendre un chemin de fer qui relierait la Russie avec toutes les régions de l’Asie centrale. D’après ses plans, dont il fit une exposition publique, la nouvelle voie ferrée devait partir d’Orenbourg, sur la ligne de séparation de l’Europe et de l’Asie, pour aboutir sur les confins de l’Afghanistan. Des circonstances politiques que nous ne saurions énumérer, ne permirent point que ce projet se réalisât. Parmi les entreprises que M. de Lesseps encouragea encore de son influence, nous citerons celle de la mer-intérieure d’Algérie, qui resta aussi sans aucune réalisation .

C’est en 1879 que celui que l’on continuait à :appeler le Grand Français, commença à consacrer tousses efforts à l’étude d’un autre projet immense, celui du percement de l’isthme de Panama. Le public avait une confiance extrême en l’énergie de M. de Lesseps ; il semblait que tout ce que cet homme voulait résoudre, était réalisable ; lui-même partageait en quelque sorte les sentiments de la foule ; il se croyait invincible, ct capable, par son influence, par son habileté, par ses sentiments de ténacité et de. persévérance, de mener il bien les plus difficiles ct les plus importantes entreprises. Ferdinand de Lesseps alla en Amérique pour se rendre compte par lui-même de la nature des travaux à exécuter, et de la grandeur des difficultés il vaincre. A partir de 1870, il commença à faire, en faveur du percement de Panama, la plus vigoureuse et la plus ardente campagne. Dans les banquets, dans les conférences, il exposait les plans de sa nouvelle œuvre, et il affirmait audacieusement que les travaux s’accompliraient et qu’ils pouvaient être terminés dans un avenir très prochain.

Beaucoup d’esprits clairvoyants s’efforçaient de faire comprendre la différence qu’il y avait entre les travaux de Suez et ceux de Panama. Mais la masse du publie se rappelait l’opposition que le Grand Français avait trouvée pour son premier travail, et elle donna encore sa confiance et son argent pour l’exécution du second.

Nous ne voulons rien dire des désastres d’une (épouvantable débâcle. M. de Lesseps en eut conscience alors que le grand âge avait commencé à troubler son intelligence. Il en conçut un chagrin extrême, et son esprit s’affaiblit à tel point de jour en jour, qu’il fut possible de lui laisser ignorer jusqu’à sa mort l’histoire d’un procès qui a soulevé tant de scandales.

Ferdinand de Lesseps ne croyait pas au mal ; il n’a jamais trempé dans les fautes commises, et il a réalisé une œuvre immense. Soyons indulgents pour les heures de faiblesse du vieillard, et saluons en lui l’initiateur des grandes entreprises.

GASTON TISSANDIER.

[1Plus tard M. de Lesseps fut reçu à l’Académie française

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