Tous ceux qui se sont penchés sur l’œuvre de Renan savent quelles furent l’ampleur et la diversité de ses curiosités intellectuelles. Mais peut-être ignore-t-on que, dans le cours de ses méditations juvéniles, il lui arriva d’approcher quelques-unes des grandes idées qui sont à la base de la science moderne.
Pour s’en convaincre, il suffit de relire attentivement ces Cahiers de Jeunesse [1], qui datent de 1845-1846, et où le jeune étudiant, âgé de vingt-deux ans, dégorgeait pêle-mêle ses pensées quotidiennes. Le principal de ses réflexions portait sur les langues anciennes, la philologie, la psychologie et la métaphysique ; mais on trouve aussi, les Cahiers, le témoignage de sérieuses et insistantes préoccupations scientifiques. N’écrit-il pas d’ailleurs : « La preuve que mon esprit n’a pas une forme exclusive, c’est qu’à chaque branche que j’ai délibée successivement j’ai toujours pensé dans l’actuel que ce serait ma spécialité, littérature, mathématiques, sciences physiques ».
Le jeune Renan a donc médité avec application sur les « infinis du calcul différentiel », sur le vide de la nature,et sur le nombre des corps simples (« Il y a soixante corps simples, disent les chimistes. Cela est bon relativement ; mais jamais je ne me résoudrai à croire que Dieu ait fait vingt, vingt-cinq, trente, trente-deux corps plutôt que trente-cinq, trente-sept, etc. Je jugerais qu’il n’y a qu’un corps simple, un élément dont tous les autres ne sont que combinaisons stables, comme en règne animal et végétal. Il faut toujours jurer l’unité à priori.). Il voit dans la cristallisation un « résultat de la polarisation des formes organiques », et pense avoir fait, par là, une « vraie découverte », qui explique merveilleusement l’affinité chimique.
Dans le domaine de la biologie, il s’intéresse aux mouvements des plantes, à l’unité de l’organisation animale, à la régénération des annelés, au « passage du brut au vital », qui lui paraît être le problème essentiel de la science.
Mais, parmi tant de notes consacrées aux mathématiques, à la physique et à la biologie, il en est deux qui méritent une attention particulière : l’une concerne l’origine des animaux, l’autre l’origine de l’univers.
Voici la première, qui précède de quinze ans la publication de l’Origine des espèces (1859) et qui nous révèle un Renan résolument transformiste, beaucoup plus perspicace que la plupart des naturalistes de son temps :
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! quand j’envisage les mille mystères et les prodigieuses découvertes sur le seuil desquelles pose l’histoire naturelle, je suis tenté de tout quitter pour elle. Oui, je persiste à croire que l’Océanie, dans ses animaux bizarres, l’ornithorynque, l’aptéryx, etc., nous offre encore un reste d’une création détruite, reste précieux d’un vieux monde. Là, les races et les familles flottantes, syncrétisme des formes. L’analyse n’a pas encore été appliquée par la nature aux organes. Tout est confus. L’oiseau, le reptile, etc., mêlés. Oui, oui, dans ces époques précédentes s’est faite la génération des espèces. Oui, ce qui maintenant nous paraît espèces juxtaposées a été lié par filiation. Les espèces se sont engendrées à une époque où elles n’étaient pas encore déterminées (le système de ceux qui nient les classifications et les espèces est faux dans le présent, vrai dans le passé), où toutes étaient syncrétiquement confondues (toujours et partout les mêmes lois, pour l’esprit humain aussi : syncrétisme, analyse). Oui, oui, alors tous les êtres étaient frères. L’accouplement était bien plus large que maintenant, vu que les espèces étaient bien plus larges. De cet accouplement de dissemblables naissaient des dissemblables, un monde en chaos, des espèces mal limitées. Mon Dieu ! que ne puis-je dire tout ce que j’ai sur le cœur, tout ce que j’entrevois sur ce point, l’histoire de la nature, la généalogie des êtres, tout s’engendrant, l’apparition et l’analyse des espèces, etc !… Plût à Dieu que j’eusse dix vies pour en consacrer une à chacune des faces du monde ! Mais il m’en faudrait plutôt mille, ou l’éternité ! Or, que dis-je ? je l’ai. »
Non moins curieux est le passage suivant, où Renan pressent la théorie de « l’expansion de l’univers » : « Une difficulté m’a longtemps arrêté dans ma cosmogonie ; la voici, et comment je la lève. — Je répandais d’abord des atomes pondérables dans tout l’espace : répares par d’immenses distances, leur attraction devait être très faible, et Péther répandu entre eux devait avoir une prépondérance considérable, en sorte que tout était à l’état gazeux. Puis, par des diminutions successives de la force expansive de l’éther, j’expliquais le rapprochement des atomes pondérables, dont la force attractive augmentait par là. De là, la formation des systèmes nébuleux,solaires, planétaires, globes, etc., et sur chaque globe, des corps solides, liquides et gazeux. Mais une difficulté m’arrêtait. Comment expliquer cette diminution successive de la force de l’éther ? Il faut bien aussi lui donner une cause. Or, s’il remplissait uniformément l’espace, en vérité, on ne la conçoit pas. » Voilà comment je lève cette difficulté, en modifiant le système ci-dessus énoncé. Au Heu de concevoir le monde premier dans un état de grande expansion, je le conçois, au contraire, dans un grand état de concentration, en sorte que les atomes pondérables et toute la masse d’éther fussent d’abord comprimés dans un fort petit espace, ce qui devait produire un prodigieux dégagement de calorique. Du reste, il suffirait de supposer l’éther seul ainsi comprimé dans des bornes au sein de l’espace. On peut pourtant supposer que les molécules pondérables l’étaient aussi, et que ce serait par la force expansive de l’éther répandu entre elles qu’elles se seraient écartées dans l’espace occupé par le système pondérable de l’univers, non par le choc de l’éther, puisqu’il n’a pas de masse, mais par la force répulsive. » Tel fut l’état natif du monde, mais l’éther, en vertu de sa force expansive, dut immédiatement chercher à se répandre dans l’espace environnant. De là, une grande diminution de calorique et le refroidissement successif. C’est donc par le rayonnement de la chaleur dans l’espace ou par la diffusion de l’éther que j’explique ce refroidissement. Ce refroidissement continue donc encore et continuera à l’infini, puisque l’espace est sans bornes, et que l’éther, avec sa prodigieuse vitesse, n’en atteindra jamais les limites. Mais ce refroidissement, qui d’abord dut s’opérer sur une échelle fort rapide, a dû, par la suite, beaucoup se ralentir. D’abord parce qu’en se répandant, sa force expansive a diminué, comme la vapeur d’eau perd de sa force plus elle se répand dans un grand espace. De plus, cette expansion s’opère maintenant sur une conférence immense, en sorte qu’un accroissement prodigieux de cette circonférence, par exemple celle qui aura lieu en mille années, fera moins d’effet sur le tout que celle qui, dans l’origine, s’opérait en quelques secondes, en sorte qu’au centre du système occupé par les globes pondérables, cette diminution sera à peu près insensible. C’est à ce moment que l’homme naquit. » Néanmoins, ce refroidissement continuant toujours il arrivera, au bout d’un nombre inimaginable de siècles, que la force de l’éther perdra le degré d’élasticité nécessaire pour faire équilibre à la force d’attraction moléculaire. Alors, cette force, libre de s’exercer, rapprochera les molécules pondérables et comme elle va s’augmentant en raison inverse du carré des distances, il s’ensuit qu’elle rapprochera les molécules jusqu’au contact parfait ; alors, elle deviendra infinie, et les molécules ainsi unies seront physiquement inséparables. De là, une molécule composée de deux autres, et qui aura une force attractive double attirera par conséquent les autres, et ainsi toute la masse pondérable s’agglomérera en une masse solide et pleine, une seule molécule ; l’éther, au contraire, devenu impuissant, remplira l’espace. Que si, de plus, l’on admet l’hypothèse dynamique de la constitution des corps, qui fait de chaque molécule un simple centre dynamique, s’ensuit que cette jonction de plusieurs molécules en une ne sera que leur destruction quant à l’étendue. Donc, alors toute l’étendue pondérable disparaîtra, et il ne restera que l’éther. Tous les corps pondérables seront réduits à un point mathématique, faute de force expansive qui contrebalance la force attractive des différents centres. » On conçoit qu’il n’est pas nécessaire de supposer une force comprimante à l’origine. Ce fut le simple fait de la création. La masse moléculaire fut créée en un espace restreint ; ses bornes étaient sa seule force comprimante, et son expansion commença immédiatement. »
Renan précurseur de Darwin et de l’abbé Lemaître ; voilà un trait au moins inattendu pour compléter la physionomie spirituelle de l’immortel auteur des Dialogues Philosophiques.
Jean Rostand (manuscrit reçu le 20 septembre 1941)