Le 30 mars 1784, le sieur Mathurin Pilastre dit du Rosier, autrefois soldat au régiment de Picardie et présentement aubergiste à Metz, quartier de Fort-Moselle faisait baptiser son quatrième enfant François né le jour même. Cet enfant devait rendre célèbre non seulement le patronyme familial mais aussi l’humble surnom que son père avait rapporté du temps passé dans les armées du roi. Dès l’adolescence il prit l’habitude de se faire appeler Pilatre-Desroziers et plus tard, ayant acquis la noblesse à la faveur de circonstances que nous rappellerons, il adopta définitivement la forme Pilatre de Rozier qui devait passer à la postérité. Notons tout de suite que les différentes graphies ont toutes un point commun, l’absence d’accent circonflexe sur l’a de Pilatre, n’en déplaise à de nombreux commentateurs de la gloire du premier aéronaute, qui n’hésitèrent point à embellir son nom de ce signe. Notre actuel ministre des P.T.T., ordonnant l’émission d’un timbre-poste à l’effigie de Pilatre, ne manqua pas, soit dit en passant, de respecter cette tradition sans fondement. Les légendes ont la vie dure !
Quoi qu’il en soit le jeune Pilastre, ou Pilatre, dès ses années d’adolescence, fit montre de qualités et de défauts qui devaient s’accentuer avec l’âge : intelligence vive, curiosité aiguisée, courage frisant la témérité, tout cela contrebalancé par un goût effréné de plaisir et il faut bien le dire, une absence totale de scrupules.
Ayant pu effectuer, grâce à la protection d’un certain Violet, officier et vieux compagnon d’armes de son père, de sérieuses études d’apothicaire, le jeune homme, à la suite d’une frasque un peu forte, se brouilla avec sa famille et prit le chemin de Paris [1]. Là, son entregent, l’aide de compatriotes en place, et l’absence de scrupules déjà signalée, lui permirent de se faire assez rapidement une situation. L’amitié de Fourcroy, habile médecin, chimiste émule de Lavoisier, mais caractère sans grandeur [2], lui fut, en particulier, d’un précieux recours, mais il ne trouva véritablement la fortune qu’au sein de la famille d’un certain Dr Weiss [3] dont il courtisa d’abord la fille, pour le meilleur motif, puis, après la mort du digne praticien, la veuve, détentrice de l’argent. D’union légitime il ne fut cette fois plus question mais notre homme n’en obtint pas moins, grâce aux écus de sa protectrice, la charge de valet de chambre de Madame (la comtesse de Provence), charge qui apportait la noblesse. C’est en cette occasion qu’il donna à son nom la forme définitive que nous avons dite. Au reste, le titre de valet de chambre, même d’une princesse de la Maison Royale, ne sonnant pas assez bien à son gré, il ne tarda pas à le remplacer de son propre chef par celui plus vague, d’attaché à la maison de Madame, puis, non content pour si peu, il s’affubla encore de la qualité de premier apothicaire du prince de Limbourg [4]. En bref notre homme tournait au parfait ruffian et seuls ses talents de physicien et son courage incontestable devaient le relever aux yeux de la postérité.
De ces talents, voire de ce courage, les comptes rendus de l’Académie royale nous ont laissé de nombreux témoignages en enregistrant les communications de l’apothicaire messin relatives aux expériences de physique, qu’il menait parallèlement à ses profitables intrigues amoureuses. Donnons-en un exemple : ayant respiré de l’air inflammable [5] pour en éprouver l’innocuité, il n’hésita pas à le rejeter au contact d’une flamme, au risque de se faire éclater les poumons. C’est se livrant à cd exercice de « cracheur de feu », que le représente la gravure de l’époque reproduite ci-dessus.
Relatant cette circonstance, les comptes rendus de l’Académie royale disent de notre homme qu’il « a mis beaucoup de courage dans plusieurs de ces expériences » [6].
Rien à redire à cette judicieuse appréciation.
Un esprit si curieux des choses de la physique ne pouvait manquer d’être frappé par le récit de l’expérience faite le 5 juin 1783 à Annonay par les frères Montgolfier ; une âme si bien trempée ne pouvait admettre que seuls des animaux (comme lors des expériences du 19 septembre 1783) fussent confiés aux nouvelles machines aérostatiques. On sait qu’en fait, Pilatre avec le marquis d’Arlandes osèrent les premiers, à la date du 21 novembre 1783, confier leur existence à l’engin imaginé et construit par les Montgolfier. Nous ne reprendrons pas le récit de cette ascension mémorable, répété à l’envi par tous les chroniqueurs du temps, nous contentant de reproduire l’image de la machine qui servit à la réaliser et nous en autorisant pour justifier le titre de cet article. C’était bien Icare, à nouveau bravant les dieux. Ceux-ci, probablement surpris, pardonnèrent cette fois aux téméraires qui regagnèrent le sol sans incidents notables.
Inutile d’insister sur la célébrité acquise aux premiers aéronautes, célébrité qui détermina J. de Montgolfier à demander leur aide pour collaborer à l’ascension qu’il organisait à Lyon au moyen d’une souscription publique.
Pilatre fit une arrivée romanesque dans la cité des bords du Rhône, se présentant sous un faux nom (M. Roland) et, dès le débarquer, manifesta l’intention de tout régenter et de bouleverser ce qui avait été réalisé auparavant. Il prétendait simplement faire bouillir dans l’alun les toiles de la machine aérostatique, alors que celle-ci était déjà à peu près achevée de construire, ce qui conduisait à tout recommencer sur nouveaux frais [7]. Les organisateurs de l’ascension ne tardèrent pas à être proprement exaspérés par les façons de l’intrus, Seul Joseph de Montgolfier, ravi de rencontrer un physicien avec qui il pût converser pertinemment, méprisa toutes ces contingences et fit bonne figure à Pilatre. Malgré tous ces incidents et malgré les physiciens, oserons-nous dire, l’ascension de Lyon eut lieu, le 19 janvier 1784, et, si elle obtint un succès incontestable, et déchaîna l’enthousiasme des assistants, elle fut loin de combler les vœux des promoteurs. À la suite de ces événements les relations paraissent s’être quelque peu refroidies entre la famille Montgolfier et l’aéronaute messin. Ce dernier se décida alors à voler de ses propres ailes, c’est le cas de le dire.
Reprenant à son compte la méthode lyonnaise, d’ailleurs alors généralement employée avec succès, il ouvre une souscription publique pour tenter une expérience particulièrement spectaculaire : la traversée de la Manche en ballon. Comme, entre temps, l’émule des frères Montgolfier, le physicien Charles, avait, de son côté, réalisé de très remarquables « performances » [8] à l’aide d’un ballon gonflé à l’air inflammable, l’ingénieux Messin songe à combiner ce système et celui à air chaud. Les deux avaient en effet, chacun, des partisans que l’expérience n’avait encore pu départager. S’il fut assez vite prouvé que l’hydrogène (air inflammable) procurait, toutes choses égales d’ailleurs, une force ascensionnelle plus considérable, l’air chaud paraissait se prêter plus facilement aux manœuvres, par le réglage du foyer. Rien entendu, en prétendant emprunter aux deux procédés leurs avantages respectifs, Pilatre fit contre lui l’unanimité, chaque clan ne pouvant admettre les appels à la technique concurrente. Enfin il mit le comble à l’originalité en prétendant extraire l’air inflammable « de la matière fécale qui en contient une très grande quantité ». [9]
Les critiques n’empêchèrent point notre homme de rassembler les fonds nécessaires à son entreprise et, le 15 juin 1785, après bien des tergiversations, il prit l’air, accompagné d’un certain Romain. On n’ignore pas, que, cette fois, les dieux devaient se montrer moins cléments.
Nous allons donner plus loin un récit des événements, d’après un témoignage contemporain inédit. Notons dès à présent que, sitôt connue la catastrophe, le chœur des « je l’avais bien dit » ne manqua point de se faire entendre. On blâma universellement une fois de plus, la folle imprudence des malheureux aéronautes, et on décrivit minutieusement les circonstances de l’accident, dû, sans conteste, à l’inflammation de l’hydrogène par le réchaud de la montgolfière.
Il ne tarda pas à s’établir un récit type, adopté par la plupart des commentateurs et illustré par une abondante iconographie dont nous reproduisons un spécimen.
Nous devons avouer que cette unanimité nous a inspiré quelque méfiance, car si Pilatre fut un casse-cou ce ne fut nullement un malavisé et le risque d’incendie par le réchaud était de ceux dont l’évidence ne saurait échapper à personne, et, a fortiori, à un habile physicien, qui ne pouvait manquer de chercher à s’en prémunir dans la mesure du possible.
Par ailleurs, les Mémoires secrets de Bachaumont, qui contiennent un récit des événements du 15 juin, signalent ce fait précis : « Les deux cadavres ont été trouvés à une lieue de Boulogne dans la garenne de Wimille ainsi que la montgolfière qui n’a été ni brûlée ni déchirée tandis qu’il ne restait pas vestige du ballon » [10].
Il est pour le moins troublant de constater que la montgolfière, immédiate voisine du réchaud, a échappé à l’incendie.
Enfin, point capital, si nous nous référons à la conduite de l’Académie des Sciences, une des premières appelée à connaître les circonstances de la catastrophe, nous constatons qu’elle se garde bien d’émettre une opinion tranchée. Plusieurs témoignages contradictoires lui furent soumis et, par fortune, l’un de ceux-ci est intégralement parvenu jusqu’à nous. Il émane d’un témoin oculaire, dont il est malheureusement impossible de connaître l’identité, car le récit à été recopié, sans mention de nom d’auteur, par la main de Fougeroux [11], membre de l’Académie royale et correspondant dudit témoin. Quoi qu’il en soit, cet anonyme est un homme rompu à la pratique de l’observation et de la méthode expérimentale. Bien que ce texte ait déjà été mentionné par plusieurs auteurs, nous le croyons inédit et en donnons ci-après d’importants extraits :
Le balon (sic) de 35 pieds de diamètre était rempli au 3/4 d’air inflammable produit par la dissolution de la limaille ou morceaux de fer par lacide (sic) vitriolique [13]. Dans une opération en grand et aussi préci"pitée, on doit présumer qu’il fut introduit de l’air atmosphérique qui se sera mêlé avec l’air inflammable du ballon.
Au dessous du ballon était suspendue la montgolfière d’une forme conique, oblongue, arrondie vers le sommet de l’axe. Le diamètre de la base était à peu près de 12 pieds. Cette montgolfière était d’un taffetas très clair, point gommé, etc …
Cette brève description, comme on le voit, cadre sensiblement avec l’image reproduite figure 3.
Arrivons au récit de l’ascension :
Pendant quelques secondes cette partie supérieure déchirée par lambeaux a paru brûler et être agitée par le vent ! la chute pendant ces 1ers instants a été assez lente, elle a ensuite augmenté prodigieusement de vitesse, vous savez quel a été le malheureux sort des aéronautes.
Il nous semble que tout commentaire affaiblirait un compte rendu aussi clair. Soulignons que le feu a paru débuter par le haut et, au moment où le réchaud était écarté de la partie inférieure.
Au reste, la suite des événements devait donner au témoin l’occasion de continuer son enquête. Nous savons déjà que l’épave fut retrouvée. Voici ce qu’il en fut d’après la suite du même texte :
Voilà qui est précis comme un procès-verbal d’autopsie et vient, une fois de plus, contredire la thèse traditionnelle, car si l’incendie de la partie supérieure du ballon paraît bien avoir été uniformément admis, l’auteur de l’image que nous reproduisons (qui, soit dit en passant, concorde avec toutes les gravures du temps) s’est donné bien du mal pour indiquer que le feu fut bouté par l’intermédiaire d’un des appendices voisins du réchaud, appendices dont notre témoin signale, au contraire, le bon état de conservation.
Nous n’avons jusqu’ici évoqué qu’une attestation de faits. Passons maintenant à la partie du manuscrit où l’auteur risque une hypothèse explicative. Il commence d’abord, suivant une méthode qui lui semble chère, par une description minutieuse de la soupape, centre de l’incendie :
Pendant le jeu de la soupape, le ressort entre par conséquent dans l’intérieur du ballon. Si le réchaud de la montgolfière avait été la 1re cause de la combustion en laissant échapper quelques étincelles il est bien à présumer que la montgolfière n’aurait pas été trouvée intacte ainsi que l’hémisphère inférieure du ballon…
Nous avons déjà eu l’occasion de signaler l’opportunité de cette remarque. Passons maintenant à l’explication proprement dite proposée par notre témoin.
Suivent quelques considérations sur la marche du phénomène après l’inflammation au voisinage de la soupape.
Bien que les causes de la catastrophe doivent en définitive rester mystérieuses, nous inclinons vers l’explication proposée par notre témoin ; tout d’abord parce qu’elle paraît bien cadrer avec des faits remarquablement observés, mais aussi parce que les manifestations électriques n’étaient point chose rare sur les premiers ballons, construits sans précautions spéciales (et pour cause) et qui constituaient des condensateurs sur lesquels s’accumulaient les charges statiques développées par le frottement de l’air. Une simple manœuvre de soupape pouvait facilement produire une étincelle capable d’enflammer l’hydrogène sans qu’il fût même besoin qu’elle se produisit il l’intérieur de l’enveloppe.
J. de Montgolfier, lors de ses expériences lyonnaises, avait été à même de constater fréquemment la formation de « bleuettes » électriques au contact de sa machine. Il en avait même conclu au rôle éminent du fluide électrique dans l’ascension du ballon.
Si vraisemblable que nous paraisse l’explication précédente, nous devons à la vérité de dire qu’elle fut controversée. L’Académie royale, comme nous l’avons signalé, reçut d’autres mémoires [16] (qui ne nous sont malheureusement pas tous parvenus) et s’abstint de conclure. Nous laissons donc ; au lecteur le soin de se faire une opinion.
La besogne de l’historien ayant été ainsi accomplie, aussi loyalement que possible, il est cependant permis de donner un peu libre cours au rêve et de préférer voir le héros frappé par la foudre, instrument de la vengeance des dieux, plutôt que d’attribuer son trépas à l’emploi inconsidéré d’un pot à feu maladroitement placé.
Charles Cabanes