Augustin Boutaric (1885-1949)

Raymond Amiot, La Revue Scientifique — Avril-juin 1949
Mardi 10 décembre 2019

Le 31 mars 1949, mourait à Dijon, des suites d’une intervention chirurgicale, le professeur Augustin Boutaric. Son enseignement, ses recherches, ses ouvrages de vulgarisation, lui avaient valu une juste renommée dans le monde scientifique et les titres de membre de l’Académie d’Agriculture, de l’Institut de Coïmbre et du Comité International de Météorologie. Tout récemment la présidence de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon lui avait été confiée. Né à Béduer, petit Village du Lot, le 18 août 1885, il disparaît prématurément à 63 ans, en pleine activité.

Je ne puis évoquer sa mémoire sans mettre en relief ses qualités les plus caractéristiques qui résistèrent à l’épreuve de l’âge et de l’adversité : l’ardeur au travail, la vivacité et la clarté d’esprit, une énergie peu commune. Ces qualités se reflétaient intensément sur son visage au front démesuré, au menton volontaire ; elles firent du brillant élève des classes primaires ou secondaires, un étudiant enthousiaste, puis un homme aux connaissances approfondies et bien ordonnées.

Reçu premier à l’agrégation des sciences physiques, en 1908, il ne resta que deux ans professeur au lycée de Pau et accepta avec empressement le poste de préparateur que lui offrait, à la faculté des sciences de Montpellier où il avait fait ses études, son ancien maître Meslin. C’est dans le laboratoire de ce physicien qu’il entreprit ses premières recherches et sa thèse de Doctorat. Il ne devait soutenir celle-ci qu’en 1918, après avoir été mobilisé dans un service de radiologie, puis au Collège de France, dans les laboratoires de chimie de guerre dirigés par Moureu.

En 1919, Boutaric est chargé de cours à la Faculté des sciences à l’École de Médecine et de Pharmacie Dijon. Un long martyrologe commence pou lui, sa vue va de s’affaiblissant ; peu à peu il lui devient difficile de se livrer à tout travail expérimental. Bien qu’atteint de cécité complète, en 1928, il ne se décourage pas. Son énergie triomphe de son infortune et surmonte une défaillance passagère, la seule qui l’ait jamais ébranlé et qui l’inclinait à abandonner l’étude des sciences pour celle de la Philosophie.

En 1929, il succède à Pionchon dans la chaire de Physique générale dont il devait rester titulaire jusqu’à sa mort. Il continue, en outre, d’assurer l’enseignement de la Chimie physique à la Faculté des sciences et de la Physique à l’École de Médecine et de Pharmacie.

Quelle que soit la discipline enseignée, Boutaric possède le don des exposés clairs et précis ; il a le souci constant de ne laisser aucune difficulté dans l’ombre. C’était pour lui un plaisir sincère d’assimiler et d’exposer les raisonnements les plus subtils, les calculs les plus ardus. Mais l’intérêt que porte à enseignement ce pédagogue né, le soin méticuleux avec lequel il prépare ses cours, ne l’empêchent pas de se tenir au courant des plus récentes découvertes. Connaître est, suivant sa propre expression, une des joies les plus pures de l’existence. Cette joie de connaître, il veut aussi la trouver dans les recherches qu’il se propose d’entreprendre malgré les maigres moyens mis à sa

disposition à la Faculté des sciences de Dijon.

Sa thèse de Doctorat avait apporté une remarquable contribution à la connaissance de divers phénomènes liés aux rayonnements diurne et nocturne de l’atmosphère, en précisant notamment les rapports qui existent entre le pouvoir absorbant de l’atmosphère et la proportion de lumière polarisée qui arrive jusqu’à nous ; elle avait aussi établi que cette proportion dépend de la constitution de l’atmosphère.

À l’exception de quelques expériences sur la radioactivité des matériaux exposés à l’air libre, les travaux ultérieurs ne vont plus concerner la Physique atmosphérique. A Dijon, Boutaric va se consacrer presque exclusivement à l’étude des particules, colloïdales ou non, en suspension dans un liquide. Ce n’est pas là un sujet absolument nouveau pour lui. Déjà, à Montpellier, il s’est occupé de la diffusion de la lumière par les milieux troubles.

Tout d’abord, il porte son attention sur le phénomène de floculation. Pour lui, l’évolution d’une solution colloïdale jusqu’à la floculation, par vieillissement naturel ou sous l’influence d’autres facteurs, en particulier l’addition d’électrolytes, se traduit par un grossissement continu des particules en suspension. La floculation, proprement dite, est précédée d’un arrêt de ce grossissement dont la durée se révèle assez incertaine, une simple agitation du milieu entraînant l’apparition des flocons et leur séparation. Il paraît donc plus précis de prendre en considération non pas le moment où les flocons deviennent nettement visibles mais celui où l’opacité du milieu atteint son maximum. Boutaric propose de caractériser la stabilité d’un sol envers un électrolyte par la concentration de l’électrolyte, qui entraîne l’établissement de l’opacité maximum au bout d’une durée pratiquement infinie. Il met au point une méthode qui permet de déterminer cette concentration limite en suivant l’évolution de l’opacité, pendant un temps relativement court, à l’aide d’un photomètre. Cette méthode précise sera utilisée pour étudier l’influence qu’exercent, sur la floculation, la grosseur des granules, la nature de l’électrolyte, les radiations visibles ou invisibles, les vibrations ultra-soniques, etc. Il porte également son attention sur les effets produits par l’addition de substances étrangères en quantité minime, et découvre deux faits intéressants : lorsque la substance étrangère est constituée par l’électrolyte même destiné à produire la floculation, la stabilité du sol examiné se trouve le plus souvent augmentée ; en revanche, elle est presque toujours diminuée par l’addition préalable d’un colloïde de signe électrique opposé. Et Boutaric de voir, dans les phénomènes observés, des analogies avec les phénomènes de vaccination ou d’anaphylaxie. Ces recherches posent le problème très-complexe des causes de la floculation. Boutaric a, un instant, l’ambition de le résoudre dans son ensemble, mais il préfère finalement se borner à l’étude d’une partie de ce problème, celle qui concerne l’adsorption sur les granules colloïdaux. Les colorants, dont il est facile de mesurer la concentration par les méthodes optiques, apparaissent comme un matériau de choix pour les expériences envisagées. Celles-ci ne tardent pas à montrer qu’une matière colorante, mise en présence des granules d’un milieu colloïdal non floculé, ne se fixe en tout ou en partie sur ces granules que si elle est elle-même à l’état colloïdal avec un signe électrique opposé à celui des granules. Si un colorant se trouve à l’état moléculaire, il ne peut être adsorbé que sur le floculat.

D’autres propriétés physiques des colloïdes et des milieux troubles ou colorés sont également étudiés au laboratoire de Boutaric : indice de réfraction, phénomène de dépolarisation de la lumière, cataphorèse, pH, viscosité, phénomènes capillaires, phénomènes d’imbibition, propriétés magnétiques, etc. Il faudrait encore mentionner des recherches qui se rapportent à d’autres phénomènes de Physique ou de Physico-chimie : couches de passage, fluorescence, cryoscopie, résines naturelles et synthétiques, propriétés des huiles lubrifiantes, action des anti-oxygènes, propriétés adsorbantes des corps pulvérulents, etc.

Par un besoin incessant d’étendre son activité, Boutaric entreprend aussi des recherches de Physique biologique et s’attache à résoudre quelques problèmes qui intéressent l’agriculture. Tandis qu’une partie de ses collaborateurs s’occupent des colloïdes de synthèse, d’autres étudient les colloïdes naturels et, notamment, le sérum sanguin. Boutaric est conduit à envisager une nouvelle grandeur, qu’il appelle le facteur ω et qui permet d’apprécier de façon indirecte la masse des particules colloïdales en suspension dans un milieu liquide. Il montre que ce facteur varie en raison inverse de la masse des particules et peut être calculé à l’aide d’une formule où figurent la densité optique du milieu, sa viscosité et la viscosité du liquide intermicellaire. Ces conceptions devraient s’appliquer au sérum sanguin, et toute diminution du facteur ω devrait être la conséquence d’un état pathologique. En fait, il en est bien ainsi pour certaines maladies, comme la néphrose lipoïdique ; mais, pour d’autres, le facteur ω ne subit que de légères variations. Convient-il d’attribuer cet échec à l’insuffisance de l’hypothèse ou à l’imprécision des mesures susceptibles de révéler les altérations du subies par les protéines sérum ? Boutaric, en faisant appel aux phénomènes d’adsorption, parvient à démontrer que, dans de nombreux cas pathologiques, les protéines ne paraissent pas avoir subi d’évolution globale. L’interprétation des phénomènes observés se révèle complexe et exigerait l’analyse approfondie des variations de concentrations individuelles qui peuvent affecter les protéines et les sels présents dans le liquide intermicellaire.

Les autres recherches de Physique biologique portent sur la floculation du sérum par dilution à l’eau distillée, sur certaines propriétés optiques des sérums, notamment la dispersion rotatoire et la diffusion de la lumière, la décoloration du bleu de méthylène par le tissu hépatique et par le lait, le mode d’action des antithermiques, les propriétés physico-chimiques de la bile, etc. Il convient également de mentionner une propriété intéressante, découverte sur quelques sérums extraits du sang de sujets cancéreux, et qui eût mérité une investigation plus poussée. Alors que le sérum normal ne semble exercer aucune influence sur le pouvoir fluorescent des solutions d’uranine, le sérum pathologique entraîne un abaissement de la fluorescence de ces solutions ; il se comporte donc comme un antioxygène.

Dans le domaine de l’agriculture, Boutaric a dirigé des recherches sur la pulvérisation des solutions anticryptogamiques, le rôle des mouillants, les propriétés des colloïdes humiques, les phénomènes d’imbibition dans le sol, la couleur et le vieillissement des vins, les propriétés physico-chimiques des farines.

Telle est, sommairement évoquée, l’œuvre de laboratoire. Elle ne représente, d’ailleurs, qu’un aspect de l’activité intellectuelle d’A. Boutaric. Ce travailleur infatigable sut, en effet, trouver le temps de publier plusieurs traités didactiques dont certains, tel le « Précis de Physique d’après théories modernes », ont été plusieurs fois réédités, une douzaine d’ouvrages de vulgarisation, parmi lesquels « La vie des Atomes" avait été honorés d’un prix de l’Académie des sciences, de très nombreux articles de mise au point, des notes sur des sujets variés allant de la Thermodynamique classique à l’Atomistique, enfin, d’innombrables analyses d’ouvrages scientifiques parus en France ou à l’étranger. Toutes ces publications portent la marque de leur auteur : vivacité du style, clarté d’exposition, morcellement voulu du raisonnement pour rendre celui-ci plus accessible.

Lorsqu’on considère l’œuvre dans son ensemble et qu’on imagine tout l’effort qu’elle exigea d’un infirme, lorsqu’on sait que Boutaric reçut initialement pour tout instrument de recherche un petit étau et une balance et qu’il dût s’accommode de laboratoires exigus dans une Faculté vétuste, on reste saisi d’admiration.

Certes l’œuvre, comme toute œuvre humaine, a ses imperfections ; de même, pour être équitable, il faut se représenter l’homme avec les qualités que nous avons rappelées, mais aussi avec quelques défauts. Seuls les collaborateurs directs de Boutaric se souviendront avec une pointe d’amertume des sentiments de méfiance que celui-ci manifestait parfois à leur égard, ou de cet égotisme un peu autoritaire qui trop rapidement paralysait leurs initiatives. C’étaient là des défauts innés qu’une cruelle infirmité accentuait et contre lesquels, sans doute, l’homme ne pouvait pas réagir, car il savait mesurer, à l’occasion, tout le prix d’une collaboration confiante. Ceux qui le connurent hors de son laboratoire garderont le souvenir d’un homme gai, affable, serviable, préférant les brèves discussions aux palabres, menant par goût une vie régulière et simple, aimant la musique, n’ignorant rien de la littérature, de la philosophie, du théâtre, prenant un vif plaisir à écouter les récits des grandes explorations vers le pôle ou les déserts.

La crainte de nouvelles afflictions qui eussent pu réduire son activité intellectuelle, la perspective de la retraite, hantaient parfois son esprit dans ses nuits d’insomnie. Quelques avant de subir l’opération qui devait lui être fatale, lorsque, déjà affaibli par dans la maladie, il s’obstinait à ne vouloir prendre aucun repos, il répétait volontiers : « Le travail, c’est ma santé, l’inactivité, ma mort. » Lorsqu’il réalisa que ses forces l’abandonnaient, lui qui, dans la vie, avait fait preuve d’un cœur d’airain, il se laissa doucement partir, las de sa dure existence.

Il repose maintenant en terre bourguignonne, près de celle qui fut une compagne dévouée, une collaboratrice précieuse, et dont il n’avait surmonté la mort qu’au prix d’un labeur acharné.

S’il est vrai que le travail ennoblit l’homme et lui procure des joies suprêmes, A. Boutaric a connu cette noblesse et ces joies, suprêmes récompenses d’un effort auquel de nombreux prix ou distinctions avaient apporté des magnifiques possibilités de l’énergie humaine.

Raymond Amiot

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