Édouard-Alfred Martel vient de mourir.
Il fut directeur de La Nature de 1905 à 1919 et nos lecteurs se souviennent de cette longue série d’articles qu’il publia dans cette revue à partir de 1885, révélant un monde inconnu de gorges, de cavernes, de gouffres, de merveilles souterraines extraordinaires qu’il découvrait un peu partout, et particulièrement en France, ouvrant ainsi un nouveau chapitre de géographie physique, créant une nouvelle science, la spéléologie.
Padirac, l’aven Armand, les gorges du Rhône, le canon du Verdon sont aujourd’hui de populaires buts d’excursions : ils étaient alors inconnus et leur exploration fut œuvre de grand courage, de grand mérite, et riche de conséquences de toutes sortes.
La Nature a largement contribué à faire connaître toutes ces découvertes, à les faire admirer et à susciter ainsi les vocations des continuateurs actuels de Martel en spéléologie : Norbert Casteret, R. de Joly, l’abbé Glory, tant d’autres.
Le bureau de rédaction de La Nature fut pendant des années le rendez-vous des adeptes de la nouvelle science et des collaborateurs des expéditions. Martel y venait plusieurs fois par semaine, y recevait, animait les conversations de sa foi, de ses idées neuves, des discussions qu’elles soulevaient alors dans les milieux scientifiques et techniques ; il y apparaissait toujours ardent, droit et sûr. Rudaux venait présenter les photographies et les dessins, pris souvent à côté du maître, qui évoquent si bien tous les aspects du monde souterrain et les difficultés de leur découverte.
Après la guerre, Martel ayant transmis son feu sacré à des équipes plus jeunes, se consacra quelque temps à la Société de Géographie dont il avait été élu président, puis il se retira de la vie active. Il était commandeur de la Légion d’Honneur. L’Académie des Sciences, qui lui avait décerné en 1907 le grand prix des sciences physiques,avait oublié de se l’adjoindre. Son nom est quand même assuré de l’immortalité ; il figure en divers points sur les atlas géographiques.
La carrière de Martel est, parmi tant d’autres, un bel exemple de ce fait que la science n’est pas uniquement une profession et que des amateurs peuvent y marquer parfois leur place. L’esprit souffle toujours où il veut.
Licencié en droit, Martel fut 13 ans avocat agréé au Tribunal de commerce de la Seine. Un premier voyage, en 1882, dans les Alpes autrichiennes et dolomitiques, lui révéla les fissurations du sol. De 1883 à 1900 ; il ne cessa d’explorer, à ses frais, toutes les cavités des Causses, découvrant Padirac (1889), l’aven Armand (1897), etc. ; entre temps, il fouillait bien d’autres grottes : Han, en Belgique (1888) ; les Katavothres du Péloponnèse (1891), les gouffres et sources du Karst, de Bosnie-Herzégovine et du Monténégro (1893) ; les cavernes de Norvège (1894), de Grande-Bretagne (1895), d’Espagne, du Jura, des Alpes, des Pyrénées, et même jusqu’au Caucase, en Turquie et en Asie Mineure. C’était une tâche courageuse et c’est miracle qu’il soit sorti vivant de tant d’éboulements et de crues survenus dans l’obscurité d’un monde inconnu. C’était aussi œuvre difficile et coûteuse, puisque tous les moyens étaient à inventer.
Peu à peu, une nouvelle science se créait. Il apparaissait clairement qu’en pays calcaire, fissuré, existe une circulation souterraine des eaux, beaucoup plus importante que l’hydrographie superficielle. Les eaux pluviales s’infiltrent par suintement dans les fentes ; parfois, les cours d’eau sont absorbés tout entiers dans les entonnoirs, les cavernes, les abîmes ou puits naturels verticaux. Ces eaux se réunissent, coulent, agrandissent les fissures, se rassemblent en lacs et en réservoirs, dissolvent la voûte des grottes et des avens, et reparaissent souvent en surface en des points plus bas sous forme de sources, de fontaines, de résurgences.
De ce fait, la surface des sols calcaires se dessèche et devient impropre à la culture ; seul, le reboisement pourrait lui redonner la vie en formant une couche d’humus imperméable ; par contre, le pacage aggrave l’évolution désertique.
Les sources résurgentes peuvent être polluées par les infiltrations qui les alimentent, si bien qu’elles doivent être protégées sur un très vaste périmètre, défini et contrôlé notamment par des expériences à la fluorescéine.
Ce domaine souterrain est un nouveau champ d’observation pour la météorologie, le magnétisme ; l’érosion, la corrosion s’y manifestent intensément et la précipitation des calcaires qui y prennent des formes si remarquables (stalactites et stalagmites). Enfin, il a sa flore et sa faune propre, assez pauvres, mais qui posent de singuliers problèmes biologiques sur l’action du milieu, puisque beaucoup d’animaux cavernicoles sont aveugles, incolores, aux pattes démesurées.
Telles sont les données scientifiques nouvelles apportées, dans des voies très diverses, par l’œuvre de E-A. Martel. Il a révélé un monde inconnu, l’a audacieusement exploré, patiemment étudié et en a su tirer les lois et toutes leurs conséquences pour l’homme. L’œuvre continue de progresser et de passionner beaucoup d’émules. Le nom de son initiateur n’est pas près d’être oublié.
R. Legendre et André Troller
Principales publications de E.-A. Martel.
- Les Cévennes, in-8, 400 p., Paris, 1890.
- Les abîmes, in-4, 580 p., Paris 1894.
- Le massif de la Bernina (en collaboration avec A. Lorria), in-folio, Zurich, 1895.
- Irlande et cavernes anglaises, in-8, 400 p., Paris, 1897.
- Le Trayas et l’Esterel, in-8, 80 p., Paris, 1899.
- La spéléologie, in-8, 125 p., Paris, 1900.
- Le gouffre et la rivière souterraine de Padirac, in-12, 180 p., Paris,1901.
- La photographie souterraine ; in-8, 70 p., Paris, 1903 .
- La spéléologie au XXe siècle, in-8, 810 p., Paris, 1905 .
- Le sol et l’eau (en collaboration avec de Louis de Launay, Ogier et Boujean).
- Traité d’hygiène,Paris, 1906.
- L’évolution souterraine, in-16, 388 p., Paris : 1908.
- La côte d’azur russe, in-8,356 p., Paris, 1909.
- Cavernes et eaux souterraines de la Belgique (en collaboration avec Van den Broeck et Rahir), Bruxelles, 1910.