Conférence faite à la Société des Amis des Sciences.
Première partie
Mesdames et Messieurs,
Le terme bizarre de spéléologie, quelque peu réfractaire aux douceurs de la prononciation, et sans doute ignoré de beaucoup d’entre vous, est un mot nouveau, proposé il y a peu d’années par M. Émile Rivière, le préhistorien bien connu, comme traduction, tirée du grec, du vocable allemand Hœhlenkunde, depuis longtemps usité en Autriche et qui veut dire Connaissance des cavernes.
L’étude des grottes ou cavernes, tel est en effet l’objectif tout particulier de la spéléologie, qui commence, en tant que branche spéciale, à revendiquer ne petite place parmi les subdivisions déjà si nombreuses des sciences physiques et naturelles. Je vais essayer de vous démontrer que, grâce à l’extension de plus en plus considérable des recherches et trouvailles souterraines de toute nature, la spéléologie a bien le droit de demander au soleil du savoir humain d’éclairer un peu ses sombres domaines.
Par définition, les grottes ou cavernes sont les anfractuosités ou excavations naturelles des couches supérieures de l’écorce terrestre.
Dans tous les temps et dans tous les pays, elles ont excité l’intérêt ou la curiosité. Aux âges primitifs où l’homme paléolithique, notre ancêtre, ne savait pas construire de cabanes et devait Se défendre contre les grands fauves quaternaires, c’est dans les cavernes difficiles à atteindre ou faciles à clore, qu’il établit son habitation. Quand, plus tard, l’homme néolithique, plus avancé en civilisation et pourvu d’outils moins grossiers, sut se bâtir des huttes et des villages, les cavernes ne furent plus guère que des lieux de sépulture : dans beaucoup d’entre elles, d’heureux fouilleurs ont exhumé de véritables nécropoles. Dans l’antiquité historique les grottes se transforment en sanctuaires païens ou en cachettes temporaires, lors des révoltes, des guerres civiles et des invasions étrangères. Jusqu’au moyen âge et à la Renaissance, elles jouent ce rôle de refuges souterrains, qu’elles partagent souvent avec les carrières abandonnées, comme celles si curieuses et si étendues que M. l’abbé Danicourt a retrouvées, depuis 1888 seulement, à Naours dans la Somme, non loin d’Amiens. Mais surtout les grottes et cavernes tendent de plus en plus à devenir des objets de terreurs populaires, de superstitions absurdes : presque partout, en France, j’ai retrouvé la légendaire et profonde croyance au basilic ou dragon monstrueux qui, dans le fond des antres obscurs, garde d’immenses et insaisissables trésors ! Malheur à l’imprudent qui cherche à vouloir les ravir !
Bref les cavernes ont subi les plus diverses vicissitudes ; et il semble que leur usage comme habitation soit inversement proportionnel au degré de la civilisation : les plus misérables tribus d’Australie ne les ont point tout à fait abandonnées ; et en France même, on cite encore, comme un phénomène anthropologique des plus curieux, l’occupation actuelle des petites grottes d’Ezy (dans l’Eure) par quelques malheureuses familles dénuées de tout, qui y mènent la plus sordide existence, sans souci de toutes les lois et habitudes sociales.
La science enfin s’est à son tom emparée des cavernes, mais il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle ; c’est en 1774 seulement que l’Allemand Esper reconnût, en Bavière, aux environs de Baireuth, que les gros ossements souvent retirés des grottes appartenaient non pas à des géants humains, mais à de grands animaux disparus. Il donne à ces ossements, généralement pétrifiés par le carbonate de chaux, le nom de Zoolithes ou pierres animales. C’est en se basant sur les remarques d’Esper que notre grand Cuvier ne tarda pas à créer de toutes pièces la paléontologie ou étude des espèces animales éteintes.
J’aurais voulu vous esquisser un rapide tableau des travaux accomplis pendant cent ans dans les cavernes : mais, si court qu’eût été ce résumé, il m’aurait entraîné à une énumération de dates, de noms célèbres et de titres d’ouvrages, beaucoup trop longue pour les six quarts d’heure auxquels je veux limiter votre bienveillante attention.
Je me bornerai donc à vous dire que trois sciences surtout avaient jusqu’à ces dernières années bénéficié des explorations dans les cavernes : la paléontologie déjà nommée, la préhistoire ou recherche des restes de l’homme primitif et de son industrie, enfin la zoologie ou étude des êtres Vivants. Les deux premières ont encore beaucoup à glaner dans les nouvelles grandes cavités que l’on découvre presque journellement. Mais la zoologie souterraine surtout réserve de grandes surprises. Vous n’ignorez pas qu’une foule d’animaux, crustacés, insectes, batraciens, poissons même forment une faune toute spéciale aux cavernes ; depuis plus de cinquante ans, une pléiade de savants français, danois, autrichiens, allemands, américains a fait connaître ces bêtes étranges, auxquelles la prévoyante nature a refusé les yeux, dont elles n’avaient que faire dans leurs tanières impénétrables aux rayons du jour : en revanche, cette même nature avait soin de développer considérablement leurs autres sens, notamment l’ouïe et le tact, pour les mettre suffisamment en état de défendre et de développer leur existence. Ainsi les animaux cavernicoles, bien qu’aveugles, vivent et se reproduisent aussi bien que ceux de la surface du sol.
De nouvelles études anatomiques de ces êtres, si curieusement organisés, ont été commencées depuis quatre ou cinq ans seulement par un de mes collaborateurs et amis, M. Armand Viré, attaché au Muséum d’histoire naturelle de Paris : le Laboratoire de zoologie souterraine que M. Milne-Edwards, le savant directeur du Muséum, vient de faire installer pour lui dans les catacombes du Jardin des Plantes, fournira, j’en suis convaincu, avec du temps et de la patience, des révélations inattendues sur les origines de la faune cavernicole et sur les graves questions relatives à l’évolution des espèces .
Ce que l’on a trop longtemps négligé ou encore insuffisamment étudié dans les cavernes, c’est la géologie, pour l’origine et la formation des grottes, — la minéralogie, pour leurs-rapports avec les filons métallifères, — la météorologie pour les variations thermométriques et barométriques, pour la formation de l’acide carbonique, — la physique du globe, pour les expériences de pesanteur que l’on pourrait exécuter dans les grands abîmes verticaux, en renouvelant les intéressantes observations de Foucault au Panthéon et de l’astronome Airy dans les mines d’Angleterre, — l’hydrologie qui vient à peine de s’apercevoir que les cavernes sont avant tout de grands laboratoires de sources, — l’agriculture, qui pourrait les transformer en réservoirs contre les sécheresses et en bassins de retenue contre les inondations, — l’hygiène publique, forcée de reconnaître à la suite de constatations matérielles indiscutables, que les sources réputées les plus pures sont, au moins dans les terrains calcaires fissurés, sujettes à des causes de contamination jusqu’à présent insoupçonnées et absolument dangereuses pour la santé publique.
Voilà quelques-uns des nouveaux problèmes qui viennent d’être posés par la toute récente extension des investigations souterraines : leur nombre et leur importance justifient pleinement la spécialisation distincte de la science des cavernes, et la création de la Société de spéléologie qui s’est fondée il y a quatre ans pour en assurer le développement.
C’est à une quinzaine d’années seulement qu’il faut faire remonter, sinon le réveil, du moins l’accroissement de l’intérêt scientifique qui s’attache aux cavernes.
A la fin de 1883, trois habitants de Trieste, membres du Club alpin austro-allemand, MM. Hanke, Marinitsch et Müller, prirent l’initiative de renouveler et de continuer dans les plateaux calcaires d’Istrie et de Carniole, que l’on nomme le Karst, les explorations souterraines si activement et fructueusement conduites, au milieu du siècle, par l’énergique docteur Adolf Schmidl : de 1850 à 1857, les découvertes effectuées par ce dernier dans les grottes d’Adelsberg, de Planina, de Saint-Canzion lui avaient valu d’être nommé membre de l’Académie des sciences de Vienne. Mais il n’eut pendant trente années que des imitateurs sporadiques. Je vous montrerai tout à l’heure comment MM. Hanke, Marinitsch et Müller ont complété l’œuvre de Schmidl. Leurs efforts et ceux d’un autre ami des cavernes, M. F, Kraus, décédé l’année dernière, eurent pour premier résultat d’intéresser à ces questions le gougouvernement autrichien lui-même : depuis l’année 1886, le ministère de l’Agriculture de Vienne a confié à différents ingénieurs, MM. Putick, Hrasky, Ballif, etc., le soin d’effectuer des explorations officielles et des travaux pratiques d’aménagement dans les cavernes et rivières souterraines de l’Istrie, de la Carniole et de l’Herzégovine. Chaque année des crédits sont alloués pour ces entreprises plus utiles qu’on ne le supposerait de prime-abord : il serait à souhaiter que cet exemple fût suivi en France.
C’est justement à la même époque que j’effectuais, de 1883 à 1885, mes premières recherches à la surface de la région des Causses, dans la Lozère, l’Aveyron et les départements limitrophes, pour révéler au public et même aux géographes, à la suite de MM. Lequeutre et de Malafosse, les beautés pittoresques, alors ignorées et aujourd’hui presque à la mode, des gorges du Tarn, de la Jonte, de la Dourbie, des rochers de Montpellier-le-Vieux, etc. Dans mes courses sur les plateaux des Causses, je rencontrais souvent, au ras du sol, des orifices béants et noirs, des bouches de puits verticaux, dont nul n’avait jamais scruté les profondeurs, insondables, disait-on, et que les paysans prenaient volontiers pour les véritables bouches de l’enfer : c’étaient les avens ou abîmes dont je vais vous entretenir tout à l’heure.
N’ayant pas tardé à savoir ce que l’on entreprenait dans le sous-sol de l’Autriche, et me souvenant bien des curiosités que j’avais déjà admirées antérieurement à Adelsberg, à Hansur-Lesse et dans diverses grottes des Pyrénées, je me demandai si les avens n’étaient pas aussi les portes d’entrée de splendeurs souterraines et de trésors scientifiques, que la France pourrait fructueusement mettre en parallèle avec ceux de l’étranger.
Et c’est ainsi qu’en 1888 j’entamai l’exploration méthodique des cavités naturelles inconnues de notre territoire d’abord et ensuite des principaux pays d’Europe : depuis cette époque, j’ai chaque année régulièrement consacré plusieurs semaines à pénétrer les mystères inédits de l’écorce terrestre ; de dévoués collaborateurs m’y ont aidé ; et maintenant ; de nombreux imitateurs continuent, partout où nous avons passé, les captivantes et fructueuses recherches dont nous leur avons donné l’exemple. Ce sont les principaux résultats de ces dix années de travaux que je vais vous exposer brièvement, en faisant appel aux projections photographiques pour mieux vous les faire comprendre.
Les abîmes sont simplement des trous horizontaux s’ouvrant à la surface du sol, de formes et de dimensions très diverses. Les pâtres ont grand soin de n’en pas laisser approcher leurs troupeaux, car les bêtes y tombent très souvent.
Le diamètre des abîmes varie de quelques centimètres à plusieurs centaines de mètres et leur profondeur atteint parfois plus de 200 mètres. Il n’est pas facile d’y descendre, d’autant plus qu’ils se trouvent le plus souvent sur des plateaux élevés, loin des centres habités et des routes : on doit donc emporter pour leur exploration un matériel considérable composé de cordes, échelles de cordes, téléphone, bateaux démontables en toile, tente (car on est souvent obligé de camper sur place), etc., etc., — qu’il faut parfois transporter à dos d’hommes.
Arrivé au bord d’un abîme, on commence par en mesurer la profondeur au moyen de cordelettes de sonde, — mais on n’obtient ainsi que la profondeur du premier puits, car il y en a souvent plusieurs à la suite les uns des autres. Cette profondeur une fois connue, on jette dans le trou une longueur d’échelle de corde suffisante pour arriver au bas de ce premier puits.
L’homme qui doit descendre enroule autour de son corps une corde de sûreté pour parer aux accidents que pourrait amener une défaillance de sa part ; cette corde est maintenue par ceux qui restent au bord du puits et qui la retiennent pendant la descente, en ayant soin de sentir toujours au bout le poids de l’explorateur, qui pénètre de plus en plus bas dans la noire profondeur.
Avant d’aller plus loin, je tiens à rendre un public hommage à un homme qui, depuis dix ans, n’a cessé de m’accompagner dans toutes mes explorations ; c’est un simple serrurier du Rozier (village de la Lozère), Louis Armand, dont j’ai fait accidentellement la connaissance au début de mes recherches, et qui, depuis 1888, a été l’inséparable contremaître ou chef d’équipe de presque toutes mes explorations ; c’est assurément à ses incomparables qualités d’énergie, d’initiative, de courage et d’intelligence, que je dois la meilleure part de tous mes succès souterrains.
La plupart des abîmes, plus étroits à la partie supérieure qu’à la partie inférieure, affectent une forme conique telle que, lorsqu’on y descend, on parle en réalité dans un porte-voix renversé .. Il en résulte une grande difficulté pour se faire entendre à l’orifice de ces trous quand on est à l’intérieur ; vers 40 ou 50 mètres de profondeur, la voix n’est plus perçue que comme un bourdonnement confus.
Pour obvier à cet inconvénient, j’ai eu l’idée, dès 1889, d’employer des téléphones portatifs analogues à ceux qui sont usités dans l’armée ; cette innovation nous a permis d’affronter sans trop de péril les plus grandes profondeurs et d’obtenir d’excellents résultats.
A l’intérieur, les avens affectent, des formes diverses. Les uns sont très étroits : ce sont ceux dans lesquels on descend le plus facilement, parce qu’alors, l’échelle de corde s’appuyant en général contre la paroi,il suffit d’un peu d’habitude et de gymnastique pour arriver sans encombre jusqu’au fond. Au contraire, lorsque l’aven est large, on est obligé de descendre dans le vide, soit, avec ’une échelle de corde, soit avec de simples cordes au bout desquelles on a attaché un bâton qui sert de siège. Cette dernière manœuvre est certainement assez dangereuse, mais on est contraint d’y recourir lorsqu’on rencontre un second ou même plusieurs puits à la suite du premier, ou bien lorsqu’on n’a pas assez d’échelles pour atteindre le fond.
On est encore forcé d’employer ce procédé lorsque le temps manque pour faire descendre les échelles supplémentaires. Le gouffre de Vigne-Close dans l’Ardèche, profond de 190 mètres, a cinq puits successifs ; il a exigé, pour être visité complètement, trois grandes journées de travail.
Lorsqu’on arrive au fond des abîmes, on trouve souvent une simple fente, très étroite, bouchée par des pierres, de l’argile ou des amas de détritus divers.
D’autres fois, au contraire, on débouche dans des sortes d’immense cathédrale, par exemple à Rabanel (près Ganges, Hérault), l’abîme le plus profond de toute la France (212 mètres). Le bas de ce gouffre s’évase en une nef gigantesque, haute de 150 mètres et éclairée pal’ un faisceau dé lumière tombant ae l’orifice et présentant un spectacle tout à fait grandiose et indescriptible.
Parfois, le jour pénètre encore plus complètement dans des abîmes moins profonds, tels que le Tindoul de la Vayssière dans l’Aveyron, et le puits de Padirac (dans le Lot) qui conduisent tous deux à des rivières souterraines.
Des talus d’éboulements de dimensions considérables terminent ces sortes de larges abîmes, qui sont en général produits par l’effondrement d’une voute de cavernes.
A ce propos, je vous dirai que la formation géologique des abîmes a été l’objet de vives controverses et de grosses erreurs.
L’abîme de Jean Nouveau, dans le département de Vaucluse, entre autres, a permis de faire justice de la fausse hypothèse qui considérait comme la règle générale les abîmes d’effondrement tels que le Tinndoul et Padirac, qui sont, en réalité, d’une rare exception.
Bien au contraire, les abîmes sont pour la plupart des fissures, dont le caractère dominant est l’étroitesse.
A Jean Nouveau, la largeur maxima atteint au plus 5 mètres. Cet abîme, le plus profond que l’on connaisse comme puits vertical d’une seule venue, sans terrasses intermédiaires, a 163 mètres de hauteur à pic, de la surface du sol au fond du puits. Nous y sommes descendus par une échelle de corde, et faisant manœuvrer au moyen d’un treuil la corde de sûreté.
Le fond était encombré de dangereux éboulis de pierres, qui ne nous ont pas permis de descendre dans un deuxième puits, absolument impraticable sans un long et spécial travail de déblaiement.
Les abîmes qui sont composés comme Vigne-Close de plusieurs puits successifs, détruisent un autre hypothèse erronée, celle de la formation des gouffres de bas en haut, par des émissions de sources thermales.
De son côté, la géologie a fait justice de la croyance à l’origine éruptive des argiles dites sidérolithiques, qui auraient été rejetées de la profondeur sur les plateaux par des sortes de geysers, et les abîmes à puits successifs superposés dans des plans verticaux différents ont achevé de mettre à néant cette théorie dite geysérienne, qui en faisait simplement dés cheminées d’émissions aqueuses.
Ce qu’il y a de plus redoutable dans la descelle des abîmes, ce sont les chutes de pierre qui, tombant de hauteurs souvent considérables, n’ont pas besoin d’être bien grosses pour suffire à fendre le crâne : chose assez singulière, les ennemis les plus dangereux contre lesquels nous ayons eu, à ce propos, à lutter dans nos explorations étaient les simples chasseurs qui, trop souvent massés en curieux au bord des gouffres, n’avaient pas la précaution d’empêcher leurs chiens de caracoler au pourtour en y lançant parfois des grêles de cailloux.
Les gouffres que je vous ai montrés jusqu’à présent sont, au fond, fermés par divers obstacles qui empêchent l’homme de passer.
Dans d’autres cas, assurément les moins nombreux, nous avons trouvé des rivières souterraines ; très importantes au fond de gouffres à peine obstrués.
C’est une simple application du principe que les exceptions confirment la règle. Et l’on peut dire qu’en général les gouffres d’effondrement, formés par l’affaissement de cavernes, ne se rencontrent guère lorsque l’épaisseur du terrain, intermédiaire entre la surîace du sol et la rivière souterraine qui a provoqué la rupture de voute, par un travail d’érosion, est supérieure à 100 mètres. Tel est le cas de l’abîme du Mas Raynal (Aveyron) qui a 106 mètres de profondeur. Il aboutit à une rivière souterraine puissante qui alimente une des plus belles sources de la France, la Sorgues de Saint-Affrique. Nous avons exploré cette caverne en 1889 avec M. Gaupillat et nous n’avons pu parcourir les voutes basses sous lesquelles circulait la rivière, parce qu’elle était alors trop haute ; nous n’avons pas trouvé l’occasion d’y retourner depuis lors, mais il est certain qu’à une époque de sécheresse il serait très probablement praticable de découvrir là tout un réseau de cavernes inconnues.
Dans l’abîme de Rabanel cité plus haut, le premier puits, terminé par un talus de pierres tombées de la surface du sol, offre ce phénomène assez fréquent d’une fissure verticale greffée, pour ainsi dire, sur une grotte inférieure préexistante.
Dans cette grotte court un ruisseau qui va se perdre dans un second puits de 26 mètres et ensuite dans de petites salles presque complètement bouchées par de l’argile, si bien qu’il ne nous a pas été possible de suivre la rivière souterraine dans le parcours d’environ 1600 mètres qui la fait déboucher à la source de Brissac.
Le gouffre le plus creux du monde entier, celui de Trebiciano, en Istrie, près de Trieste, a 322 mètres de profondeur totale. Mais ce puits n’est pas entièrement naturel ; il se compose de nombreuses tissures verticales qui conduisent, à environ 260 mètres sous terre, à une grande caverne au fond de laquelle coule une rivière souterraine, la Recca : En réalité, ces fissures ne communiquaient pas directement les unes avec les autres ; mais en 1840-41 l’ingénieur Lindner, chargé par la ville de Trieste de rechercher si l’on ne pourrait pas arriver à alimenter la ville d’eau potable au moyen de rivières souterraines, réussit, après onze mois de travaux, à relier artificiellement, à l’aide de mines et de déblais, les diverses parties de cet abîme. Beaucoup d’autres abîmes de France pourraient ainsi être dégagés et approfondis.
En réalité, et pour en revenir à leur origine, les gouffres verticaux ont été formés simplement, de haut en bas, par les eaux qui s’y sont engouffrées anciennement et qui s’y précipitent encore de nos jours, dans des climats plus humides que les nôtres, en Angleterre et en Irlande, par exemple.
J’ai eu la démonstration formelle de ce mode de formation, en 1895, au cours d’une mission en Grande-Bretagne dont j’étais chargé par le ministère de l’instruction publique.
J’ai exploré alors plusieurs abîmes où des rivières se précipitent encore, et j’ai pu matériellement constater que les gouffres sont ou étaient simplement de véritables puits absorbants ; ces puits ne fonctionnent plus dans le midi de la France et en Autriche, parce que le climat y est devenu beaucoup trop sec ; dans le nord de l’Europe, au contraire, où les pluies sont plus abondantes, le régime ancien a subsisté.
C’est dans le Yorkshire que j’ai fait la principale de ces constatations, au gouffre de Gaping-Ghyll, ouvert sur la montagne calcaire d’Ingleborough ; une rivière vient s’y précipiter en un saut de 100 mètres sous terre. Divers savants et touristes anglais avaient vainement tenté d’y descendre en 1845, en 1870 et en 1894 ; ils n’avaient pu parvenir qu’à 60 mètres de profondeur alors que le fond est à 103 mètres.
J’ai réussi à l’atteindre à l’aide de mes appareils et du téléphone, le 1er août 1895, mais ce n’a pas été une expédition précisément agréable.
J’ai dû. descendre en effet pendant 25 minutes, sur une longueur de 100 mètres, les échelons d’une échelle de corde qui pendait au beau milieu de la cascade souterraine, dans la situation, tout à fait hydraulique, que vous montre cette projection ; le puits était heureusement éclairé jusqu’au fond par la lumière du jour, car il eût été impossible de conserver ainsi sous l’eau une lampe allumée, de quelque système que ce fût.
Il est indispensable, pour ces aquatiques expéditions, de ne pas avoir de vêtements de caoutchouc, parce qu’ils emmagasineraient l’eau, qui pénètre quand même par les jointures des habits, et il importe même de se munir de souliers complètement percés afin que l’eau puisse s’échapper par les extrémités.
Au bas du puits de Gaping-Ghyll un admirable spectacle m’attendait et me dédommagea amplement de l’ennui de cette longue douche ; c’est une immense nef romane, longue de 150 mètres, large de 25 mètres, haute de 30 mètres ! sans aucun pilier pour la soutenir sur toute sa longueur.
Du milieu de la voute de cette colossale caverne tombe la cascade, dans un grand nimbe de vapeur d’eau et de lumière ; des millers de petits arcs-en-ciel irisent la chute mouvante et argentée. C’est une scène merveilleuse, fantastique, comme Gustave Doré et Jules Verne eux-mêmes n’en ont jamais imaginé.
La caverne était fermée à ses extrémités par des éboulis qui m’ont empêché de pénétrer plus avant. J’entendais cependant le bruit de l’eau derrière les éboulis, ce qui indiquait que le torrent devait continuer sa course plus loin ; mais il eût fallu, pour poursuivre l’exploration, explorer ou déblayer les éboulis !, ce qui eût requis un temps assez considérable ; j’étais descendu seul, personne n’ayant voulu m’accompagner, en sorte qu’au bout d’une heure et demie j’ai dû me résoudre à me faire remonter, après avoir dressé un plan sommaire de la caverne et pris les mesures indispensables.
Ce qui m’a fait le plus de plaisir peut-être, dans cette expédition, ç’a été de réussir là où les Anglais avaient échoué et sur leur territoire même. J’avoue que mon amour-propre national en fut particulièrement satisfait.
La justice m’oblige à dire que les Anglais ne m’ont pas tenu rigueur de ce que ma réussite ait devancé leurs efforts ; je suis entré avec eux en d’excellentes relations et, sur mes indications, ils ont renouvelé trois fois mon exploration. Une de ces expéditions a duré 20 heures ; 4 personnes, équipées de toutes sortes d’appareils, sont descendues dans le gouffre et ont pu découvrir 1 kilomètre de galeries nouvelles, qui se dirigent (chose très intéressante) vers une grotte précédemment connue.
Voyons maintenant quel enseignement géologique on peut tirer de ce gouffre de Gaping Ghyll (Trou qui bâille). Il se compose d’un puits vertical de 70 mètres, au-dessous duquel s’ouvre la grande salle que les eaux ont ainsi agrandie parce que son plancher était imperméable et qu’elles ne pouvaient descendre plus bas : cela établit bien que les abîmes ne sont que des puits d’absorption naturels, et qu’ils conduisent les eaux de pluie ou celles des rivières dans l’intérieur des cavernes qui remplissent, en somme, le rôle de grands réservoirs.
Toute l’eau qui vient du Gaping va, en effet, ressortir à 1 600 mètres de distance à travers des canaux souterrains, que l’on ne connaît pas encore tous, par la caverne d’Ingleborough ; en sorte que les eaux du plateau supérieur tombent dans le gouffre, s’emmagasinent dans la caverne et vont sortir par la source. Bien d’autres abîmes du Yorkshire, notamment celui de Weathercote, contiennent également des cascades souterraines ; celui-ci est connu depuis longtemps, mais il est facile d’en atteindre le fond parce que le puits n’a que 25 mètres de profondeur et que l’on peut y descendre à l’aide d’un escalier.
Il est donc bien démontré que les eaux de pluie et des ruisseaux pénètrent verticalement dans la terre par les abîmes, ou bien qu’elles y ont pénétré autrefois à des époques plus humides.
Mais il existe un autre mode de pénétration des .rivières dans les terrains calcaires : c’est par des ouvertures verticales, comme celles des cavernes ordinaires, qui se rencontrent dans des falaises toutes droites, au lieu de s’ouvrir dans des plateaux ou sur des plaines tout à fait plates.
Ces grottes, qui absorbent les rivières, portent, dans le midi de la France, le nom très caractéristique de Goules, qui vient du latin gula (gueule) et qui exprime nettement l’idée d’engouffrement.
Telle est la goule de la Baume de Sauvas (Ardèche) explorée en 1892 par M. Gaupillat, mon collaborateur. Il a pu y suivre, pendant 360 mètres, une rivière, jusqu’à un obstacle appelé un siphon, c’est-à-dire un endroit où la muraille rocheuse pénètre complètement dans l’eau et empêche d’aller plus loin.
Deuxième partie
C’est ici le moment d’expliquer. comment les cavernes ne sont pas toujours praticables sur une grande longueur ; en effet, celles mêmes qui paraissent très largement ouvertes sont souvent obstruées, au bout de quelques mètres de parcours seulement, par l’obstacle infranchissable du siphon.
L’une des plus caractéristiques est, à ce point de vue, la Foiba de Pisino, près de Trieste. La ville de Pisino s’élève sur falaise de 100 mètres de hauteur, au pied de laquelle s’étend, après les pluies, un lac temporaire qui se forme dans un précipice ouvert d’un seul côté,les trois autres étant fermés. En temps de sécheresse, le lac n’existe pas.
Je pus visiter pour la première fois l’intérieur de la goule du Pisino, le 25 septembre 1893, avec M. Putick, ingénieur chargé par le gouvernement autrichien d’explorations souterraines officielles. Entrés dans la goule, nous avons pu descendre facilement dans une galerie de 100 mètres de longueur, à l’extrémité de laquelle nous nous sommes trouvés en présence d’un lac souterrain de 80 mètres sur 30 avec une profondeur maxima de 13,50m : Ce lac est lui-même un siphon, c’est-à-dire que de toutes parts il est clos ; toutes les roches qui l’entourent plongent dans l’eau, et ce n’est que par le fond que l’eau peut s’échapper au moyen d’un orifice assurément très étroit. En temps de pluie, comme cet orifice ne peut débiter qu’une quantité d’eau bien inférieure à celle que reçoit la goule, le niveau monte, d’abord dans1a caverne et ensuite à l’extérieur, en sorte qu’elle reflue vers la partie supérieure de la vallée et y forme petit à petit un lac qui inonde une surface de 4 kilomètres de longueur sur 500 à 600 mètres de largeur.
Les habitants de Pisino nous dirent en 1893 que, parfois, après de violents orages, on voyait les eaux, de la caverne s’élever jusqu’à 40 mètres de hauteur dans le précipice extérieur.
Nous croyions ce chiffre exagéré, mais trois ans plus tard, le 15 octobre 1896, me trouvant à Trieste, j’appris qu’à la suite du mauvais temps des jours précédents, la Foiba de Pisino était pleine. Je m’y rendis immédiatement avec mon ami M. Marinitsch, et nous trouvâmes en réalité au pied de la ville : 50 mètres de profondeur d’eau au-dessus du seuil de la goule.
Les paysans, pour une fois, n’avaient pas exagéré et nous avions dûment constaté que c’est bien un siphon de caverne qui empêche l’eau des crues de la Foiba de s’écouler et qui provoque l’inondation de la allée d’amont.
Ce qu’il faut remarquer ici, c’est que, lorsque l’eau a atteint une élévation de 50 mètres, dans ce gouffre, il y a en réalité, à cause de l’inclinaison de la galerie et de la profondeur du lac souterrain, une pression de plus de 7 atmosphères, soit plus de 70 mètres d’eau au fond de ce lac ; le poids considérable de cette colonne d’eau est certainement de nature à influer sur l’écartement des strates des parois, si bien que la pression hydrostatique de l’eau doit être considérée comme un des sérieux facteurs d’agrandissement dans l’intérieur des cavernes.
Les eaux arrêtées ainsi par des siphons dans les cavernes finissent cependant par en sortir, parce que, petit à petit, elles arrivent à franchir l’obstacle ; on les voit reparaître au pied des terrains calcaires, sous forme de sources donnant naissance à des cours d’eau. que l’on peut, quelquefois, remonter sous terre sur des distances plus ou moins longues.
Certaines de ces cavernes sont pratiquées dans des fissures horizontales (joints de stratifications), d’autres au contraire dans des fissures verticales (diacloses), comme cette grande crevasse qui n’est autre chose que la sortie de la goule de la Baume : là, M. Gaupillat a pu remonter en 1892 sur une longueur de 1 900 mètres ; il a été arrêté par un siphon, mais la distance qui sépare les deux parties (amont et aval) du cours est seulement de quelques centaines de mètres.
En réalité, les siphons ne sont que des vannes fixes, à section restreinte, des étranglements, en amont desquels les eaux sont retenues et qui transforment les cavernes en véritables réservoirs de sources.
D’autres sources, paraissant très facilement pénétrables, sont trompeuses à cet égard, comme celle de la Buna, en Herzégovine. Il semble que l’on puisse y pénétrer très loin en bateau, mais on est arrêté à 5 ou 6 mètres de distance par la voute qui tombe dans l’eau, la voute mouillante, comme disent les paysans. Cette caverne s’ouvre au pied d’une falaise calcaire de 300 mètres de hauteur, qui forme un tableau aussi admirable que la classique fontaine de Vaucluse. Cette dernière doit son origine à la concentration sous terre d’une multitude de filets d’eau qui viennent des plateaux du Ventoux et de la montagne du Lure et dont les pluies, engouffrées par d’innombrables abîmes, grossissent les apports. Le tout constitue un fleuve unique, véritable collecteur qui est la Sorgue.
La Touvre, en Charente, a une origine semblable. Toutes ces fontaines sont impénétrables, de même que celle de l’Ombla, près de Raguse, en Dalmatie, qui sourd, au pied d’une falaise de 400 mètres, hors d’un bassin de 30 mètres de diamètre.
Géologiquement, toutes ces cavernes, ces abîmes etc., ont été formés par l’agrandissement des fissures préexistantes du sol, agrandissement dû principalement à l’action mécanique, à l’action chimique et à la pression hydrostatique de l’eau.
C’est ce qui avait été énoncé dès 1845 par Desnoyers, et confirmé surtout par les belles études théoriques de M. Daubrée, le savant et regretté académicien. En réalité, toutes mes recherches souterraines n’ont fait que confirmer pratiquement les vues si justes du savant géologue, auquel je suis heureux de rendre publiquement un témoignage personnel de gratitude, pour la bienveillance avec laquelle il a encouragé mes premiers débuts.
Les rivières qui se forment dans l’intérieur des plateaux calcaires ont les aspects les plus divers, Tantôt, ce sont des espaces assez larges, presque des lacs, comme celle que j’ai découverte en 1895, en Irlande, avec M. Jameson, jeune naturaliste de l’université de Dublin, à l’intérieur de la source de Marble-Arch.
Nous nous sommes trouvés là en présence du curieux et fréquent phénomène d’un confluent souterrain ; le vue (fig. 62) est prise dans une galerie à laquelle aboutissent deux autres galeries, qui amènent chacune un courant d’eau se dirigeant vers la source, où réapparaissent quantité de ruisseaux perdus un peu plus haut, dans les goules du plateau calcaire.
En réalité, la circulation souterraine, dus l’intérieur d’un plateau calcaire, est tout à fait semblable à celle des rivières superficielles ; les courants souterrains se réunissent et se grossissent de proche en proche, exactement comme la canalisation des égouts dans une grande ville.
D’autres fois, ces rivières circulent dans de grandes fissures beaucoup plus hautes que larges. Telle celle du Brudoux ; dans les plateaux du Vercors (Drôme) ; que nous avons découverte en 1896 et qui a été si difficile à explorer que nous n’avons pas pu aller jusqu’au bout. En effet, à un moment donné, elle n’avait pas plus de 0, 60m de largeur et, notre bateau en ayant 0,90m, nous dûmes continuer à pied. Nous traînions derrière nous une échelle en bois ; de petites corniches de pierre, presque au niveau de l’eau, nous permettaient de suivre un bord ou l’autre ; l’échelle nous servait de pont. A un moment donné, une des corniches, peu solide, s’étant brisée, l’échelle fut précipitée dans l’eau et votre serviteur qui s’y trouvait engagé subit le même sort. L’accident n’eut d’autres suites fâcheuses qu’un bain à très basse température, car, à cette altitude (1 220 mètres environ) l’eau était à 5° seulement !
On se trouve parfois aussi en présence d’immenses éboulis sous lesquels les rivières disparaissent complètement. C’est un travail difficile et dangereux, dans ce cas, de transporter le bateau. au delà de ces obstacles, en s’éclairant à la lueur du magnésium ou de simples bougies.
Je vous ai parlé tout à l’heure des siphons ; ceux de la rivière de Marble-Arch présentent une disposition très singulière. Voici le point le plus éloigné que nous ayons pu y atteindre. La figure 65 montre trois cloches successives de 2 mètres de diamètre dans un sens sur 8 ou 21 dans l’autre. Elles sont situées à côté l’une de l’autre et sont séparées par des parois rocheuses tellement basses, qu’il suffit d’une hausse des eaux de 50 ou 60 centimètres pour que le siphon s’amorce, que les parois soient complètement plongées dans l’eau et qu’il soit impossible d’avancer. Nous avons pu pénétrer dans ces trois cloches, les eaux étant alors assez basses, mais ce n’était pas chose facile, car, lorsque l’un de nous, à l’avant du bateau, était arrivé à pénétrer dans une des cloches, son compagnon ne l’apercevait plus, sa vue lui étant interceptée par la tranche de roche interposée. Entre les troisième et quatrième cloches, la voute était si basse que nous abandonnâmes la partie sans savoir si, dans la quatrième cloche inconnue, se trouvait un siphon définitif ou, au contraire, un relèvement de la voute et une prolongation de la rivière.
Le parcours des rivières souterraines est donc arrêté en général par des siphons, qui servent de régulateurs et empêchent les eaux de s’écouler trop vite.
Cependant, on connaît un certain nombre de points où l’eau, absorbée par les goules ; peut être suivie, d’un bout à l’autre, sans aucune solution de continuité.
Depuis longtemps, on cite comme un des plus beaux exemples de ce genre le Mas-d’Azil, dans l’Ariège et la rivière du Nam-Hin-Boune au Laos, découverte il y a quelques années par l’expédition Pavie. On y a reconnu un tunnel de ce genre, qui n’aurait pas moins de 4 kilomètres de développement et qui sert de route, en ce sens que les transports s’y effectuent en barque. — D’un point à l’autre de ces cavernes, la différence de niveau est à peu près nulle, la rivière étant presque horizontale.
Il n’en est pas de même de la curieuse caverne de Bromabiau, dans le Gard, qui a été, en 1888, l’heureux coup d’essai de mes recherches souterraines.
C’est d’abord une goule où le ruisseau appelé le Bonheur ,se perd. Il reparaît après un parcours souterrain de 700 mètres, cours excessivement accidenté et coupé de plusieurs cascades dont quelques-unes ont jusqu’à 6 mètres de hauteur. Notre première exploration a été là très difficile ; elle a duré deux jours, pendant lesquels nous avons trouvé des galeries latérales, dont la longueur totale atteint 1 700 mètres ; depuis, M. Mazauric a fait toute une série d’explorations dans cette caverne, si bien qu’aujourd’hui on y connaît 6300 mètres de ramifications … C’est la plus longue caverne de France, au point de vue du développement des galeries, mais elle ne possède pas de ces stalactites qui font la joie des touristes dans les autres grottes célèbres.
La sortie de la rivière de Bramabiau s’effectue au fond d’une grande alcôve très pittoresque, qui rappelle la fontaine de Vaucluse, avec cette différence qu’elle n’a que 100 mètres de hauteur ; mais elle est plus curieuse à cause de l’immense fissure d’où sort la rivière et qui est haute de 60 mètres.
La différence de niveau entre les points de perte et/ de réapparition de la rivière de Bramabiau n’est pas moindre de 90 mètres, ce qui explique l’existence des 7 cascades souterraines que nous avons eu à reconnaître dans l’intérieur.
Je voudrais, à présent, vous dire quelques mots des glacières naturelles, c’est-à-dire des cavernes où les stalactites et les stalagmites sont remplacées par de grandes formations de glace. Telle est, par exemple, la glacière de Naye, en Suisse, au-dessus du lac de Genève.
On a fait, à propos de ces glacières naturelles, des théories très compliquées qui devraient être abandonnées, en général. La plus simple et la plus vraie est que leur formation est due, avant tout, au froid de l’air hivernal qui s’accumule au fond de certaines cavernes, que leur forme dispose spécialement à conserver cet air lourd et à empêcher l’air chaud et léger de l’été de le remplacer.
Dans la Côte-d’Or, à l’altitude peu considérable de 475 mètres, on voit un gouffre naturel de 55 mètres de profondeur, complètement fermé au fond, appelé le Creux-Percé.
Cet abîme offre l’aspect de deux entonnoirs superposés par leur pointe - celui d’un sablier ; noir supérieur est très évasé ; l’autre est plus petit et tous deux sont réunis par une partie annulaire rétrécie. La neige qui tombe en hiver arrive au fond du trou et ne fond pas ; l’air chaud de l’été ne peut parvenir à remplacer l’air froid de l’hiver, à cause de sa moindre densité et du rétrécissement de l’orifice.
C’est ainsi que l’on doit expliquer très simplement la formation des glacières naturelles.
Le résultat le plus important, à mon avis, de toutes mes recherches souterraines, se rapporte a une question d’hygiène publique. Depuis plusieurs années déjà, certains géologues et hydrologues s’étaient de
mandé si les rivières qui disparaissent dans les terrains calcaires ne sont pas sujettes à des causes de contamination dans la partie supérieure de leur cours, lorsqu’elles traversent des villages malpropres, et si les fausses sources où elles reparaissent, après leur souterrain voyage dans les goules et les cavernes, ne sont pas beaucoup moins pures qu’on ne le croirait. Le côté prophylactique de cette question est très intéressant à étudier ; mais il y en a un .autre qui ne l’est pas moins et qui résulte de mes propres recherches.En effet, nous avons trouvé, en juillet 1891, dans le Lot, un abîme de 30 mètres de profondeur environ, celui de la Berrie. Au fond coulait un petit ruisseau que nous n’avons pu suivre que sur une longueur de quelques mètres, à cause des siphons qui en barraient le cours. A 500 mètres de là apparaît une source dont le volume, la température et la direction indiquent que c’est la réapparition du petit ruisseau du fond du gouffre.
Or, par une chaude journée d’été, j’avais bu très avidement à cette source, appelée la fontaine de Graudeuc ; une demi-heure après, nous descendions dans le gouffre et nous y voyions au beau milieu du ruisseau le cadavre d’un veau, qui y avait été jeté quelque temps avant par les paysans. Quelques jours plus tard, je fus atteint d’une sorte d’empoisonnement typhoïde, qui me rendit plus de deux mois malade : la décomposition de l’animal avait empoisonné la source.
Il y a là une question d’hygiène publique sur laquelle je ne cesse, depuis cette époque, d’appeler l’attention et qui est de nature à fixer surtout celle des pouvoirs publics.
En effet, dans presque tous les pays où il y a des abîmes, des puits naturels, les habitants ont pris la funeste habitude d’y jeter les cadavres des animaux morts d’épizooties. Or, comme ces abîmes communiquent plus ou moins directement, en général, avec des rivières souterraines qui vont alimenter des sources, il en résulte que ces sources peuvent devenir des causes d’épidémies absolument dangereuses et qu’il serait très utile de faire disparaître.
J’ai fait l’an dernier, à ce sujet, les expériences les plus concluantes dans une petite ville du Gard appelée Sauve, non loin de Nîmes.
Il y a là toute une série d’abîmes au fond desquels on trouve de l’eau. Le dernier n’a qu’une profondeur de 13 mètres et est situé dans le village même, dans une vieille tour où se trouve installée une écurie.
A 75 mètres de distance, sort la source qui alimente la ville. En constatant l’existence de cette écurie, au-dessus d’un bassin d’eau naturel, je me convainquis que les eaux de la source pourraient être contaminées par les infiltrations si le bassin communiquait réellement avec la fontaine. Une expérience décisive nous donna une prompte et déplorable réponse.
Avec de la fluorescéine, nous colorâmes le puits naturel et, 1 heure 20 minutes après, toutes les sources de Sauve avaient pris la coloration verte intense qui caractérise ce produit : cette coloration, qui dura de deux à trois heures, montrait bien la communication directe de la source et de l’abîme, qui recueille toutes les infiltrations de l’écurie.
Il y a donc là un fait de nature très grave, mais qui n’est pas particulier à ces régions. Je l’ai observé presque partout. En Autriche, on a trouvé, pour supprimer cette funeste habitude et la négligence des habitants, un excellent moyen qui a consisté à forcer ceux qui avaient jeté des animaux dans le gouffre à les y aller rechercher : il paraît que la mesure a été efficace et que personne n’a recommencé.
Je vais terminer par quelques descriptions pittoresques ces questions de science un peu arides, mais nous sommes ici entre amis des sciences et je n’ai pas cru pouvoir me dispenser de ’vous faire un exposé instructif plutôt qu’un récit humoristique.
La rivière souterraine de la Recca, près de Trieste dans le Karst autrichien, a été, vers 1850, l’objet des préoccupations de Schmidl et, depuis 1883, celui de nouvelles explorations.
Son cours, coupé de puissantes cascades, se développe sous des voutes qui atteignent jusqu’à 90 mètres d’élévation et 40 mètres de largeur,c’est absolument colossal, et c’est peut-être la caverne la plus majestueuse que l’on connaisse. Au bout de 5 ou 600 mètres, elle forme une cataracte qui, en 1854, a complètement arrêté les recherches de Schmidl. A cette époque, on ne connaissait ni le téléphone ni le magnésium, ni les bateaux démontables, et les explorateurs durent reculer devant cette masse d’eau considérable.
En 1883 seulement, MM. Hanke, Marinitsch et Müller ont repris cette exploration et il leur a fallu dix ans, de 1884 à 1893, pour achever cie parcourir cette caverne, aller 1 600 mètres plus loin que Schmidl et être arrêtés par un siphon, ce qui paraît être la loi immuable des rivières souterraines dans les cavernes [1].
C’est cette rivière qui reparaît au fond du gouffre de Trébiciano dont la profondeur atteint 322 mètres.
Sur le Karst encore se trouve la fameuse caverne d’Adelsberg, la plus réputée et la plus grande de l’Europe.
Cette caverne est à plusieurs étages et les étages supérieurs ont été abandonnés par l’eau qui montre là, comme partout, une tendance à descendre de plus en plus dans l’intérieur du sol.
En 1889, on connaissait à Adelsberg 5500 mètres de galeries ; la caverne d’Aggtelek, en Hongrie, la primait en Europe par ses 8700 mètres de longueur ; en 1890-1891, M. Kraigher et ses amis faisaient de nouvelles découvertes qui portaient la longueur de la caverne d’Adelsberg à 8 kilomètres ; enfin, en 1893, au cours d’une mission dont j’étais chargé par le ministère de l’Instruction publique et pour laquelle j’ai obtenu le bienveillant appui du ministère de l’Agriculture d’Autriche, j’ai pu découvrir à Adelsberg un prolongement de 2 kilomètres, qui a porté son développement à 10 kilomètres et en a fait la plus longue de l’Europe.
Et même, en y joignant les grottes de Planina, de Zirknitz, etc., qui dépendent du même réseau hydrologique souterrain, on arrive à un développement actuellement connu de 20 kilomètres de galeries ; celles que l’on ne connaît pas ont au moins 10 kilomètres, si bien que l’on peut conjecturer qu’il y a, dans cette partie du Karst, 30 kilomètres environ de rivières souterraines reliées en un seul tenant.
En Amérique seulement, on trouve des grottes dépassant ces dimensions, et encore, il paraît que la vaste caverne de ce pays, celle de Mammoth Cave, n’a en réalité que 48 à 50 kilomètres, alors qu’on lui attribuait jusqu’ici une étendue de 250 kilomètres !
Dès que la rivière d’Adelsberg(la Piuka) sort de la grotte de Planina et se retrouve à l’air libre, elle parcourt une grande plaine qu’on appelle la vallée de Planina, puis, au bout de 10 kilomètres, elle vient de nouveau buter contre une muraille calcaire et se perdre dans de nouvelles goules très étroites, souvent obstruées parles matériaux arrachés aux berges.
Le principal résultat des explorations officielles effectuées par M. Putick, depuis 1886, a été de découvrir les grandes cavernes où se déversent ces goules, de les transformer en réservoirs et d’en protéger l’entrée par des grilles qui empêchent les matériaux détritiques de les boucher ; cela a eu pour portée pratique capitale d’empêcher désormais les inondations périodiques qui ravageaient la vallée.
Vous voyez qu’à tous les points de vue la spéléologie est appelée à rendre des services incontestables.
Je voudrais encore vous dire quelques mots d’une des plus intéressantes grottes que j’aie découvertes, celle du gouffre de Padirac, dans le Lot. Ce gouffre présente à peu près la forme d’un entonnoir renversé ; on y descend, à 54 mètres de profondeur, par une échelle de corde et l’on se trouve en présence d’une grande arcade de dimensions colossales (30 mètres de hauteur).
Cet abîme s’ouvre au beau milieu d’un causse, dans un champ plat ; il a 30 mètres de diamètre, et je vous ai dit que c’est un gouffre d’effondrement exceptionnel.
A 103 mètres sous terre se trouve la rivière souterraine que nous n’avons pu explorer qu’en bateau.
La première investigation que j’aie faite en 1889 ,dans cette caverne, seul avec M. Gaupillat, a été des plus pénibles, parce que pendant 24 heures il nous a fallu transporter notre barque par-dessus de petits barrages de stalagmites au nombre de 33, ce qui fait que nous avons dû, à l’aller et au retour, opérer 66 fois cette manœuvre. Vaincus par la fatigue, nous ne pûmes aller jusqu’au bout, cette année-là (en 1889).
L’année suivante, nous revînmes accompagnés de M. Delaunay, ingénieur des mines, et nous pûmes faire une exploration plus complète , dresser un plan et prendre, par les soins de M. Gaupillat, d’admirables photographies au magnésium, en particulier celle d’une partie du cours de la rivière où l’on voit une grande paroi couverte de stalagmites sur 20 à 25 mètres de hauteur [2]. La plus belle partie est la grande salle ou deux lacs sont superposés sous une voute de 90 mètres d’élévation, l’une des plus hautes que l’on connaisse ; nous en avons mesuré la hauteur en 1895 avec un fil attaché à une montgolfière en papier.
A l’extrémité de la caverne de Padirac, le spectacle est beaucoup moins beau ; la voute forme un tunnel souterrain, s’abaisse de plus en plus et, au bout de 2 kilomètres, un siphon se produit et on ne peut aller plus, loin.
La rivière de Padirac, que nous avons ainsi découverte en 1889-1890, sera aménagée et rendue accessible au public pendant l’été de 1898.
Je voudrais enfin vous parler, en terminant, des ornements ordinaires des grottes, ces belles concrétions calcaires que l’on appelle des stalactites et les stalagmites. Les premières sont des aiguilles qui pendent de la voute et les secondes reposent au contraire sur le sol. J’en ai découvert de fort belles dans la grotte du Dragon à Majorque, en 1896.
Cette grotte était connue en partie, sur une longueur de 800 mètres ; elle communique avec la mer, est située dans le terrain tertiaire et renferme plusieurs petits lacs ; à la voute pendent des milliers de petites stalactites très fines qui se reflètent sur l’eau.
Nous avons achevé en 1896 avec Armand l’exploration complète de cette caverne et porté de 800 mètres à 2 kilomètres sa longueur totale.
Nous y avons découvert principalement un grand lac de 175 mètres de long sur 30 à 40 de largeur, d’une profondeur de 9ID,50 (lac Miramar). On y voit de distance en distance des piliers de stalagmites hauts de 8 à 10 mètres, qui soutiennent la voute de ce lac admirable, un des plus ravissants spectacles que l’on puisse contempler.
A Dargilan (Lozère), une des plus belles grottes de France, qui a été avec Bramabiau notre coup d’essai en 1888, on voit un des plus remarquables spécimens des belles ciselures naturelles que les concrétions de carbonate de chaux forment sous terre.
C’est ce qu’on appelle le clocher ; vraie flèche de cathédrale, haute de 16 à 18 mètres et toute cannelée du haut en bas.
Dans la caverne d’Arta, à Majorque, on pouvait admirer jadis des stalactites hautes de plus de 11 mètres ; malheureusement, depuis une cinquantaine d’années, on a pris l’habitude de visiter cette grotte avec des torches fumeuses, en sorte que tout est devenu absolument noir. Il y a là une colonne, la reine des colonnes, que l’on disait avoir 25 mètres de haut ; mais j’ai constaté, à l’aide d’une montgolfière, qu’elle en a 14 seulement.
Jusqu’à l’an dernier, le record de la hauteur était détenu par la Tour astronomique d’Agyteleg, en Hongrie, stalagmite de 20 mètres.
Mais, depuis 1897, toutes ces concrétions sont laissées à l’arrière-plan par la découverte que j’ai eu le bonheur de faire en Lozère même, dans un abîme où je suis descendu avec Armand et mon ami M. Viré.
Cet aven, excessivement curieux, se compose d’un puits vertical de 75 mètres aboutissant à une grande salle de 100 mètres de long, sur 40 de haut et 50 mètres de largeur ; au fond se trouve un dernier puits de 87 mètres de profondeur, ce qui fait en tout 207 mètres ; c’est, après l’aven de Rabanel dans l’Hérault, le plus profond de France.
Cet abîme est très intéressant pour le géologue, car c’est bien un ancien puits d’absorption creusé par un ruisseau aujourd’hui tari, comme à Gaping-Ghyll ; cette eau a excavé la vaste grotte jusqu’à ce que, par une fissure préexistante du terrain, elle ait pu trouver une issue dans le dernier puits qui, ultérieurement, a été complètement bouché par des pierres et de l’argile.
Ce qu’il y a de merveilleux dans cet aven auquel, par reconnaissance, j’ai donné le nom de mon dévoué auxiliaire, Louis Armand, c’est une véritable forêt de deux cents stalagmites dont la hauteur atteint jusqu’à 30 mètres.
Le plus remarquable est qu’elles sont pressées à côté les unes des autres sur une surface restreinte, et que l’on peut circuler autour de ces colonnes dont le diamètre varie de 0,50m à près de 3 mètres ! Quelques-unes ont l’aspect de véritables troncs de palmiers : c’est une curiosité de premier ordre et je dois avouer qu’après cette découverte j’ai été tente de renoncer à poursuivre mes recherches, car je suis certain qu’il est impossible de trouver quelque chose de plus merveilleux.
Je serai bien heureux le jour où un généreux Mécène prendra la détermination de les faire connaître au public, comme on va le faire prochainement pour les cavernes de Padirac, et de doter ainsi notre belle France d’une curiosité de plus.
Tel est le résumé, que j’aurais voulu rendre plus succinct, des explorations que mes collaborateurs et moi avons faites depuis dix ans [3] ; elles nous ont permis de jeter les bases de cette science nouvelle, la Spéléologie, qui ne tarder ; pas, je l’espère, à rendre suffisamment de services pour mériter une petite place particulière au milieu de ses aînées, la géologie, la paléontologie, la préhistoire, la zoologie, etc.
C’est pour vous expliquer son but, ses moyens d’action et ses premiers résultats que j’ai si longuement abusé de votre bienveillante attention, dont je vous suis sincèrement reconnaissant.
Édouard-Alfred Martel