Protection de l’eau en France

E.-A. Martel — La Nature N°1767, 9 avril 1907
Vendredi 10 juillet 2009 — Dernier ajout jeudi 4 janvier 2018

Dans le deuxième volume, qui vient de paraître, de ses recherches sur l’épuration biologique et chimique des eaux d’égout [1], M. le Dr Calmette déplore avec raison « les regrettables lacunes. de la loi du 15 février 1902 sur l’hygiène publique, en ce qui concerne les déversements des matières susceptibles de polluer ou de contaminer les cours d’eau », et il loue les rares municipalités et les quelques industriels qui commencent « à comprendre qu’il est impossible de tolérer plus longtemps les dommages qu’entraîne, à la fois pour la richesse agricole et pour la salubrité de notre pays, le rejet, dans les rivières, des déchets de la vie et des industries humaines » ; il ajoute enfin que, pour les villes qui « ne comprennent pas qu’elles ont le devoir d’empêcher la pollution des rivières ou des nappes souterraines, il appartient à l’État de leur en imposer l’obligation ». Pour forcer les communes et les usiniers à ne pas transformer les rivières en cloaques et les sources en foyer d’épidémie, il faut que les, pouvoirs publics « interdisent à quiconque de jeter et de laisser écouler dans les cours d’eau soit des eaux d’égout, soit des résidus industriels, soit des substances susceptibles de porter atteinte à la salubrité. » Or, une mesure préparatoire vient d’être prise à ce sujet pour les cours d’eau non navigables ni flottables, en attendant que de nouvelles dispositions législatives étendent à toutes les eaux françaises les salutaires prescriptions des Rivers’ pollution prevention acts qui régissent l’Angleterre depuis 1875,1890 et 1895.

Sur. la proposition de la direction de l’Hydraulique et des Améliorations agricoles, M. Ruau, ministre de l’Agriculture a, par deux circulaires en dates des 1er juin et 20 août 1906, enjoint aux préfets de prendre toutes mesures, et leur a adressé un modèle de nouveau règlement, contre les déversements, dans les cours-d’eau non navigables ni flottables, d’égouts communaux et d’eaux provenant d’établissements dangereux, incommodes ou insalubres. Ceux-ci comprennent les sucreries, amidonneries, féculeries, distilleries, tanneries ; blanchisseries, fonderies, filatures, teintureries, laiteries, abattoirs, produits alimentaires, produits chimiques, etc. Pour montrer à la fois le péril de ces épouvantables pratiques, et la sollicitude officielle qui a fini par s’émouvoir si judicieusement de leurs désastreuses conséquences. le mieux est assurément d’analyser ou reproduire les principales prescriptions de ces deux documents.

« Parmi les déversements les plus, nuisibles se placent au premier rang les égouts. Les villes qui construisent des égouts, en effet, dans la plupart des cas, évacuent leurs eaux usées dans les rivières, sans prendre les précautions indispensables pour faire disparaître les éléments nocifs qu’elles renferment, et sans se rendre compte qu’elles n’ont ainsi éloigné de leurs habitants les germes d’infections que pour les reporter vers l’aval au préjudice des populations riveraines.

« Dans un grand nombre de cas, les déversements industriels présentent des inconvénients presque aussi-graves.

« Les déversements d’eaux d’égouts ne peuvent, par suite, être autorisés qu’en vertu d’une déclaration d’utilité publique, toutes les fois que la ville qui l’effectuera fera application du système du tout-à-l’égout. Et cela, même s’il s’agit de villes d’une population supérieure à 5000 habitants, bien qu’en vertu de la loi du 15 février 1902 sur la santé publique, les projets d’égouts concernant les agglomérations de cette importance doivent être soumis au Conseil supérieur d’hygiène publique de France.

« Les prescriptions à insérer dans les actes d’autorisation, sur la proposition qui devra être faite par les ingénieurs du Service hydraulique, ont pour objet, d’une part de sauvegarder la salubrité, l’alimentation des hommes et des animaux, l’utilisation des eaux pour les besoins domestiques, pour l’agriculture et l’industrie, d’autre part de pourvoir aux curages dont la nécessité résulterait : de l’établissement des égouts.

« Quant aux établissements classés comme dangereux, incommodes ou insalubres, ils sont, suivant leur classe, autorisés, sous le contrôle de M. le Ministre du Commerce, par les préfets ou sous-préfets, mais cette réglementation ne concerne pas l’évacuation des eaux résiduaires qui peut, dans certains cas, être effectuée dans un cours d’eau non navigable ni flottable. Cet écoulement ne doit être opéré qu’en vertu d’une autorisation spéciale, imposant à l’industriel l’observation des précautions reconnues nécessaires par le Service hydraulique.

« De nombreuses plaintes, ajoute la circulaire, ont été adressées à la direction de l’Hydraulique de diverses régions du territoire contre la contamination des cours d’eau non navigables ni flottables : l’enquête à laquelle on a procédé ayant montré que ces réclamations étaient parfaitement fondées, il paraît indispensable de chercher à remédier à une situation qui s’aggrave tous les jours, au point de ne pouvoir être tolérée et qui présente, pour l’utilisation des eaux, des inconvénients au moins aussi grands que pour la salubrité. »

Le Service hydraulique vient donc de prendre des mesures énergiques pour protéger, contre la pollution des eaux, les intérêts de toutes natures qui lui sont confiés.

Les instructions que nous analysons ont ainsi pour but de combattre la contamination Sans cesse croissante des cours d’eau non navigables ni flottables ; de plus le Service hydraulique, qui gère toutes les eaux ne faisant pas partie du domaine public, se préoccupera également de la préservation des eaux souterraines et des sources. C’est parce que le Service hydraulique et des améliorations agricoles subventionne ces entreprises et prête le concours de ses agents pour leur réalisation, qu’il est nécessairement fondé à intervenir pour protéger Ces eaux contre les pollutions.

Bien que la loi sur la santé publique prévoie la constitution d’un périmètre de protection pour défendre les eaux servant à l’alimentation des communes, ces précautions ne peuvent être efficaces pour éviter les pollutions de toute la région d’où elles proviennent ; c’est donc aux causes même de contamination qu’il faut remédier.

Or le trop fameux épandage est parmi les opérations qui présentent le plus de danger à cet égard. Conformément à une entente intervenue entre MM. les ministres de l’Intérieur et de l’Agriculture, les projets communaux de cette nature devront être aussi, à l’avenir, soumis au Service hydraulique. Telles sont les éloquents considérants de la nouvelle réglementation.

Une précédente circulaire du 8 décembre 1900 avait fait rapporter le règlement de police sur les cours d’eau non navigables ni flottables, qui n’était plus d’accord avec la loi du 8 avril 1898. Les conditions d’application de la loi sur la région des eaux ayant été déterminées par un décret du 1er août 1905, la circulaire du 1er juin 1906 a invité les préfets à prendre, dans le plus bref délai possible, un arrêté conforme au modèle annexé à cette circulaire.

En voici les principales données en ce qui touche la pollution des eaux.

« Toutes les fois qu’un travail quelconque, permanent ou temporaire, est susceptible d’avoir une influence, soit sur le régime, soit sur l’écoulement des eaux, il ne doit être entrepris qu’après avoir été auparavant autorisé par l’Administration (art. 4).

« Toute prise d’eau, quel qu’en soit le mode, tout déversement susceptible de modifier d’une manière appréciable le débit d’un cours d’eau ne peut être effectué, soit directement, soit indirectement, à titre permanent ou temporaire, qu’après avoir été autorisé par l’Administration (art. 8).

« Les usiniers et usagers des prises d’eau devront assurer la transmission des eaux de manière à ne jamais compromettre ni la salubrité publique, ni l’alimentation des hommes et des animaux, ni la satisfaction des besoins domestiques (art. 11). »

Ici la doctrine et la jurisprudence sont d’accord, quoi qu’on puisse dire, pour reconnaître la légitimité de l’intervention de l’Administration en faveur des intérêts généraux qui actuellement ne sont pas garantis d’une manière expresse par le Code civil.

L’article 12 « interdit de jeter, de déverser ou de laisser écouler, soit directement, soit indirectement, dans le lit des cours d’eau, des matières, des résidus, des liquides :

1° S’ils sont susceptibles d’occasionner des envasements ou de gêner l’écoulement des eaux ;

2° S’ils sont infects, nuisibles ou susceptibles de compromettre la salubrité publique ;

3° S’ils sont susceptibles par leur température ou leur composition de rendre les eaux impropres à l’alimentation des hommes et des animaux, à leur emploi aux usages domestiques, à leur utilisation pour l’agriculture ou l’industrie, ou à la conservation du poisson. »

C’est pour l’application pratique de ces sages mesures que vont intervenir les féconds résultats des recherches de M. Calmette, de ses précurseurs et de ses émules ou collaborateurs : une fois encore laissons parler l’éminent directeur de l’Institut Pasteur de Lille : « L’interdiction de jeter et de laisser écouler dans les cours d’eau, soit les eaux d’égouts, soit des, résidus industriels, soit des substances susceptibles de porter atteinte à la salubrité … n’est possible que s’il est démontré qu’il existe des procédés. d’épuration pratiquement applicables, suffisamment efficaces, et assez peu coûteux, » Le nouveau volume du Dr Calmette enseigne précisément (par ses dernières expériences de la station de la Madeleine, près Lille) comment les villes peuvent épurer leurs eaux d’égouts par les procédés biologiques, bien préférables à l’irrigation culturale ; celle-ci en effet n’est, dans la plupart des cas, pas applicable, à défaut de terrains bien appropriés. « Les centaines de millions dépensés depuis 1868 pour l’achat, la mise en état et l’entretien des champs d’épandage de Paris, n’ont permis jusqu’à présent d’atténuer la pollution de la Seine que dans une proportion tout à fait insuffisante. » D’ailleurs « partout où l’irrigation culturale était instituée, on a éprouvé de cruels déboires. Tantôt le sol, trop perméable, se laissait traverser trop rapidement par l’eau d’égout, et celle-ci ne se purifiait qu’insuffisamment. Tantôt on avait affaire à des terrains trop compacts, qui restaient humides et marécageux, ou à des terrains calcaires semés de crevasses et de fissures, par lesquelles l’eau d’égout, non épurée, s’échappait au loin. Le sous-sol étant très rarement homogène sur de vastes surfaces, il est à peu près impossible d’obtenir une purification régulière sur plusieurs centaines d’hectares. Les nappes souterraines et les puits sont dès lors exposés à des contaminations fréquentes, et il arrive que l’eau d’égout, découlant par les fissures du calcaire, inonde parfois jusqu’aux caves des maisons. Est-ce à dire que l’irrigation agricole doive être abandonnée partout où l’on a fait, comme à Berlin et à Paris , d’énormes sacrifices financiers pour la mettre en pratique ? Nous n’avons aucunement la pensée de soutenir cette thèse, et les inconvénients de l’épandage, là où il existe actuellement, ne sont pas tels qu’on doive, sans plus attendre, s’empresser d’y remédier. Mais nous pensons qu’on sera peu à peu amené à réduire d’abord, puis à supprimer les champs d’épandage, parce qu’on trouvera plus avantageux d’adopter l’épuration biologique et de rendre à la culture normale, rationnelle, salubre, les vastes espaces actuellement irrigués avec l’eau d’égout. »

M. Calmette ajoute qu’un trop petit nombre de villes ont jusqu’ici apprécié à sa vraie valeur le rôle de l’épuration biologique. Toulon construit en ce moment la première grande installation française de ce genre. Rouen, Beauvais, Lille, Tourcoing, Saint-Quentin, La Rochelle s’en occupent. En Angleterre, Allemagne, Hollande, au contraire, c’est par dizaines qu’on peut décrire ces sortes d’entreprises. Pour les petites agglomérations rurales, les maisons particulières, les hôpitaux et établissements collectifs, divers dispositifs ( fosse Mouron, Bezault, etc.), peuvent aussi résoudre le problème. Bref, malgré les objections faites au système de l’épuration, notamment par M. Vincey, il est désormais certain que ce procédé est le meilleur pour le traitement des eaux d’égouts et résiduaires. Avec une vraie joie j’entends M. Calmette trancher définitivement, plus nettement encore qu’en 1906 (quoique non sans réserves de forme) le trop long procès de l’épandage : certes il est fâcheux, en condamnant ce système, d’être obligé de porter atteinte à des notoriétés qui paraissaient solidement acquises, mais la conscience scientifique exige rigoureusement ce sacrifice, en dépit de toutes les oppositions ; quelle que soit la force des termes employés, je me permettrai de répéter ici, dans l’intérêt général de la santé publique, ce que je disais moi-même, il y a un an, au Traité d’hygiène de Brouardel et Mosny (fasc. II, l’Eau, p. 195). « De la plus intransigeante manière, je considère la mise en pratique du tout-à-l’égout, comme une des lamentables erreurs du XIXe siècle … Il faut qu’un moyen de purification des eaux résiduaires soit adopté.

« Si, au lieu du déversement à la rivière, on recourt, comme le fait Paris, à l’épandage, on doit reconnaître que le principe de cette volontaire souillure du sous-sol par des infiltrations au maximum de pollution est gros de risques et infiniment délicat à appliquer : autour de Paris, certes, on ne peut le nier, les analyses de la Commission municipale de Montsouris, ont théoriquement démontré l’innocuité de l’épandage, dans la grande majorité des points où il s’exerce. Mais n’oublions point que le sous-sol tertiaire de Paris, malgré ses calcaires fissurés, doit, par places, un pouvoir épurateur spécial à ses fréquentes intercalations de sablés divers. Qu’une faille ou un accident géologique souterrain quelconque (fontis ou cloche de gypse, sable-boulant mis en liberté, etc.) dérange l’état normal du sous-sol, il peut, par cette échappée, par cette solution de continuité dans le filtrage, se produire une contamination imprévue d’où naîtra une épidémie. En terrains franchement fissurés l’épandage ne doit pas être permis. »

Pour bien faire voir comment le déversement des eaux d’égouts et industrielles doit être désormais réglemente, adressons-nous au meilleur mode de démonstration scientifique que nous possédions : la photographie. Dans les fig. 1 et 2 nous voyons la ville de Verneuil (Eure), foyer à peu près permanent de fièvre typhoïde, contaminer les eaux de ses puits par les cabinets d’aisance et les lavoirs installés sur les divers bras de l’Iton forcé : de là, aux infiltrations qui peuvent souiller les sources (?) de la Vigne et de l’Avre, il n’y a qu’un pas ; malgré les plus âpres dénégations, il est certain que ce pas a été plus d’une fois franchi, de Verneuil à Paris, par l’insaisissable bacille d’Eberth ! Dans l’Eure encore, la commune de Thiberville utilisait (en octobre 1904) comme dépôt d’ordures (fig. 2, n°5) une bétoire (puits absorbant naturel) où les pluies amènent les eaux vannes de deux usines : à 2 km. en aval et 50 m. plus bas seulement, une source (?) (fig. 2, n° 6), actuellement transformée en lavoir, ne peut pas être sans relation avec les infiltrations de la bétoire. Dans un rapport officiel j’ai dû m’opposer au captage de cette source (?). Dans l’Eure encore, à Conches, la fig. 2, n°4, montre comment la source du Rouloir est respectée par l’usine, qui est construite juste en dessous de l’émergence. Et voici dans le Doubs, à Pontarlier, le portrait de l’usine Pernod reconstruite (en 1902), après l’orage et l’incendie du 11 août 1901 qui (par les puisards de l’usine, dit-on) conduisirent des déversements d’absinthe jusqu’à la résurgence de la Loue où M. Berthelot les a reconnus, à 15 km de distance ! Plus naturellement encore, la mare de Francheville (Côte-d’Or) dirige, par les fissures de son fond ou de ses bords, tous les écoulements du village (fig. 2,n° 2) vers le réservoir souterrain du Creux Souci [2] ; de même, la mare de St-Christol (fig. 2, n° 1), près Sault, sur les plateaux criblés d’avens (et peuplés de 10 000 agriculteurs) de Vaucluse, infiltre ses eaux croupissantes vers les canaux dont la puissante concentration jaillit de la Fontaine de Laure et Pétrarque ! J’ai choisi au hasard ces exemples dans mes collections de centaines de clichés non moins probants ! Tel est, en France, au XXe siècle, le régime sanitaire des eaux de rivières et des sources.

Les circulaires des 1er juin et 20 août 1906 sont un grand effort vers la réforme qui s’impose ; mais ces bienfaisants préliminaires ne s’appliquent encore qu’aux déversements dans les cours d’eau non navigables ni flottables et qu’aux épandages ; il faut que de pareilles précautions soient prises pour les autres rivières et s’étendent à toutes les opérations susceptibles de contaminer les sources ou les nappes phréatiques, aussi bien qu’à l’évacuation des résidus industriels dans les puits perdus. La France attend sa législation pour la protection générale de toutes ses eaux !

Dans ce but un décret du 25 mars 1907, rendu sur la proposition du ministre de l’Agriculture, vient de charger une commission spéciale « d’étudier les mesures législatives et administratives nouvelles à édicter pour compléter les prescriptions existantes concernant la police et la conservation dés cours d’eau non navigables ni flottables, des sources et des nappes souterraines, en vue de sauvegarder leur utilisation ».

Puisse-t-elle aboutir à de prompts et efficaces résultats !

Édouard-Alfred Martel

[1Avec la collaboration de MM. Rolants, Boullanger, Constant, Massol ; in-8°, 314 pages, IV pl., 45 fig. Masson, éditeur. Voy. notre article sur le 1e volume, au n° 1721 de La Nature, 19 mai 1906.

[2Voy. n°1690, 14 octobre 1905

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