Depuis l’introduction de la lamentable pratique du tout à l’égout, la majorité des grandes villes contaminent d’effroyable manière les cours d’eau qui les traversent : surtout quand, comme à Paris, un unique réseau d’égouts, selon le système unitaire, véhicule aussi bien les eaux vannes que les eaux d’arrosage (qui les doublent) et même que les eaux pluviales (qui les décuplent) ! Aussi les recherches les plus complexes sont-elles en cours depuis longtemps pour pallier la pollution des rivières.
Le système épuratif ou d’un double réseau d’égouts, qui n’envoie au cours d’eau que les écoulements les moins contaminés, et conduit les autres (moins abondants) aux usines d’épuration, est très prisé, mais fort coûteux, et impossible en somme à installer dans les cités déjà pourvues d’égout.
Le fameux épandage, objet de si passionnées controverses pour la ville de Paris, n’est, il faut absolument l’avouer, applicable que d’une trop restreinte manière : il est dangereux dans tous les terrains calcaires (même tertiaires), dont les fissures risquent de provoquer la contamination permanente des nappes phréatiques et des réseaux d’eaux souterraines alimentant les émergences.
Restent en présence les procédés biologiques (essayés par Dibdin dès 1895) et chimiques. De ceux-ci nous avons déjà dit un mot (La Nature N° 1668,13 mai 1905, Inform., p. 95), à propos des expériences confiées à M. le Dr Calmette, directeur de l’Institut Pasteur de Lille, par la Caisse des recherches scientifiques. Ces expériences ont donné de tels résultats qu’en mai 1905, le Conseil général de la Seine a décidé de les poursuivre à Ivry près Paris (V. La Nature, N° 1672, 10 juin 1905, Inform., p. 5). En décembre 1905, l’Académie des sciences morales et politiques décernait à M. le Dr Calmette le prix Audiffred (15000 francs). Aussi bien le Dr Calmette a-t-il publié il y a peu de temps un travail capital sur ce sujet, si important que nous regrettons de n’avoir pas pu, faute de place, en donner plus tôt au moins une sommaire analyse : voici à grands traits, en suivant le Dr Calmette dans les principales lignes de son magistral exposé [1] , et en négligeant les détails de la pratique, comment se présente la question et quels résultats son étude a produits. Le traitement mécanique des eaux d’égout par la décantation, ou le traitement chimique par des réactifs tels que la chaux, les sulfates d’alumine, ferrique, les chlorures ou hypochlorites alcalins, réalise la précipitation chimique, qui enlève à l’eau ses matières albuminoïdes coagulables et ses corps flottants, mais qui ne l’épure qu’incomplètement.
La réelle épuration exige que les matières organiques soient totalement dissociées et réduites en matières minérales, c’est-à-dire en nitrates libres, acide carbonique, hydrocarbures gazeux et eau.
Seuls les microbes ou la combustion directe par le feu peuvent effectuer cette décomposition moléculaire. La combustion est impraticable, à cause de la dépense énorme de combustible qu’elle exigerait. Restent donc les microbes, agents naturels par excellence de toutes les décompositions végétales ou animales. C’est la connaissance de leur rôle qui a conduit à la récente découverte des procédés dits d’épuration biologique. Comment peut-on les appliquer au traitement des eaux d’égout ?
En règle absolument générale ces eaux renferment :
- Des substances ternaires (carbone, oxygène et hydrogène).
- Des substances quaternaires (carbone, oxygène, hydrogène combinés à l’azote).
Les substances ternaires sont désintégrées surtout par des microbes anaérobies, c’est-à-dire qui peuvent vivre à l’abri de l’oxygène de l’air.
Les substances quaternaires (foisonnant dans les résidus d’abattoirs, tanneries, vacheries), sont désintégrées aussi bien par les espèces anaérobies que par les aérobies (mises en présence de l’air).
Les eaux d’égout renferment encore des substances minérales (sable, charbon, argile,sels).
Avant d’opter pour un procédé d’épuration, il faut au préalable, par des analyses chimiques et des mensurations exactes, préciser la composition moyenne et les quantités d’eau à épurer.
L’énorme avantage de l’épuration exclusivement biologique est double : d’abord la suppression des houes si encombrantes [2] et celle des réactifs ; ensuite une purification bien plus parfaite, grâce à la désintégration totale des matières organiques,. qui est substituée à la simple précipitation des matières ..
Pour M. le Dr Calmette, l’épandage avec ou sans utilisation agricole est, théoriquement, le plus simple et le plus naturel des procédés d’épuration biologique. Mais pour l’immense ville dé Paris ; il se heurte, pratiquement ; à la difficulté des espaces et de la nature des terrains nécessaires. Dans l’épandage, ce sont les microbes de la terre végétale qui désintègrent et’ minéralisent la matière organique contenue aux eaux d’égout ; c’est le sol qui fixe cette matière organique dissoute, comme une teinture dans un tissu. Mais il faut que l’eau ne le traverse pas trop rapidement. Comme les plus favorables terrains d’épandage (avec culture), ne peuvent absorber et épurer par jour et par mètre carré plus de 10 à 11 litres d’eau d’égout, ce système (sans parler des frais d’établissement, de réseau souterrain, de drainage et d’irrigation) est extrêmement coûteux : en fait, il n’est permis qu’aux grandes villes entourées de vastes terrains sablonneux [3] , très absorbants et peu coûteux.
D’autre part, on ne doit pas exagérer le rôle épurateur de la culture ; et c’est une erreur que de développer l’utilisation des eaux d’égout dans la culture maraîchère. L’hygiène se refuse à admettre le déversement, à proximité de légumes consommables crus, d’eaux contenant encore des matières fécales non dissoutes.
Depuis 1888, les essais de filtration intermittente ont bien réussi aux États-Unis ; mais ce procédé requiert aussi des surfaces considérables et il accumule, sur les lits de sable, des boues qu’il faut fréquemment racler. On estime que l’épandage avec utilisation agricole peut coûter annuellement environ 2 francs par an et par habitant. Quant à l’épuration chimique elle revient à 2,25 fr et ses résultats sont moins bons. En, vérité la solution la plus économique et la plus pratique, parce qu’elle est applicable partout, c’est l’épuration artificielle par les procédés exclusivement biologiques, qui ramènent toutes les matières organiques à l’état.d’éléments minéraux.
L’épuration biologique artificielle, en effet, permet d’accélérer, de régler à volonté le travail des microbes, tandis que l’épandage, ou la filtration intermittente, laissent les phénomènes s’accomplir selon les caprices locaux de l’atmosphère et de là géologie ; et surtout elle procure, dans un temps très court, et avec des surfaces très réduites, le traitement .de quantités d’eaux considérables. Sans entrer dans .de trop techniques détails, on peut dire que l’épuration biologique artificielle .dés eaux d’égout se partage en quatre phases :
- Séparation des résidus solides non putrescibles (sable, gravier, scories, charbon, débris de fer, de pierres, etc.).
- Dissolution des matières organiques par fermentation anaérobie, avec gazéification partielle.
- Fixation de ces matières organiques dissoutes sur des substances capables de constituer le support des microbes oxydants aérobies.
- Transformation, par les microbes, des matières azotées dissoutes et fixées, en nitrites puis en nitrates solubles, et des matières ternaires en produits gazeux et en eau.
Dans la première phase, uniquement mécanique, le rôle des microbes est nul.
La réelle épuration ne débute qu’avec la seconde phase, où l’on reçoit l’eau, débarrassée des minéraux non putrescibles, dans des bassins installés pour la production rapide et abondante des ferments anaérobies (fosses septiques).
En sortant de ces bassins, l’eau gagne les lits d’oxydation ou lits bactériens, couche plus ou moins épaisse soit de scories ou mâchefer, soit de coke, soit de briques concassées ; toute la masse de ces lits doit être alternativement immergée ou aérée.
Les recherches de M. Calmette visaient l’application aux grandes villes, c’est pourquoi l’on a choisi l’égout collecteur de la Madeleine, près Lille, qui se déverse, dans la Basse-Deule, avec un débit moyen de 500 et 700 mètres cubes par vingt-quatre heures en temps de sècheresse.
Les plans de cette station, désormais fameuse, d’expériences comprennent :
- Deux fosses septiques de 250 mètres cubes de capacité chacune, l’une ouverte à l’air libre, l’autre couverte ;
- Quatre lits bactériens de contact, pouvant recevoir chacun 68 mètres cubes d’eau à chaque remplissage ;
- Plusieurs petits lits bactériens pourvus de dispositifs mécaniques pour la distribution automatique de l’eau à épurer ;
- Une usine pour les essais d’épuration chimique, avec bassins de décantation et force motrice . pour élever l’eau ;
- Enfin, les bassins de jauge, un laboratoire et des appareils enregistreurs de débit et de température.
Les quantités totales de matières en suspension et de matières dissoutes minérales ou organiques, entrant journellement dans les bassins sont d’environ :
Matières minérales | En suspension | 535 kg |
En solution. | 575 kg | |
Total. | 710 kg |
Or, les deux fosses septiques, mises en service le 4 juillet 1904, n’ont jamais été vidées ni nettoyées ; au bout d’une année entière de fonctionnement, les boues étaient si insignifiantes qu’on a jugé inutile de les enlever.
Les fosses septiques ont reçu et dissous en un an, par les seules actions microbiennes, 102 tonnes de matières organiques en suspension, soit 280 kilogrammes par jour.
La fosse septique est l’organe destructeur des matières hydrocarbonées, tandis que les lits bactériens réalisent surtout l’épuration définitive des eaux en ce qui touche les matières azotées.
Le tassement des lits de scories a été trouvé presque nul ; le colmatage des rigoles de distribution était également négligeable.
Donc les mêmes scories fourniront pendant des années une nitrification très suffisante, ce qui est le point capital du problème. Il sera sans doute inutile de labourer ou de renouveler leurs couches superficielles avant cinq ou six ans.
Par conséquent, l’entretien des lits n’entraîne plus d’autre dépense que la manœuvre des vannes assurant les périodes d’immersion ou d’aération alternative.
Les microbes nitrificateurs, en somme, achèvent, au sein des lits bactériens, la décomposition des matières azotées, par la transformation en nitrates des sels ammoniacaux qu’ont produits les autres espèces microbiennes.
Les lits bactériens de contact sont très simples à construire, peu coûteux à établir et durent presque indéfiniment avec un entretien quasi nul. Cependant, leur capacité d’épuration se bornant à environ 500 litres par mètre carré de surface et par vingt-quatre heures (avec trois remplissages), ils requièrent encore d’assez vastes espaces de terrain. Aussi a-t-on recherché, surtout en Angleterre, des dispositifs mécaniques pour augmenter leur capacité épuratoire sur une même surface, et même pour supprimer les alternances d’immersion et d’aération. C’est ce qu’on nomme les lits bactériens à percolation, subdivisés en cinq groupes, selon leur mode de distribution.
- 1° Les pulvérisateurs à pression ;
- 2° les tourniquets hydrauliques, ou sprinklers ;
- 3° les mâchoires à renversement ;
- 4° l’égouttage direct :
- 5° les siphons à décharges intermittentes.
1° Dans les systèmes pulvérisateurs on place sur la surface d’un seul lit bactérien, épais de 2 à 5 mètres, des tuyaux métalliques (tous les 1,50 m. environ), pourvus d’un ajustage pulvérisateur spécial.
Ce réseau de becs pulvérisateurs projette l’eau d’égout en pluie fine sur les scories, avec une hauteur de chute d’environ 1 mètre. L’eau traverse tout le lit sans y séjourner et s’écoule aussitôt par le drainage sous-jurent. Ce dispositif est extrêmement coûteux à cause de la multiplicité des canalisations métalliques.
2° Tourniquets hydrauliques ou sprinklers, — A Leeds, par exemple, l’eau arrive au centre d’un lit bactérien circulaire, dans l’axe d’un distributeur à deux ou quatre bras ; ces bras sont constitués par des tuyaux métalliques percés de petits trous et animés d’un mouvement rotatoire autour de l’axe. Très coûteux aussi, les sprinklers sont souvent contrariés par les vents, qui empêchent la distribution uniforme de l’eau sur les diverses portions des lits.
5° Gouttières à renversement. — Le colonel Ducat, à Londres, a essayé, également à Leeds, un filtre pour les eaux d’égout brutes, sans passage préalable par fosse septi que ; avec 45 mètres carrés de surrface, ce filtre avait une hauteur de 5 mètres, l’eau s’y déversait alternativement sur chacune des secctions du lit, au moyen de gouttières à renversement automatique. D’abord satisfaisants, avec une marche de six heures sur vingt-quatre, et un débit de 1200 litres par mètre carré et par jour, les résulltats, au bout d’un mois, révélèrent un colmatage de scories qui fit interromprc le fonctionnement.
Le distributeur rotatif de Fiddian (à Walsall, à Birmingham, à Liverpool, et aussi à la Madeleine Lille), est meilleur. C’est une roue cylindrique, de 25 à 38 centimètres de diamètre, qui recouvre une série d’augets. Le remplissage successif de ceux-ci produit un mouvement circulaire de rapidité proportionnelle à la quantité d’eau introduite. Leur vidange s’effectue à la surface des scories au fur et à mesure de la rotation de l’appareil. L’épuration est parfaite après.
La nitrification est très rapide et très active dans le lit bactérien par le distributeur Fiddian, solide et insensible à l’effet des vents.
4° l’égouttage direct. — A Bristol, M. Stoddart distribue l’eau par égouttage direct, en plaçant sur des .lits bactériens, tout près des scories, une espèce de couvercle en tôle ou en zinc, creusé de gouttières parallèles, les arêtes de ces gouttières portant de petites fenêtres losangiques. Mais ce système, très simple, offre l’inconvénient de gêner la circulation de l’air à la surface des lits ; de plus, les gouttières sont souvent envahies par des moisissures qui finissent par intercepter ’la circulation de l’eau.
5° Siphons à décharge intermittente. — M. Calmette a adopté de simples siphons à amorçage lent ct à déversement rapide, qui réalisent une véritable percolation intermittente des lits bactériens.
L’eau ainsi évacuée s’infiltre à travers des scories sur toute la hauteur du lit bactérien ; elle en sort au bout de quelques minutes complètement débarrassée des matières organiques qui adhèrent aux scories. Le lit bactérien doit avoir une épaisseur d’au moins 1,75 m. ; alternativement on le mouille et on l’aère de haut en bas par périodes dont l’intermittence est exactement fixée.
Quant à l’épuration des eaux d’égout par les procédés chimiques, M. Buisine l’a expérimente aussi à la Madeleine, par comparaison avec les procédés biologiques. Le principe de l’épuration chimique est l’addition de certains réactifs chimiques à l’eau contaminée ; il en résulte une double décomposition entre le réactif et les sels renfermés dans l’eau, un précipité qui, à la fois, englobe toutes les matières en suspension, et retire à l’eau une portion plus ou moins notable des matières organiques en dissolution. On obtient ainsi une clarification et une épuration au moins partielle (sulfate ferrique, chlorura ferrique, sels ferriques de chlorure de chaux ou’ permanganate de chaux, etc.).
Il faut reproduire au moins les conclusions finales suivantes du mémoire du Dr Calmette. « Lorsqu’on aura à épurer de très grands volumes d’eau et qu’on n’éprouvera pas trop de difficultés à se procurer les surfaces nécessaires, on adoptera avantageusement la méthode de distribution intermittente sur lits bactériens à double contact.
« Lorsque l’épuration devra porter sur un volume inférieur à 10000 mètres cubes par jour, il sera la plupart du temps avantageux de recourir aux filtres bactériens à percolation avec distributeurs automatiques (Fiddian, Sprinklers, ou, plus simplement, siphons à chasses intermittentes).
« Dans tous les cas, on ne devra jamais considérer comme potables les eaux épures par l’un quelconque des systèmes biologiques, pas plus d’ailleurs que celles épurées par les procédés chimiques ou l’épandage .Ces eaux renferment toujours des microbes en plus ou moins grand nombre et quelques-uns de ceux-ci peuvent accidentellement appartenir à des espèces pathogènes [4] .
« S’il arrivait qu’on fût obligé de s’en servir immédiatement, ou de les déverser dans un cours d’eau à faible débit servant à l’alimentation d’une ville ou d’un village, ou dans la mer au voisinage de parcs à huîtres, il faudrait réaliser leur purification bactériologique complète, soit par des filtres à sable fin (dont un type très recommandable est le filtre américain à grand débit Jewel), soit par les appareils beaucoup plus efficaces de stérilisation par l’ozone.
« La seule chose qu’on soit en droit d’exiger légitimement des villes est qu’elles rendent, aux rivières ou aux fleuves, des eaux dont le degré de pollution ne soit pas sensiblement plus élevé que celles qu’elles leur ont elles-mêmes empruntées. »
J’ajouterai que les partisans, encore trop nombreux, du tout à l’égout et de sa funeste conséquence directe, l’épandage, ont objecté à M. le Dr Calmette que ces essais étaient plutôt des expériences de laboratoire que des procédés en grand, applicables aux villes importantes. Il a suffi de rappeler que la station scientifique de la Madeleine épurait 500 mètres cubes d’eau d’égout par jour, pour réduire cette observation à néant. D’ailleurs en Angleterre, la grande ville de Birmingham (plus de 500 000 habitants) traite ses eaux d’égouts par l’épuration biologique. Il faut souhaiter que les progrès et perfectionnements de celle-ci ne tardent pas à donner le coup de grâce aux regrettables errements de l’épandage agricole !