Épuration et utilisation des eaux d’égout

La Nature N°197 - 10 Mars 1877
Mardi 11 janvier 2011 — Dernier ajout samedi 26 septembre 2015

Cet article présente l’ouvrage suivant :

Préfecture de la Seine, — Assainissement de la Seine, épuration et utilisation des eaux d’égout, t. I. Enquête ; t. II. Annexes, Documents administratifs : 3 volume in-8°, chez Gauthier-Villars, 1876.

La Nature à déjà entretenu ses lecteurs [1] des importants essais tentés dans la presqu’île de Gennevilliers, pour employer à l’irrigation les eaux d’égout que le grand collecteur déverse actuellement dans le Seine.

Qu’il soit impossible de continuer à jeter dans le fleuve le flot noir du collecteur d’Asnières, tout le monde en convient. La rive droite de la Seine est constamment soumise aux émanations de ces masses d’eau qui dégagent des gaz infects, les propriétés des riverains sont devenues inhabitables ; les matières solides entraînées par l’égout se déposent à peu de distance de son orifice, de là, la nécessité de fréquents dragages très coûteux. Enfin une considération plus importante encore impose la purification des eaux. On sait, en effet, aujourd’hui, que le mélange des eaux d’égout avec les eaux potables, constitue un danger des plus sérieux pour les populations qui doivent employer aux usages domestiques ces eaux infectes ; des maladies graves, telles que le choléra, la fièvre typhoïde, paraissent se communiquer par les eaux contaminées par les déjections des malades, et on conçoit combien il est imprudent, dangereux, barbare, de les jeter dans lm fleuve qui baigne avant d’arriver à la mer des villes et des villages très peuplés.

L’eau d’égout ne doit donc pas être mêlée aux eaux des fleuves, et trois solutions se présentent à l’esprit : construire un canal qui conduise l’eau jusqu’à la mer, épurer l’eau par des procédés chimiques, ou encore employer l’eau aux irrigations.

Les villes voisines de la mer, comme Londres, ont simplement continué leurs collecteurs jusqu’aux points où ils débouchent dans de l’eau trop saumâtre pour pouvoir jamais servir de boisson ; la question de salubrité est ainsi résolue, mais on a laissé de côté l’utilisation du suage [2] ; on a essayé, il est vrai, à diverses reprises, de créer des sociétés industrielles, qui devaient conduire les eaux d’égout au travers des terres jusqu’aux rivages de la mer du Nord ; ces compagnies pensaient trouver dans la vente de l’eau aux cultivateurs une ressource suffisante pour les rémunérer des dépenses de canalisation à effectuer ; le public n’a pas partagé ces espérances, aucune de ces tentatives n’a réussi, les compagnies n’ont pu réunir les capitaux nécessaires pour continuer les travaux commencés, et l’opinion de beaucoup d’esprits éclairés en Angleterre est que l’utilisation des eaux d’égout par l’agriculture présente de grandes difficultés, et que bien souvent au lieu de tirer un bénéfice de la vente de ces liquides infects, les villes devront consentir à indemniser les cultivateurs qui les recevront sur leurs terres.

On a proposé à la ville de Paris de suivre l’exemple donné par la ville de Londres, et de construire un canal pour jeter l’eau d’égout à la mer, mais les dépenses étaient tellement élevées, qu’on a reculé ; il faut bien reconnaitre en outre, qu’il était cruel de perdre sans aucun profit des liquides infects, il est vrai, mais qui constituent, quand ils sont convenablement employés, un précieux engrais.

En Angleterre comme en France, on a tenté l’épuration par les moyens chimiques ; le procédé de M. le Chatelier qui consiste à faire couler dans l’eau d’égout, rassemblée dans des bassins d’épuration, du sulfate d’alumine, dont la base, mise en liberté par l’ammoniaque des eaux, entraîne dans sa précipitation toutes les matières tenues en suspension dans le liquide, le plus parfait certainement de ces procédés, a été jugé d’une application trop difficile et trop coûteuse. Il exige la construction de bassins de grandes dimensions (voy. fig. 1), dans lesquels les eaux séjournent pendant un temps suffisant pour que la précipitation ait lieu ; l’eau qui surmonte le précipité est devenue claire et inodore sans doute, et quand elle s’écoule en cascades limpides, il semblerait qu’elle pût être impunément renvoyée au fleuve ; mais la purification n’est qu’apparente, et cette eau limpide renferme encore les matières dissoutes qui résistent pour la plupart à l’action du sulfate d’alumine. La précipitation ne porte que sur les matières en suspension.

Si les matières précipitées qu’on recueille de temps à autre, après avoir vidé les bassins au moyen des grandes vannes que montre notre dessin, avaient pu être vendues utilement, on aurait trouvé une compensation aux dépenses ; mais il n’en a pas été ainsi, les cultivateurs n’ont pas voulu les acquérir, et ce procédé a été définitivement abandonné.

Il restait donc à étudier les conditions dans lesquelles les eaux peuvent être utilement employées aux irrigations.

Un jardin d’essai fut créé à Gennevilliers ; les eaux de l’égout remontées par une puissante machine, dont La Nature a donné le détail en 1873 furent conduites sur un sol bien aménagé, où les eaux coulent des canaux de distribution qui longent un chemin, dans des rigoles régulièrement creusées à un mètre environ les unes des autres.

Les résultats obtenus ainsi dans le jardin d’essai de la ville de Paris (fig. 2) avaient été des plus brillants, la rapidité de croissance, la vigueur des plantes dont les racines étaient baignées par l’eau d’égout, leur qualité, la possibilité de cultiver des plantes industrielles d’une grande valeur, notamment la menthe poivrée, avaient fait espérer que la solution était trouvée, et qu’on pourrait déverser les 100 millions de mètres cubes d’eau qui coulent annuellement dans les collecteurs sur les 2 000 ha de la presqu’île de Gennevilliers, à raison de 50 000 m³ par hectare et par an.

Les ingénieurs de la Ville construisirent bientôt en effet, une usine plus puissante que celle qui avait servi d’abord à leurs essais, et commencèrent à jeter sur le sol sablonneux de Gennevilliers qui paraissait se prêter très bien à cette filtration, des flots d’eau noire. Mais les résultats furent loin d’être aussi favorables que ceux qu’on avait obtenus d’abord ; les eaux ne s’écoulèrent pas aussi vite qu’on l’avait pensé, elles restèrent stagnantes sur certains points. Cependant une odeur infecte déterminait, d’après quelques médecins, des cas de fièvres paludéenne ; en même temps le niveau de la nappe d’eau souterraine s’élevait dans toute la presqu’île, les puits se chargeaient d’eaux mal dépouillées des principes du suage ; dans des caves apparaissaient des suintements d’eau d’égout, et les habitants de Gennevilliers, d’abord favorables aux irrigations, faisaient entendre les plaintes les plus vives. Ainsi qu’il arrive d’ordinaire on exagéra le mal. On affirma que la terre perdait après quelques années sa puissance de filtration, que les matières solides amenées par l’eau d’égout finissaient par former à la surface du sol un feutre impénétrable au liquide, et qu’il fallait renoncer à l’idée d’employer utilement les eaux d’égout aux irrigations.

La question était grave, et l’Administration provoqua une sérieuse enquête pour reconnaître l’état des choses et donner son opinion sur l’avant-projet des ingénieurs de la Ville qui reconnaissant qu’on ne pouvait déverser toutes les eaux d’égout amenées par l’égout de Clichy sur la presqu’île de Gennevilliers, proposent de les conduire jusque dans la forêt de Saint-Germain, en leur faisant traverser une seconde fois la Seine entre Argenteuil et Bezons, puis une troisième fois au-dessous de Sartrouville, pour irriguer la partie septentrionale de la forêt de Saint-Germain (voy. la carte ci-dessus).

La commission, présidée par M. Bouley, membre de l’Institut, eut un grand nombre de séances ; elle alla visiter Gennevilliers, reçut les dépositions des intéressés, et chargea enfin un chimiste distingué, M. Schlœsing, du soin de rédiger un rapport sur ses travaux.

On a fait, depuis une dizaine d’années, en Angleterre, de grands efforts pour employer les eaux d’égout aux irrigations ; les acolytes des suages, avant et après leur passage au travers du sol, ont conduit à ce résultat très intéressant, que dans un sol convenablement aéré, l’ammoniaque contenue dans l’eau est brûlée pendant son parcours, et arrive au bas de sa course à l’état d’acide azotique ; les matières organiques éprouvent une combustion semblable, de telle sorte que si la filtration a lieu dans des conditions convenables, non seulement l’eau abandonne, pendant son passage au travers du sol, toutes les matières qu’elle tenait en suspension, mais se dépouille complétement de toutes les matières organiques dissoutes : elle ne renferme plus que des produits complétement oxydés, acide carbonique, acide azotique, acide sulfurique, unis à des bases et notamment à la chaux ; ces eaux sont donc d’une innocuité parfaite.

La condition pour que cette combustion soit complète, c’est que les eaux séjournent pendant un temps convenable dans un sol bien aéré : de là, la nécessité de ne pas jeter sur le sol des quantités d’eau quelconque qui finissent par l’imbiber complétement et par en chasser tout l’air ; de là, la nécessité de favoriser l’accès de l’air, et en même temps l’écoulement de l’eau, par le drainage de toutes les parcelles qui doivent être irriguées.

Il semble en outre que la terre végétale ait une propriété spéciale de provoquer la nitrification, qui n’appartiendrait pas à tous les corps poreux, mais qui serait due à la présence dans le sol cultivé d’un véritable ferment. C’est au moins ce qu’ont annoncé récemment MM. Schloesing et Muntz. Ces savants chimistes comparent l’oxydation de l’ammoniaque dans le sol à celle de l’alcool en acide acétique ou en acide carbonique et en eau. Cette oxydation de l’alcool se produit, comme on le sait, sous l’influence des ferments organisés qui se rencontrent dans les tonneaux où se fabrique le vinaigre et qui parfois existent également dans le vin.

Quoi qu’il en soit, la commission admet, en principe, l’épuration de l’eau d’égout par le sol ; elle repousse absolument l’idée que la terre perd après quelque temps ses propriétés filtrantes ; elle croit seulement que l’application faite à Gennevilliers dans ces derniers temps avait été mal conduite. La terre était imbibée d’eau au point de ne plus pouvoir en contenir davantage ; mais en activant l’écoulement par le drainage, en ne versant que des quantités modérées, on peut être assuré que la purification aura lieu.

La commission approuve donc le projet qui avait été soumis à son étude, et qui va s’étendre .sur une surface infiniment plus grande que celle que les ingénieurs avaient voulu employer d’abord.

La conduite principale, dont on suit facilement la marche sur notre carte part de Clichy et ne s’arrêtera qu’à la forêt de Saint-Germain ; elle comprendra six branches secondaires, savoir : la branche de Gennevilliers, la branche des Carrières-Saint-Denis, la branche d’Argenteuil, la branche de Sartrouville-le-Pecq, la branche d’Achères, enfin, celle de Nanterre qui ne parait pas aussi complètement décidée que les précédentes. La surface arrosable serait, en y comprenant Nanterre, de 6654 hectares.

Ce chiffre pour les 100 millions de mètres cubes des collecteurs, représente 16 000 m³ par hectare et par an ; ce qui n’a rien d’excessif et ce qui permettrait sans doute une bonne épuration si les prescriptions de la commission sont exécutées. Elle déclare, en effet, « qu’il est de nécessité absolue de drainer le sol partout où l’irrigation est ou sera établie, afin que la nappe souterraine ayant un libre écoulement, le sol filtrant conserve au-dessus d’elle l’épaisseur nécessaire à l’épuration. » Elle déclare, en outre, « que le système de liberté absolue, laissé jusqu’ici aux cultivateurs quant à l’emploi des eaux, est incompatible avec les conditions d’une bonne épuration ; il est indispensable que l’Administration règle les intermittences et les doses des arrosages, de telle sorte que l’eau demeure dans le sol filtrant tout le temps nécessaire pour être complètement épurée. »

On craint, en effet, que des cultivateurs ayant le droit de prendre les eaux en quantité quelconque n’inondent leurs terres pendant l’hiver, de façon à les colmater par les matières laissées en suspension dans l’eau, et ne soient conduits ainsi à faire passer au travers du sol des quantités telles, que l’épuration n’ait pas lieu.

La commission pense que l’extension des irrigations prévues par l’avant-projet suffira pour détourner de la Seine la totalité des eaux d’égout. Je ne sais si la commission se fait sur ce point de grandes illusions, car on voit qu’elle se hâte d’ajouter : « Dans le cas contraire, il faudra prolonger la canalisation au delà de la forêt de Saint-Germain , afin de trouver le complément de surface nécessaire. »

C’est là bien probablement ce qui arrivera. On trouvera, sans contredit, des preneurs sur tout le parcours des canaux ; mais on ne les trouvera qu’autant qu’on n’imposera pas aux cultivateurs un maximum d’eau à recevoir. Là est toute la difficulté ; le collecteur fonctionnant toujours, il faut que l’eau soit constamment jetée sur le sol pour s’épurer. Or, la culture ne peut pas avantageusement prendre de l’eau d’une façon constante. Elle la prendra tel jour en quantité considérable, tel autre en proportion moindre ; enfin, à tel autre moment, elle la refusera énergiquement. Il est donc de toute nécessité que le parcours du canal soit assez étendu pour que les eaux refusées sur un point, trouvent preneur sur un autre.

En résumé, la solution à laquelle s’arrête la commission est très sage. Il y a deux faits acquis : quand la filtration est bien faite par le sol, l’eau est parfaitement épurée ; quand l’eau est donnée avec mesure, la végétation en profite largement. Il faut donc étendre les surfaces d’arrosement, de façon à ne jamais noyer le sol, car alors la culture souffre et l’épuration n’a pas lieu.

Ce ne sera pas sans une grosse dépense qu’on réussira à prolonger le canal d’arrosage. En effet, l’avant-projet approuvé par la commission prévoit 4 millions de francs pour l’usine et la branche principale, et 1 million pour les branches secondaires ; soit 5 millions en tout, non compris les dépenses déjà faites à Gennevilliers, qui se montent à 1 600 000 francs.

Voilà de grosses sommes ; mais il est probable qu’elles seront votées, et que même à ce premier crédit, dans quelques années, s’en ajoutera un second qui aura pour effet de faire traverser la Seine une quatrième fois au canal distributeur des eaux d’égout, pour le conduire plus loin dans la vallée de la Seine. Sur presque tout le parcours du fleuve, cette vallée est assez large, en effet, pour offrir de larges surfaces à l’irrigation, La ville de Paris n’aura pas à regretter ces dépenses ; car non seulement elle aura assuré l’assainissement du fleuve ; non seulement, si l’irrigation réussit bien, elle pourra substituer au système actuel des vidanges, si désagréable et si barbare, un écoulement constant de toutes les immondices aux égouts ; mais elle aura eu, en outre, la gloire de donner la première la solution d’un des problèmes les plus difficiles à résoudre qui aient jamais été posés à l’art de l’ingénieur.

[1Voy. t, l, 1873, p. 353.

[2Les Anglais désignent ainsi les eaux d’égout chargées des matières des vidanges

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