V. Les jus de pommes concentrés, gelées et pommées

Auguste Truelle, La Nature N°2291 - 25 Août 1917
Vendredi 12 août 2011 — Dernier ajout samedi 18 avril 2020

Pour compléter ma rapide étude des produits de transformation de la pomme, le fruit qui, par ses innombrables variétés tant pour la table que pour le pressoir, nous en fournit le plus et pendant tout le cours de l’année, il me reste à parler des jus ou sirops concentrés, gelées, pommées, cidres et vins de pommes. Je vais m’occuper aujourd’hui des trois premiers produits.

1. Jus ou sirops concentrés

Il en existe, aujourd’hui, deux sortes, en raison de leur origine : a) les fruits de table ; b) les fruits à cidre. Je vais en donner la préparation qui est quelque peu différente à cause de leur composition chimique.

1.1 Jus ou sirop concentré de pommes de table. - Il n’a été guère préparé qu’à l’étranger et notamment aux États-Unis, et c’est de ce pays que je tire le procédé suivant, car, au point de vue ménager, les premières indications détaillées me paraissent dues au chimiste américain H.-C. Gore [1], Je les résume en les adaptant à la confection d’un litre de ce sirop américain tel qu’il résulte de la concentration de 7 litres de jus naturel pur.

On verse ces 7 litres de jus, indemnes de toute fermentation, dans une bassine pouvant contenir 10 litres environ, afin que la mousse qui se forme au cours de l’opération ne puisse déborder ; on désacidifie en y mélangeant à froid et par fraction 32 gr. de carbonate de chaux lavé et pulvérisé et l’on porte à l’ébullition pendant quelques minutes, on écume. On verse ensuite le jus un peu refroidi dans de grandes cruches ou jarres en verre permettant d’observer l’état du liquide qu’on laisse déposer jusqu’à ce qu’il soit parfaitement clair. On décante alors la partie surnageante dans la bassine bien nettoyée en ayant soin de ne point entraîner de dépôt. On y ajoute une cuiller à thé rase de carbonate de chaux, on mélange et l’on porte à l’ébullition rapidement en veillant à ce que le liquide, qui mousse encore plus que dans la première chauffe, ne s’échappe pas de la bassine. On écume et l’on continue l’ébullition jusqu’à ce que la température monte à 104° C, ou ce qui est plus pratique pour la ménagère, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un septième du volume primitif, ou encore jusqu’à ce qu’une petite quantité rapidement refroidie et versée avec une cuiller coule avec une consistance sirupeuse, mais sans prise de gelée. J’estime que ce point doit correspondre entre 50° et 52° du pèse-sirop.

On verse le liquide dans les vases déjà indiqués où on le laisse refroidir très lentement. Cette lenteur est importante pour la préparation d’un sirop limpide, parce qu’elle permet au malate de chaux et aux substances coagulables de se déposer complètement. Le dépôt bien rassemblé, on décante soigneusement le sirop dans un chaudron, on le porte presque à l’ébullition et on le verse chaud dans des flacons à conservé stérilisés que l’on bouche aussitôt avec le système de fermeture qui leur est spécial. On peut aussi le verser, après refroidissement, dans des bouteilles que l’on stérilise et bouche comme dans le cas des fruits.

Le sirop obtenu dans ces conditions est un liquide clair variant du rouge vermeil intense à des nuances plus claires, en raison de la nature des pommes d’où provient le jus ; il possède un goût délicat et particulier assez semblable à celui que prend le sucre d’une pomme cuite au four.

Aux États-Unis, on l’emploie comme tous les autres sirops de table ; on peut aussi l’étaler sur le pain pour le goûter des enfants et le faire entrer comme adjuvant ou condiment savoureux dans la confection des poudings ou autres desserts dont je ne puis donner la formule, pour ne point abuser de la place.

1.2 Jus ou sirop concentré de pommes à cidre. - A n’envisager que le côté français, il est connu depuis une époque très reculée dans nos régions cidricoles, parce qu’il constituait la première phase de la confection de la « pommée », mais sa préparation n’était pas sortie de la cuisine des ménagères rurales : les livres spéciaux n’en parlaient pas. Sous la contrainte des nécessités créées par l’état de guerre, ce jus, aujourd’hui, joue un grand rôle alimentaire tant au point de vue industriel que ménager.

On en fabrique industriellement depuis deux ans dans quelques confitureries de Bretagne ; la concentration se fait dans le vide et à basse température, afin de conserver au jus le plus de fruité possible ou, tout au moins, de lui éviter le goût de cuit ainsi qu’une coloration brune résultant de la caramélisation des sucres en solution.

M. Warcollier a obtenu en 1909, en utilisant des appareils à concentrer le lait, des jus de très forte concentration sans production de goût de cuit. Ces jus, dont la concentration représentait huit fois leur volume de moût primitif, renfermaient 500 et même 650 gr. de sucre total par kilogramme.

Au point de vue ménager, le premier procédé connu me paraît dû à deux chimistes anglais MM. B. T. P. Barker et Otto Grove de The national Fruit and Cider Institute à Long Ashton près Bristol, qui l’ont publié, en 1914 [2], après une étude des principales variétés de pommes à cidre anglaises, douces, amères-douces, acerbes. Bien que ces trois catégories, entre les mains d’un chimiste, puissent seules ou en mélanges en proportions convenables donner de bons produits, je conseillerai aux ménagères, pour qu’elles soient à peu près certaines de la réussite, de n’opérer que sur des variétés douces, et, en particulier, sur les suivantes qui sont répandues dans les principaux centres cidriers ; Binet blanc, Bouteille, Marin-Onfroy, Peau-de-Vache, Rouge Bruyère, Rousse de l’Orne ou de la Sarthe, etc., et, d’une façon générale, sur celles qui, dans toutes les régions, ont leur nom précédé du qualificatif « Doux » ou « Douce ».

Voici une adaptation résumée de ce procédé ramené à l’obtention d’un litre de jus concentré. Il ne diffère essentiellement de celui des pommes de table que par l’absence de désacidification et par la réduction au 1/5 au lieu du 1/7 du volume primitif du jus. La raison de la non-neutralisation est due à ce que les pommes à cidre contiennent bien moins d’acidité et beaucoup plus de matières pectiques que les pommes de table.

Versez 6 litres de jus pur et limpide, sortant du pressoir, dans une bassine plate, portez à l’ébullition à feu nu jusqu’à ce que le jus soit réduit entre le 1/5 et le 1/6 de son volume primitif, ou encore lorsqu’il marque entre 30° et 32° au pèse-sirop ; écumez, puis mettez dans des bouteilles stérilisées bouchées hermétiquement, comme il a déjà été indiqué et conservez dans un endroit frais.

Il peut arriver que les jus de certaines variétés mucilagineuses et très mûres produisent au cours de l’ébullition un trouble plus ou moins épais par suite de la coagulation d’une partie des principes albumino-pectiques ; il y aurait lieu, alors, lorsque la réduction serait arrivée au tiers, environ, de clarifier le jus au moyen d’un ou de deux blancs d’œufs battus en neige, et, la clarification terminée, de continuer l’opération comme ci-dessus.

Le liquide ainsi obtenu constitue un sirop épais qui ne se prend pas en gelée, et il possède une couleur d’autant moins brune et un goût d’autant plus fin qu’il a subi moins longtemps l’action directe du feu. Aussi, n’étaient, à la ville, la pénurie du charbon et la longueur de la préparation, la ménagère ferait un produit beaucoup plus beau et fruité, si elle pouvait le préparer au bain-marie ou dans une bassine à double fond. Mais à la campagne, où le bois abonde, elle peut y recourir.

Ce jus est susceptible non seulement des divers emplois signalés à propos du jus de pommes de table, mais il peut encore servir à la propagation du cidre sans alcool que réclament les ligues de tempérance, à la fabrication, à toute époque de l’année, après addition d’eau et de levure, d’une boisson analogue au bon cidre, à la confection de gelées et de pulpes de fruits dont il est le principal .adjuvant quand elles sont de second choix.

2. Gelées

Jusqu’en 1913, sauf en Belgique et en Allemagne où les pommes douces entrent depuis très longtemps dans le « Beurre de Pommes » et l’« Apfelkraut », on ne connaissait que la gelée de pommes de table toujours préparée avec du sucre, excepté, cependant, aux États-Unis où on la confectionne depuis plus d’un demi-siècle par la concentration du jus de ces pommes. II est vrai que, lors de la fabrication de la « pommée », il aurait suffi de réduire un peu plus le sirop de pommes et de le laisser refroidir pour obtenir une gelée, mais on ne le faisait pas, et l’on peut avancer que, au point de vue ménager, c’est seulement depuis que les chimistes anglais Barker et Grove ont étudié cette question, que l’on a un procédé pratique de faire de la gelée de pommes à cidre. Ils l’ont modifié récemment pour en abréger la durée et assurer la prise de gelée ; en voici l’adaptation ramenée à 1 litre de gelée.

2.1 Gelée de pommes à cidre. - On mélange à 6 litres de jus de pommes non fermenté, 5 petites tasses à thé de marc finement divisé, provenant des mêmes fruits, on verse la mixture dans une bassine, on porte à l’ébullition et on laisse mijoter une demi-heure à une heure. On passe à la chausse et on fait bouillir le liquide limpide, aussi rapidement que possible, jusqu’à ce qu’il soit réduit au 1/6 du volume primitif. Cette concentration suffit généralement avec un grand nombre de variétés riches en matières pectiques, mais on est encore plus sûr quand on la pousse jusqu’au 1/7. J’estime qu’une cuisson, continuée jusqu’à ce que le sirop pèse chaud entre 32 à 33° au pèse-sirop, sera plus pratique pour la ménagère, qui devra du reste s’assurer, avant de la mettre en pots, qu’elle se gélifie bien par refroidissement.

Pour la beauté et la qualité de la gelée, il vaut mieux opérer comme je l’ai déjà dit pour le jus concentré ; pour être plus sûr d’avoir une gelée très claire, il faut, avant de le chauffer, mélanger au jus un blanc d’œuf battu eu neige, puis le marc de pommes et opérer ensuite comme il est indiqué ci-dessus ; le coagulum formé n’est enlevé que lorsqu’on passe le jus à la chausse.

2.2 Gelée de pommes de table. - Sa préparation ne diffère de celle du jus concentré du même genre de fruits que par un plus grand épaississement que l’on doit poursuivre jusqu’à ce que la prise de gelée ait lieu par refroidissement. Comme pour la gelée de pommes à cidre, la cuisson à la nappe, c’est-à-dire entre 32 à 33° au pèse-sirop, me paraît le meilleur moyen d’y parvenir. Il importe d’opérer autant que possible dans une bassine plate pour que la réduction se fasse plus rapidement : une ébullition prolongée nuit à la gélification, parce qu’elle transforme les principes pectiques dissous en composés peu gélifiables, en même temps qu’elle caramélise une partie des sucres et fait évaporer presque tout le parfum.

3. Pommées.

Il en existe plusieurs genres, qu’on appelle aussi, selon les régions cidrières, raisiné de Normandie ou compote normande aux pommes, mais le nom de « pommée » est plus particulier à la Normandie. Selon son mode de préparation, c’est une confiture ou une marmelade ; le procédé que j’indique, et que j’ai vu pratiquer dans le département de l’Eure, donne une confiture ; c’est, d’ailleurs, la pommée composée la plus simple.

On prend du cidre pur sortant du pressoir et aussi clair que possible, on le verse dans une bassine en cuivre bien étamée, on le fait bouillir jusqu’à ce qu’il soit réduit de moitié et, pendant ce laps de temps, on l’écume pour enlever le coagulum et la mousse qui se forment en assez grande abondance. A ce moment, on y ajoute des pommes à cidre pelées, évidées et coupées par quartiers, en quantité telle, que la totalité soit complètement recouverte par le liquide. On les fait cuire en les laissant mijoter pendant plusieurs heures, en raison de la dureté des pommes et de la quantité, mais souvent 6 à 8 heures. Pendant cette cuisson, on a soin de remuer légèrement les quartiers, de manière à éviter qu’ils n’attachent au fond de la bassine et ne perdent leur forme, sans quoi ils constitueraient une marmelade et non une confiture.

Les ménagères des campagnes, car ce sont elles surtout qui préparent la pommée, poussent la cuisson jusqu’au moment où les quartiers peuvent être facilement traversés par un fétu de paille et qu’une cuillerée du sirop versée sur une soucoupe se prenne en gelée par refroidissement. On verse alors la pommée dans des pots en grès plutôt qu’en porcelaine et on les bouche et conserve à la manière ordinaire.

Obtenue ainsi, et maintenue dans un endroit froid et sec, la pommée conserve toute sa qualité et sa belle coloration rouge-brun pendant un à deux ans.

Dans le département de l’Eure, la pomme préférée est la Binet blanc. pomme très douce, moyennement juteuse, assez parfumée et bien sucrée quand elle. est mûre à point.

Dans d’autres centres, on confectionne une pommée composée en y faisant entrer des poires et des coings, parfois, aussi, de petits quartiers de melon et de citrouille, mais je ne l’ai pas constaté. En Picardie, on a préparé pendant longtemps « une compote normande aux poires », « une poirée », Elle n’était composée que de ces fruits et plus spécialement de la.poire à cuire Fusée.

A. Truelle

[1AppLe sirup and concentrated cider : new products for utilizing surplus and cull apples (from Yearbook of Department of Aqriculture for 1914).

[2cider apple jelly without sugar in The annual Report of the Agricultural and Horticultural Research Station. 1914

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