Les « Moas » ou oiseaux géants de la Nouvelle-Zélande.

E.-L. Trouessart, la Revue Scientifique — 26 juillet 1884
Lundi 2 janvier 2012 — Dernier ajout vendredi 11 novembre 2016

Pendant la période tertiaire, et jusqu’à une époque relativement très récente, il a existé sur presque tous les points du globe de grands oiseaux incapables de voler, comme les autruches actuelles, mais d’une taille bien supérieure à celle d’aucun oiseau actuellement vivant. Les plus grandes autruches d’Afrique atteignent à peine la taille d’un homme, tandis que plusieurs de ces oiseaux, aujourd’hui éteints, avaient trois mètres et plus, la hauteur d’une jeune girafe.

Ce groupe si remarquable d’oiseaux coureurs, qui ne possèdent des ailes que pour la forme, n’est plus représenté de nos jours que sur trois ou quatre points du globe. Dans le sud de l’Afrique on trouve l’autruche à deux doigts (Struthio camelus), la seule qui fut connue des anciens ; l’Amérique méridionale possède l’autruche à trois doigts (Rhea), beaucoup plus petite ; l’Australie, l’Émeu (Dromœus), et la Nouvelle-Guinée, avec les îles voisines, les casoars (Casuarius), en tout une quinzaine d’espèces, et l’on voit que tous ces types sont aujourd’hui confinés dans l’hémisphère austral.

A l’époque tertiaire on trouvait de ces grands oiseaux jusque dans l’hémisphère septentrional. Tels sont les Gastornis (G. parisiensis et G. Edwardsi), qui vivaient sur le sol de la France, et que M. Lemoine nous a fait mieux connaître ; le Diatryma gigantea que M. Cope a découvert dans les couches éocènes du Nouveau-Mexique ; le Dromœus sivalensis que M. Lydekker a trouvé aux monts Siwaliks, dans l’Inde, à côté d’une autruche probablement identique à celle d’Afrique, fait bien intéressant puisqu’il semble indiquer une origine commune aux deux faunes, aujourd’hui si distinctes, de l’Australie et de l’Afrique australe.

Mais c’est surtout à la Nouvelle-Zélande que ces oiseaux gigantesques ont laissé des traces nombreuses de leur présence. Cependant ils ne sont plus représentés sur ce petit continent antarctique que par trois ou quatre espèces d’Apteryx) dont la plus grande n’atteint pas la taille d’un dindon. A l’époque quaternaire, au contraire, et probablement lors de l’arrivée des premiers hommes sur ce groupe d’îles, on y comptait encore une vingtaine d’espèces, presque toutes de grande taille, et dont une, le Dinornis maximus, avait au moins trois mètres de haut.

La grande île africaine de Madagascar a possédé aussi, vers la même époque, un oiseau gigantesque, l’Œpyornis maximus, dont les œufs énormes que l’on rencontre assez fréquemment dans les couches superficielles de ce pays ont du donner naissance à la légende du Roc, si chère aux Arabes, et que connaissent bien les lecteurs des Mille et une nuits. Est-il besoin de dire que l’Œpyornis était incapable de voler, et par conséquent d’enlever un homme ou tout autre animal dans les airs ? On comprend difficilement que des naturalistes sérieux, impressionnés sans doute par le souvenir de cette légende, aient songé à comparer l’Œpyornis à un vautour ! — Sa véritable place est près des autruches et des Apteryx. Les ossements que l’on en possède montrent que cet oiseau était probablement moins grand que le Dinornis ; par contre, il était plus gros, et ce devait être, suivant l’expression de M. Alphonse Milne-Edwards (1835 — 1900), le plus éléphant de tous les oiseaux connus.

Quant aux Dinornis de la Nouvelle-Zélande, ils nous sont beaucoup mieux connus, et leurs ossements sont assez abondants pour qu’on ait pu reconstituer le squelette complet de la plupart des espèces. Sir Richard Owen, le célèbre paléontologiste anglais, a décrit et figuré, dans de nombreux mémoires, ces magnifiques pièces osseuses qui ornent aujourd’hui le musée de South-Kensington. On en a fait plusieurs genres (Dinornis, Aptornis, Meionornis, Palapteryx, Euryapteryx, Cnemiornis) , auxquels il faut joindre, pour être complet, le Dromornis du nord de l’Australie.

A l’époque de la colonisation de la Nouvelle-Zélande, on trouvait des ossements de Dinornis, sur beaucoup de points, à fleur de terre, et tout près d’eux de petits tas de cailloux arrondis provenant très certainement du gésier de l’oiseau, qui les avalait pour faciliter sa digestion, comme le font les autruches et les poules domestiques. Quelques-uns de ces ossements portaient encore des tendons, des lambeaux de peau, et même quelques plumes ; les anneaux cartilagineux de la trachée s’étaient également conservés. Auprès de ces ossements, on trouvait souvent des œufs plus ou moins brisés, et dans l’un d’eux on put reconnaître les débris desséchés d’un poussin près d’éclore. Toutes ces particularités firent penser que la race des Dinornis n’était peut-être pas complètement éteinte, et qu’on en découvrirait les derniers descendants dans quelque coin inexploré de l’une des îles qui forment l’archipel néo-zélandais.

Ce qui était arrivé pour le Notornis donnait beaucoup de poids à cette croyance. Ce dernier oiseau, voisin de nos poules d’eau, avait d’abord été décrit d’après ses ossements fossiles. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’on captura le premier oiseau vivant de ce type. Près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis cette époque, et l’année dernière seulement a été tué le troisième spécimen qui figure empaillé dans les musées zoologiques. On peut juger par là de la rareté de l’espèce. De même que le Strigops, ce gros perroquet nocturne du même pays, elle est en voie d’extinction complète, et la colonisation rapide de la Nouvelle-Zélande hâtera singulièrement ce dénouement si regrettable aux yeux des zoologistes.

Quant au Dinornis, on ne peut plus conserver d’illusion à son égard. La Nouvelle-Zélande a été trop bien explorée dans tous les sens pour qu’un oiseau de cette taille ait pu échapper à d’actives recherches. On peut affirmer aujourd’hui que l’espèce est éteinte, au moins depuis plusieurs siècles : mais il n’en est pas moins certain que l’homme a été contemporain dé cet oiseau, et très probablement il a contribué à le détruire.

On trouve souvent à la Nouvelle-Zélande, dans des couches superficielles, à côté des ossements du Dinornis, des armes et des instruments de pierre qui sont évidemment dus à la main de l’homme ; sur cette terre où il n’existe pas d’autres mammifères indigènes que deux petites espèces de chauve-souris, on conçoit sans peine que ces gros oiseaux durent être considérés comme un gibier de premier ordre et servirent à l’alimentation des peuplades primitives qui s’aventurèrent sur ces rivages. Les naturalistes qui se sont occupés de cette question vont même plus loin : ils supposent que le cannibalisme (qui existait, comme on sait, à l’époque de la découverte de la Nouvelle- Zélande) n’a été que la conséquence de l’extermination des Dinornis. Poussés par la faim, les néo-zélandais, confinés dans leur île, n’ont pu remplacer ce gibier à plumes que par un gibier humain.

Ces mêmes naturalistes pensent que la destruction des Dinornis doit être attribuée non aux Maoris, dont l’arrivée dans ce pays est relativement récente, mais à une autre race d’hommes, les Compagnons noirs des Maoris, qui auraient peuplé la Nouvelle-Zélande bien avant ceux-ci, et que les Maoris auraient supplantés, c’est-à-dire exterminés ou réduits en esclavage,et bientôt absorbés, au point qu’il n’en reste plus aucune trace.

Quoi qu’il en soit, les Moa (c’est ainsi que les indigènes appellent les Dinornis) jouent un grand rôle dans leurs antiques légendes. Le naturaliste anglais qui semble avoir le premier reconnu la véritable nature des ossements du Dinornis, M. Colenso, s’est attaché à recueillir et à publier ces récits primitifs, qui sont du reste absolument fabuleux.

D’après les indigènes. le moa est un animal monstrueux qui ressemble à un énorme coq pourvu d’une face humaine ; il vit dans l’air, toujours gardé par deux immenses Tuataras, espèces d’Argus, qui le veillent pendant son sommeil. Quiconque ose approcher de la demeure de cette formidable créature est immédiatement foulé aux pieds et réduit en pièces. Ce dernier et unique survivant de la race des Moas habite les montagnes dans le sud de l’île. Personne ne l’a vu, mais il n’en est pas moins interdit de mettre en doute son existence. Ces sortes de légendes, on le voit, sont les mêmes dans tous les pays, il toutes les époques, et sous toutes les latitudes. Cela n’empêche pas les naturels d’avouer qu’ils trouvent de temps en temps des os « aussi gros que ceux d’un bœuf » ; ces os brisés en très petits morceaux leur servent à amorcer leurs hameçons au lieu des coquilles d’Haliotis qu’ils emploient d’ordinaire à cet usage.

D’autres récits, moins légendaires, renferment des allusions aux moas : on y dit que leurs longues plumes surpassaient en beauté l’aigrette du héron blanc, qui est aujourd’hui si hautement prisée comme ornement par les Maoris.

Les ossements des moas ne se trouvent plus aujourd’hui que dans des cavernes plus ou moins inaccessibles. M. J.-C. Russel, naturaliste anglais, qui accompagnait l’expédition envoyée à Queenstown pour observer l’avant-dernier passage de Vénus sur le soleil, a visité plusieurs de ces cavernes dans les montagnes qui entourent le lac de Wakatipu, et a eu la bonne fortune d’y découvrir des os de moas. L’ouverture de ces : cavernes est située sur le penchant escarpé de ces montagnes, à une grande hauteur, et masquée par des fougères. Les os de Dinornis s’y trouvaient à moitié enfoncés dans la boue et paraissaient y être tombés de plus haut, entraînés par les eaux. On y trouve également des débris d’œufs et même des œufs en tiers : l’un de ces derniers avait 10 pouces de long sur 7 de large, et, suivant l’expression de M. Russel, un chapeau aurait pu lui servir de coquetier.

Ces os ont dû tomber dans ces cavernes d’un point plus élevé, car leur accès est trop difficile pour que l’oiseau ait pu les habiter. Mais on ne peut guère douter qu’il n’ait parcouru ces montagnes, et d’autres plus hautes encore (les monts Hector, par exemple), depuis qu’elles ont leur forme actuelle. Les moas, bien que privés d’ailes, devaient donc avoir une grande agilité.

A Hamilton, près d’Otago, on a trouvé un gisement si abondant qu’on en retira, pour le musée de cette ville, trois tonnes et demie d’os de moas, sans parler des os brisés qu’on laissa sur place. Ces ossements étaient littéralement en tas, et il semble que ce lieu avait dû être une lagune ou un marais entourant une source, — probablement une source chaude. — M. Booth a supposé qu’à l’époque glaciaire, qui a laissé des traces si visibles dans les Alpes du sud de la Nouvelle-Zélande, les moas s’étaient réunis près de cette source pour se réchauffer, et que les os de ceux qui mouraient avaient été foulés aux pieds et enfoncés dans la vase par les survivants.

Après l’homme, en effet, le changement de climat qui se produisit à l’époque quaternaire, à la suite du soulèvement volcanique des Alpes néo-zélandaises, semble avoir été la principale cause de l’extinction des Dinornis. La présence d’un aussi grand nombre d’oiseaux coureurs de grande taille semble confirmer l’opinion qui voit, dans la Nouvelle-Zélande, les restes d’un grand, continent antarctique, qui peut-être se reliait à l’époque tertiaire, d’une part à l’Australie, de l’autre, à Madagascar ou même à l’Amérique du Sud.

Ce qui est certain, c’est que l’on trouve des os de moas brisés pour en extraire la moelle ou ayant subi l’action du feu et rongés par les chiens, dans les anciens débris de cuisine [1] des premiers indigènes de ces îles, amas qui remontent à une époque bien antérieure à celle de l’arrivée des Maoris. L’examen du sol des cavernes a montré au docteur Haast que les os et les œufs de moas ne se trouvent que dans les couches les plus profondes avec les indices de l’existence de ces premiers hommes, les chasseurs de moas. Ces hommes disparurent et les cavernes restèrent inhabitées pendant une longue période, attestée par une nouvelle couche. enfin les hommes reparurent, et, fait bien significatif, leur seule nourriture consista dès lors en mollusques dont les coquilles se trouvent dans la couche la plus superficielle, sans aucune trace d’os de moas. Ainsi donc ces grands oiseaux n’existaient plus, et, soit que cette race d’hommes fût nouvelle, soit que ce fût la même qui revenait après une longue absence à son ancienne patrie, force lui fut de se contenter d’une nourriture plus frugale et de renoncer aux chasses entraînantes et aux succulents gibiers qui avaient fait les délices de leurs prédécesseurs.

On peut se représenter la tournure et le plumage des Dinornis, en examinant les Apteryx qui vivent encore dans ce même pays ; mais les Dinornis n’avaient pas le long bec de bécasse que portent ces derniers. Leur bec était plus court et plus robuste, indiquant un genre de vie plus strictement végétal : les grandes espèces devaient se nourrir de la racine du Pteris esculenta, qu’elles déterraient en fouillant la terre avec leurs ongles robustes.

Quant à leurs dimensions, il est facile de s’en faire une idée d’après celles des os de leurs pattes : le tibia du Dinornis giganteus a 3 pieds de long, et son torse 18 pouces et demi ; l’oiseau atteignait 10 à 12 pieds de haut dans la station verticale. Le fémur du Palapterix elephantopus, qui était plus petit, mais plus massif, est excessivement court ; épais et pesant : il mesure 8 pouces de circonférence dans la partie la plus étroite de la diaphyse.

Les musées d’Angleterre et d’Amérique possèdent des collections assez complètes de squelettes de Dinornis, Le beau groupe que l’on voit au musée de zoologie comparée de Cambridge a été monté en 1882 par M. Ward, préparateur à Rochester. Au milieu est un Dinornis maximus de 10 pieds de haut ; le plus petit, Meionornis casuarinus, a encore près de 5 pieds ; auprès on voit un Palapteyx elephantopus de 5 pieds 7 pouces, muni de sa trachée complète avec tous ses anneaux.

Ces débris fossiles ont été jusqu’à présent très rares en France. Tout récemment, cependant, un naturaliste de Nantes, M. A. Sautot, a fait l’acquisition d’une très belle collection d’ossements en parfait état, provenant de la Nouvelle-Zélande, et où se trouvent représentés les os des pattes de la plupart des espèces. Comme le prix en est relativement assez élevé, il a eu la bonne idée d’en faire faire des moulages en carton-pierre qui en sont la reproduction exacte. On peut donc s’attendre à voir bientôt ces curieux fossiles dans la plupart de nos musées.

E.-L. Trouessart

[1Kitchell-Middens

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