F.-A. Forel (1840-1912)

J. Thoulet, la Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées — 30 juillet 1912
Vendredi 1er avril 2011 — Dernier ajout vendredi 15 août 2014

La Science vient d’éprouver une grande perte par la mort de F.-A. Forel, le savant professeur l’Université de Lausanne, décédé à Morges, le 8 août 1912, après une longue et douloureuse maladie. Si, à notre époque, avec l’immense développement des connaissances, il était possible de décerner à un homme de science le titre d’homme universel, nul mieux que Forel n’aurait été plus près de le mériter. Mais il s’occupa surtout des phénomènes naturels actuels, ce carrefour ou plutôt cette vaste place d’où partent dans des directions différentes, Gomme autant d’avenues, la Géologie, la Géographie physique, la science des glaciers, celle des tremblements de terre, la Météorologie, la Limnologie, l’Océanographie, chacune d’elles avec ses subdivisions en nombre infini. Son intelligence souple et affinée embrassait à la fois tous ces sujets ; il planait au-dessus d’eux et son regard savait apercevoir leur ensemble aussi bien que leurs rapports mutuels avec une merveilleuse netteté, ce qui pourtant ne l’empêchait en rien, lorsqu’il crevait bon de serrer de près l’étude d’un détail, de le faire avec une surprenante sagacité et une simplicité plus surprenante encore. Aussi infatigable de corps que d’esprit, il trouvait le temps, en outre de ses multiples travaux, d’être sans cesse en route, d’assister à tous les congrès, de présider des réunions de sociétés savantes, d’accomplir tous ses devoirs de professeur et de citoyen, car pendant quarante-deux ans il fut membre du Conseil Communal de Morges et fit partie du Grand Conseil Vaudois, où il réussit à faire passer le décret relatif aux mesures préventives contre le phylloxéra, d’entretenir une énorme correspondance, ne refusant jamais un conseil à quiconque avait recours à ses lumières, d’être toujours bon et dévoué, conseillant chacun avec la même bienveillante et cordiale aménité, Personne de ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher. n’a résisté au charme qu’il répandait autour de lui ; il possédait autant d’admirateurs que d’amis et autant d’amis que d’admirateurs.

La magnifique monographie du Léman, en trois volumes successivement publiés en 1892, 1895 et 1904, fut l’œuvre capitale de la vie de Forel, monument longuement préparé, soigneusement élaboré et qu’il laisse complètement achevé. Nulle part mieux que dans cet ouvrage, on ne voit plus clairement le caractère de sagacité et de simplicité du talent de l’auteur, Rien n’est oublié, car personne n’a mieux que Forel connu et fait connaître le Léman ; le lac aux eaux bleues était devenu son lac, ou plutôt tous deux s’étaient identifiés : ils se parlaient l’un à l’autre et se comprenaient, Dans cette monographie, aucune particularité n’est négligée : ce que d’autres ont fart, Forel le résume avec impartialité et le met en pleine lumière ; les problèmes que d’autres ont vainement essayé d’élucider, il les aborde à son tour et en trouve la solution. On en reconnaîtra la preuve particulièrement dans le chapitre des seiches, l’un des plus importants de l’ouvrage.

Forel commence par observer et ensuite, par la réflexion, les phénomènes ne tardent pas à s’expliquer ; il en comprend toute l’économie. Cependant, sa science est de trop bon aloi pour qu’il ignore qu’après avoir vu soi-même par cette sorte de divination, don précieux et rare que ne possèdent que quelques intelligences d’élite et qui existait en lui à un degré si éminent, s’impose la rigoureuse nécessité de contrôler sa propre opinion et de convaincre les autres non par de vains raisonnements, par le bruit de phrases et de mots, à la façon des anciens philosophes, ma-s au moyen de mesures et de chiffres à la puissance desquels rien ne résiste. Il invente alors des instruments simples à faire rougir de honte plus d’un de nos modernes apprentis savants qui ne conçoivent la science qu’au milieu de somptueux laboratoires remplis d’instruments coûteux. Prenant un tube en verre, un bout de tube en caoutchouc et un baquet de son jardin, il roule entre ses doigts une boulette de cire et en fabrique son plémyramètre ; il l’installe au bord de l’eau, s’assied à côté, regarde la boulette se mouvoir et note la durée de ses oscillations, d’où il conclut la loi des seiches, ces oscillations rythmées des lacs et de l’océan lui-même. Eu guise de vérification des résultats obtenus. il explique les pseudo-marées de l’Europe où les moulins à eau de Chalcis tournent dans des sens opposés, problème qui, selon la légende, avait causé le désespoir et la mort d’Aristote. Et comme la formule établie est fonction de la profondeur de l’eau, il l’intervertit, passe de la mesure de la durée d’une oscillation à une évaluation de profondeur, applique les chiffres d’une vitesse mesurée à travers le Pacifique d’une vague de tremblement de terre à la profondeur moyenne connue de cet océan, constate l’accord, et, désormais assuré, ose conclure d’une oscillation mesurée du lac Georges la profondeur encore inconnue de cette masse d’eau, et le sondage direct effectué ultérieurement confirme la prédiction du savant qui, de Suisse, a réussi à sonder un lac de la Nouvelle-Zélande.

S’agit-il maintenant de savoir à quelle distance pénètre la lumière à travers les eaux, Forel se sert d’un petit flacon en verre transparent qu’il remplit de chlorure d’argent récemment préparé et par conséquent blanc, puis le soir, dans son embarcation, il va l’immerger à une profondeur déterminée, le laisse exposé pendant toute la journée, le relève la nuit suivante, observe l’intensité de son noircissement et par tâtonnements, grâce à sa sagacité plus qu’à sa bourse, car cette fois encore l’expérience n’a pas été coûteuse, il obtient la solution du problème qu’il s’était proposé.

Ces deux exemples suffiront, mais combien d’autres analogues ne pourrait-on pas citer ! Du Léman — de son Léman — il veut tout connaitre et, réellement, il finit par tout connaître : phénomènes mécaniques, chimiques et physiques : les gloires de rayons que projettent sur l’eau les rayons solaires entourant comme d’un nimbe la tète de l’observateur, les taches d’huile qui s’étalent à sa surface, la propagation des ondes, la distribution de la température, la couleur des eaux. Il n’oubliait pas pour cela les circonstances connexes des phénomènes, celles qui les produisent ou les modifient : il expose les traits généraux de la météorologie du Léman, décrit la nature et les mœurs des êtres qui l’habitent, depuis les animaux inférieurs jusqu’aux poissons, aux mouettes et aux cygnes qui en égaient les rives, il raconte l’histoire du lac, énumère les flottes qui le sillonnaient au Moyen âge et, remontant la série des temps, il en arrive à la préhistoire. Cette étude lui est particulièrement douce, car il l’a commencée dès sa première jeunesse sous les auspices de son père et, comme travail de début, il a effectué des fouilles dans les stations lacustres. Qu’on me permette à ce propos un souvenir personnel. Je me rappellerai toujours le fin sourire avec lequel, dans le Musée de Lausanne, pendant une visite qu’il y voulait bien faire avec moi, il accompagnait ses explications, me montrait et m’expliquait les usages des anneaux préhistoriques en bronze, Par une touchante attention, il avait donné l’un d’eux en guise de bague de fiançailles à la femme éminente qui allait devenir sa compagne, et maintenant un sentiment du même genre lui avait fait conserver une hache minuscule en jade qu’il avait retirée des eaux et qu’il portait suspendue à la chaîne de sa montre. A la fin de cette visite, déjà bien ancienne, de sa voix légèrement chantante et modulée, et qu’on aurait presque pu appeler souriante, il me racontait les impatiences probables de la femme qui, dans l’une des huttes en branchages de la station lacustre, avait planté le bout de ses doigts, dont l’un avait l’ongle fendu, dans la pâte molle du vase qu’elle confectionnait et dont lui, Forel, avait eu l’idée de prendre un moulage en plâtre. Cela lui fut une occasion de parler de cette Nature, en apparence parfois si bizarre, en réalité si docilement soumise aux lois qui la régissent, qui des êtres vivants fait des grains de poussière balayés par les vents, aplanit les montagnes, comble les mers, crée, bouleverse, détruit des continents entiers, tandis qu’elle conserve pendant des siècles la trace de l’ongle brisé d’une humble esclave aux premiers âges de la Suisse.

Comme tous ceux qui ont eu l’honneur d’approcher Forel, j’ai gardé, en outre de mon admiration pour le savant, une profonde reconnaissance pour celui qui, avec une inlassable bienveillance, a guidé mes débuts dans l’étude des eaux et m’a montré que la Limnologie était l’introduction nécessaire et indispensable à l’Océanographie. Ce qu’il fit pour moi, il le fit pour bien d’autres, car, surtout à cette époque, nul n’était plus compétent que lui dans ces questions. Il n’épargnait point sa peine pour faciliter la tâche de ceux qui voulaient apprendre. La science des lacs, celle des eaux lui semblaient et étaient réellement pour lui si attrayantes et si simples que, sans qu’il en eut conscience, il dissimulait aux débutants les difficultés qu’il ignorait lui-même, et comme en même temps il communiquait son enthousiasme pour la recherche des causes des phénomènes, il donnait le courage d’entreprendre et la force de vaincre plus d’un obstacle parmi ceux qu’on ne pouvait manquer de rencontrer dans la suite, Il possédait le grand art d’enseigner par son exemple à regarder et à voir. Nul de moins pédant que lui. Par-dessus et au delà des faits, il apprenait à découvrir les lois générales qui seules ont de la valeur, à comprendre l’harmonie des choses, à bien saisir le lien fatal qui rattache les conséquences aux causes et les causes aux effets. Tout cela était pour lui la plus charmante des occupations réservée à un homme ; la peine de communiquer ses découvertes lui paraissait le légitime paiement de la joie qu’on avait éprouvée soi-même à les faire, et les faire servir au bien de tous le plus impérieux des devoirs. On sait le rôle important qu’il joua lorsqu’il fallut sauver la Suisse des ravages du phylloxéra. Si ma mémoire ne me trompe pas, ce fut lui qui envoya les premiers exemplaires de l’insecte au Professeur Planchon, de Montpellier, lequel, plus spécialisé dans ces études, devait en établir l’histoire complète. Lorsque les procédés de lutte contre le fléau furent connus, — et ils consistaient surtout dans l’incinération immédiate et impitoyable des vignes occupant toute la superficie des taches dans les vignobles contaminés, — Forel ne craignit pas de proposer et de faire adopter les mesures les plus sévères pour qu’ils soient exécutés, de sorte que ce fut en grande partie à lui que le vignoble suisse dut sa conservation

Que n’ai-je le talent d’énoncer, d’expliquer, de communiquer les sentiments que j’éprouvais à l’égard de Forel ! A ceux qui l’ont connu personnellement et qui tous pensent comme moi, il me suffira de rappeler des souvenirs ; mais comment convaincre ceux qui ne l’ont point connu de l’universalité du talent de ce savant qui, ainsi qu’on l’a dit si justement, « dans un siècle de spécialisation à outrance, fut un défenseur des idées générales et exerça sa patiente et souple intelligence dans tous les domaines de la science ». L’interminable liste de ses travaux paraîtra-t-elle jamais ? Articles et mémoires dans les journaux, les revues particulièrement dans le Bulletin de la Société Vaudoise des Sciences naturelles, dans la Gazette de Lausanne, études sur l’ensemble des lacs de Suisse, sur la notation de la couleur des eaux, les dangers du déboisement, les maladies des poissons qu’il parvint à arrêter, sur la marche des glaciers. Dans les réunions, il donnait son avis d’un ton plein de bonhomie, sans dogmatisme ni pédantisme, comme il accomplissait toutes choses, nettement, en allant droit au but. II aimait passionnément son pays et en appréciait les beautés en véritable artiste. Je le vois dans sa propriété de Chigny, où tant de personnes ont joui de sa cordiale hospitalité, montrant, par-delà le lac étendant la nappe de ses eaux assombries par les dernières lueurs du jour et que tachaient de blanc les voiles des barques regagnant le port, les teintes roses dont s’éclairaient, au soleil couchant, les cimes neigeuses des majestueuses montagnes qui bordent l’horizon. Ce que tous pouvaient admirer rien qu’avec les yeux : de leur corps, il l’admirait davantage, car il le voyait en outre avec les yeux de son intelligence et de son âme. Oui vraiment, si la Suisse perd en Forel un grand citoyen, la science. un grand savant, tous ceux qui cherchent la vérité, un conseiller perspicace et dévoué, ceux qu’il a honorés de son amitié perdent plus encore.

J. Thoulet, Professeur à la Faculté des Sciences de Nancy.

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