Adolf Erik Nordenskjöld (1832-1901)

La Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées — 15 septembre 1901
Dimanche 13 mars 2011 — Dernier ajout vendredi 10 octobre 2014

Le doyen des explorateurs des régions polaires, le baron Adolf Erik Nordenskjöld, intendant des Collections minéralogiques du Musée d’Histoire naturelle de Stockholm, associé étranger de l’Institut de France, est mort le 12 août 1901.

Il était né à Helsingfors le 18 novembre 1832. Son père, Nils Gustave Nordenskiöld, fut un minéralogiste distingué, passionné pour sa science, n’hésitant pas à accomplir de longs voyages pour augmenter ses collections, et dont l’exemple et les conseils eurent une influence marquée sur la direction de la vie de son fils.

Nordenskiöld étudiait l’Histoire naturelle, principalement la Minéralogie et la Géologie, à l’Université d’Helsingfors ; déjà il avait acquis une certaine habileté dans la classification des minéraux el paraissait un successeur désigné à son père, quand, en 1855, ses opinions libérales, opinions auxquelles, d’ailleurs, il resta fidèle toute sa vie, le firent regarder comme suspect par les autorités russes. Il vit aisément qu’il lui serait impossible de faire sa carrière en Finlande, si bien qu’en 1858 la place de professeur et d’intendant du Musée minéralogique de Stockholm lui ayant été offerte, il l’accepta. Il vécut désormais en Suède, nonobstant quelques retours passagers en Finlande.

Malgré ces prémisses, la notoriété, puis la célébrité devaient arriver à Nordenskiöld, non par la Minéralogie, mais par l’exploration. En cette même année 1858, il entreprit la première de ses croisières dans les régions arctiques, qu’il devait couronner en 1878-79 par la découverte du passage du Nord-Est, si obstinément et si infructueusement cherché par les marins des siècles passés.

Il s’intéressa d’abord très longtemps à l’archipel du Spitzberg. Il y était allé en 1858 ; il y retourna en 1860-61, en 1864, en 1868 et en 1872-73. Grâce à ces voyages successifs, méthodiquement conduits, Nordenskiöld réussit à opérer un relevé complet de ces terres, profondément échancrées par les fjords. La plus haute latitude qu’il atteignit fut celle de 81°42’, en 1868. Comme il avait toujours soin d’emmener avec lui un ou plusieurs naturalistes, il contribua beaucoup à accroître les connaissances relatives à la faune et à la flore des contrées polaires. Généralement, la campagne se développait pendant l’été et l’automne. Cependant, en 1872-73, Nordenskiöld hiverna et ce fut en traîneau qu’il gagna la partie nord-est du Spitzberg.

Entre ces voyages, s’en était intercalé, en 1870, un autre au Groenland, en vue d’étudier l’usage que l’on pourrait faire des chiens comme animaux de trait pendant la future expédition au Spizberg. Mais Nordenskjöld était l’un de ces fortunés qui éclairent tout ce qu’ils touchent : il était parti pour le Groenland dans le rôle utile, mais modeste, d’un acquéreur de chiens ; il en revint avec une quantité d’observations nouvelles sur l’Inlandsis, ce glacier sans fin qui couvre tout le pays.

A partir de 1875, l’Océan glacial sibérien devint l’objet particulier de son attention. Sur un navire à voile, le Pröven, il atteignit l’embouchure de l’Iénissei, et l’année suivante, 1876, il refit le même voyage à bord du vapeur l’Ymer. Or, ces deux expéditions présentent un grand intérêt, non seulement parce que la découverte des îles Sibiriakov et une connaissance exacte de l’estuaire de l’Iénissei en résultèrent, mais encore parce qu’elle constituent le prélude de la grande croisière accomplie en 1878-79.

C’est, en effet, à ce moment que se présenta à l’esprit de Nordenskiöld l’hypothèse dont le célèbre voyage démontra la justesse, et qui peut se formuler ainsi : A la fin de l’été, les masses d’eau des puissants fleuves sibériens, Obi, lénissei, Khatanga, Olenek, Lena, Kolyma, échauffées par la chaleur estivale, doivent, à mesure qu’elles se déversent dans l’Océan Arctique, fondre les masses de glace sur leur passage et ménager ainsi, le long de la côte septentrionale de l’Asie, un chenal de mer libre, par où un navire parti du cap Nord doit vraisemblablement pouvoir atteindre le détroit de Behring.

Cette hypothèse reposait d’une part sur les propres observations faites par Nordenskiöld dans la mer de Kara pendant les étés 1875 et 1876, et d’une autre sur une critique très fine des rares renseignements extraits des relations des voyageurs, notamment Minin, Proutchichev, Laptev, Tcheliouskine, qui, de 1734 à 1743, se hasardèrent, soit en bateau, soit en traîneau, dans les parages les plus septentrionaux de la Sibérie.

Le plan d’expédition, dont aujourd’hui encore la lecture procure un vif plaisir intellectuel, tant les arguments y sont logiquement déduits, convainquit ceux il. qui il s’adressait. Non seulement les Mécènes ordinaires de Nordenskiöld, Oskar Dickson, Alexandre Sibiriakov, dont la libéralité avait défrayé ses précédents voyages, mirent de nouveaux et larges crédits à sa disposition, mais le roi Oscar voulut contribuer personnellement à l’expédition. De son côté, le Gouvernement suédois consentit à payer les frais d’armement d’un navire spécialement aménagé et de la solde de l’équipage pendant la campagne.

Le 4 juillet 1878, la Véga, capitaine Palander, l’ancien chef de l’expédition suédoise de 1872-73 au Spitzberg, montée par tout un état-major scientifique dirigé par Nordenskiöld, quitte Gœteborg. Comme elle est accompagnée de deux vapeurs, la Léna et le Fraser, et d’un voilier, l’Express, c’est toute une escadrille qui, le 1er août 1878, pénètre dans la mer de Kara par le détroit d’Yougor. Le 6 août, Port-Dickson est atteint à l’embouchure de I’Iénissei, point auquel le Fraser et l’Express se séparèrent de leurs compagnons pour pénétrer dans le grand fleuve sibérien. Le 14 août, la Véga et la Léna arrivent, après avoir traversé d’épais brouillards, à l’île Taymyr, et le 19 devant l’extrémité septentrionale de l’Asie, le cap Tcheliouskine. On reconnut qu’il était situé par 77° 36’ 49« lat. N. et par 130° 17’ 12 » long. E. Greenwich, et qu’il se composait bien de deux pointes séparées par un golfe ; ainsi était démontrée l’exactitude, souvent mise en doute, des assertions du vieux voyageur russe, qui, en mai 1742, avait, dans son traîneau, atteint le cap qui porte son nom. Le 27 août, la Léna et la Véga atteignirent, non sans que les glaces ne leur eussent opposé quelques difficultés, l’embouchure de la Léna, où elles se séparèrent, la première pénétrant dans le fleuve, la Véga continuant sa route vers l’archipel de la Nouvelle-Sibérie et les îles des Ours. Tout allait bien, et faisait présager pour octobre une heureuse arrivée au Japon, quand, à la fin de septembre, la Véga se trouva, contre toute attente, emprisonnée dans les glaces à une petite distance du détroit de Behring. Le 27 septembre 1878, elle naviguait à l’ouest du cap Serdze-Kamen ; elle avait traversé de la glace nouvellement formée, mais nulle part assez forte pour s’opposer à sa marche ; le soir, à bord, on croyait déjà atteindre l’Océan Pacifique. Mais, le 28, la Véga se trouva enfermée dans des glaces flottantes, soudées entre elles par de la glace nouvelle. Nordenskiöld, sachant que des baleiniers avaient maintes fois navigué dans ces parages jusqu’à la mi-octobre, ne s’alarma pas, tout d’abord, de ce contre-temps. Mais les jours se passèrent sans amener de changement, si bien que l’expédition dut se résigner à un hivernage, qui ne prit fin que le 18 juillet 1879, et dura par conséquent 294 jours.

Ainsi Nordenskiöld venait d’accomplir ce que les marins des peuples du nord ,Hollandais, Anglais, Russes avait vainement tenté : le passage de l’Océan Atlantique à l’Océan Pacifique par l’Océan Sibérien. Ce grand résultat n’était pas le seul de l’expédition suédoise de 1878-79. La topographie de la côte sibérienne était précisée en plusieurs points, et particulièrement depuis Port-Dickson jusqu’à la baie de la Khatanga ; la profondeur de l’Océan Glacial était relevée, grâce à de nombreux sondages ; l’un des membres de l’expédition, Almquist, avait composé un Mémoire sur la flore des algues de la mer Glaciale et sur la végétation des côtes septentrionales de la Sibérie ; l’ethnographie des Tchoutches, les habitants de cette extrême pointe nord-est de l’Asie, avait été étudiée.

Nordenskiöld espérait même que son exploration aurait des résultats économiques. Dans un Mémoire « Sur la possibilité de la navigation commerciale dans la mer Glaciale de Sibérie », qu’il composa pendant l’hivernage de la Véga, il disait ; « Il n’existe pas de difficultés pour l’utilisation, comme route commerciale, de la voie par mer entre I’Obi-Iénissei et l’Europe, Selon toute probabilité, la route par mer entre l’Iénissei et la Léna, et entre la Léna et l’Europe, peut être également utilisée comme route de commerce, mais l’aller et le retour entre la Léna et l’Europe ne pourront se faire dans le courant du même été ».

Après son retour de cette mémorable expédition de 1818-79, Nordenskiöld ne resta pas inactif et satisfait de sa gloire. En 1883, il entreprit un nouveau voyage au Groenland. Il supposa, d’après certains indices, qu’au delà de la ceinture blanche qu’on voit entourer le pays, il devait y avoir à l’intérieur une région sans glaces. Les observations lui donnèrent tort. Il s’avança personnellement à 118 kilomètres de la côte occidentale, il envoya deux Lapons à 225 kilomètres encore plus loin : partout la calotte de glace recouvrait le sol.

Ce voyage de 1883 fut le dernier de Nordenskiöld. Vers 1890, il faillit diriger une expédition antarctique, dont les frais auraient été faits en commun par Oscar Dickson et les colonies australiennes ; mais le projet échoua. Dans les dernières années de sa vie, Nordenskiöld s’intéressa surtout aux anciens voyages, et composa deux ouvrages sur l’histoire de la Géographie.

Nordenskiöld eut la bonne fortune de posséder à la fois les qualités de l’homme d’action et celles du savant. En même temps qu’il voyait les problèmes à résoudre, il était doué de la force physique nécessaire pour supporter les pénibles campagnes des mers arctiques. Aussi, a-t-il étendu considérablement nos connaissances sur la partie du globe qui, pour être la moins apte à la vie des hommes, n’en est pas moins aussi digne que toute autre de l’intérêt des savants : il restera l’un des grands noms de l’exploration arctique.

Henri Dehérain, Docteur ès Lettres, Sous-bibliothécaire de l’Institut.

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