Jean Dybowski

V.-F. Maisoneufve, La Science Illustrée N°256 - 22 octobre 1892
Lundi 28 mai 2012 — Dernier ajout dimanche 3 juin 2012

Parmi les explorateurs qu’a fascinés le mirage du légendaire lac Tchad, M. Jean Dybowski est un des plus jeunes et des plus intrépides.

Né à Paris, d’une famille polonaise réfugiée en France vers 1830, il commença ses études à Charlemagne, pour les poursuivre à Grignon et les achever au Muséum. Son frère est professeur au lycée Louis-le-Grand.

M. Jean Dybowski enseignait lui-même la botanique à l’École agronomique de Grignon, lorsque le ministre de l’Instruction publique le chargea d’explorer le pays des Touaregs dans le sud algérien et d’étudier la question de création d’oasis au Sahara, dans la vallée de l’oued Rir, à Touggourt, Ouargla, El-Goléa, et au Mzab. La hardiesse spontanée avec laquelle fut remplie cette double mission et l’importance des documents rapportés attirèrent l’attention du monde savant sur ce hardi voyageur, qui avait à peine dépassé la trentaine et qu’une troisième mission allait rendre célèbre.

C’est à peine si l’on parlait alors du lac Tchad ; mais l’entreprise de Crampel était déjà en voie d’incubation. Quelques mois s’écoulèrent : Crampel partit. Bientôt on offrit à Dybowski de prendre le commandement d’une expédition destinée à le rejoindre et à le soutenir en gardant contact avec nos établissements de l’Oubanghi. C’était aller au-devant des désirs du jeune voyageur, qui accepta avec empressement et s’embarqua à Bordeaux le 140 mars 1891.

Soudain le bruit des désastres des missions Fourneau et Crampel se répandit à Brazzaville : à cette nouvelle, tous les porteurs de l’expédition Dybowski désertèrent, mais son chef avait hâte de reprendre l’œuvre si tragiquement interrompue et de punir les assassins de son malheureux compatriote. Quoique malades et dévorés par les fièvres, les compagnons de Dybowski n’hésitèrent pas à franchir 450 kilomètres, et parvinrent, après un combat terrible, à venger la mort de CrampeI. Poursuivant leur marche en avant, ils n’eurent, pendant dix-sept jours, pour toute nourriture que du riz avarié et ne burent que de l’eau croupissante. Il fallut revenir ; la maladie était plus forte que la volonté de l’explorateur.

En route, il fut acclamé par les indigènes, créa deux postes nouveaux au nord de Banghi et put conclure une douzaine de traités avantageux avec les principaux chefs noirs.

Le médecin de la station de Banghi l’avait condamné à retourner en France ; il dut céder le commandement à M. Maistre : « j’avais quitté la France d’un œil sec, dit-il ; il n’en fut pas de même quand je quittai Maistre »

En s’embarquant pour l’Europe, M. Jean Dybowski se félicitait pourtant d’avoir trouvé un intrépide continuateur de l’expédition qui avait pour objectif de relier, sans solution de continuité, le Congo français et le lac Tchad.

Les pays inconnus qu’il a traversés sont aussi peuplés que fertiles ; beaucoup de leurs produits sont exploitables, tels que les gommes de toute sorte, l’ivoire, le caoutchouc et le café. On pourrait y constituer des débouchés commerciaux. Le voyageur y a commencé de nombreuses plantations de bananiers et de légumes, afin d’assurer la nourriture aux noirs qui se grouperont autour des stations récemment créées : déjà les indigènes affluent.

Aussi M. Dybowski, croit-il, avec raison, avoir fait œuvre utile, malgré l’indisposition grave qui l’anémiait. Outre d’importants renseignements géographiques et ethnographiques, il a rapporté de précieuses collections de mammifères, d’oiseaux, de reptiles de mollusques ; d’insectes et de plantes, recueillies à Brazzaville, sur les bancs de sable ou les îles du Pool, dans le pays des Batékés, des Bakambas, des Babembis, etc …

Dans le haut Oubanghi, à travers des peuplades sauvages, il s’arrêtait, insouciant du danger, devant chaque plante, s’agenouillait devant chaque racine ; sa boîte de fer-blanc ne désemplissait pas. Il lui arrivait parfois des accidents et des chutes sans gravité, qui faisaient dire à son compagnon de route, M. Nébout : « Lorsque Dyybowski n’avait point le nez par terre, il le tenait dressé en l’air, et patatras ! voilà notre chef qui, butant, ne tombait pas comme l’astrologue dans un puits profond, mais s’étalait sur la poussière du sentier. Il se relevait, se secouait et bientôt s’absorbait de plus belle dans ses recherches scientifiques. »

Parmi les spécimens ornithologiques qu’il a envoyés au Muséum figurent de nombreux martins-pêcheurs, pies-grièches, calaos, muserins, bartus, concals, pluvians,souimangas, pélicans (rufescens) sternes naines, et quelques espèces d’échassiers non encore rencontrées au Congo ; parmi les mammifères, on compte, outre quelques dépouilles, de félidés et de pangolin, quatre galayos, deux rats et une petite antilope, du genre cephalophus : parmi les insectes nous signalerons quelques espèces remarquables de cétonides et dix espèces de piérides et de nymphalides,

Parmi les deux cents crânes, squelettes et peaux compris dans son second envoi, se trouvent des singes colobes, des cercopithèques, de grandes chauves-souris à tête de cheval, six espèces d’écureuils, des arvicoles, un gypohierax, des barbus, trois espèces de touraco, des guêpiers, un coucou doré, des francolins, des hérons, un marabou, des glaréoles et de curieux palmipèdes, qui permettront d’établir le caractère de certaines espèces et confirmeront que certaines formes qu’on croyait cantonnées dans l’Afrique orientale ou dans la région des grands lacs s’étendent à travers le Soudan jusque dans l’Afrique occidentale et que d’autres — considérées comme propres à l’Afrique méridionale remontent — jusque vers l’équateur.

Avec les échantillons ethnographiques et les herbiers, ces collections ne comprennent pas moins de :10,000 numéros qui seront exposés prochainement au Muséum ou au Trocadéro. M. Dybowski a rapporté ; en outre, des documents originaux sur les territoires qu’il a parcourus, au point de vue politique, scientifique et commercial. Il ne tardera pas à faire connaître les résultats exclusivement scientifiques de son voyage ; il ne nous est pas permis de le devancer.

Nous constatons seulement, qu’en moins. de-seize mois, et malgré les entraves qui pouvaient le paralyser, le jeune explorateur a su, réparer un échec moral qui rendait sa situation des plus critiques, fonder deux postes importants dans une région inconnue hier, et placer des populations, presque hostiles, sous notre protectorat.

Les membres de sa mission ont fait des levés intéressants des rivières M’Poko, Ombella, Komo, affluents de l’Oubanghi, afin de rechercher une nouvelle voie. de pénétration vers le nord. Il faut souhaiter que la robuste constitution du vaillant explorateur triomphe de la fièvre, et qu’il puisse, comme il en a l’ardent désir, retourner dans l’Oubanghi.

V.F. Maisonneufve

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