Migrations polynésiennes. Peuplement de la Nouvelle-Zélande, de Tahiti et des Sandwich.

L. Hallez, la Revue des cours scientifiques de la France et de l’étranger — 30 septembre 1865
Dimanche 1er janvier 2012 — Dernier ajout vendredi 6 décembre 2019

Cours d’anthropologie de A. de Quatrefages au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris

Nous nous sommes occupés dans notre dernière leçon des migrations de l’Océanie, et de la Polynésie en particulier. Nous avons trouvé sur les deux routes qui mènent dans celle partie extrême, des peuples navigateurs, les Malais dont le nom est synonyme de hardiesse maritime, et les Caroline qui, après deux cents tins, retrouvèrent l’Ile de Guaham avec laquelle leurs ancêtres avaient eu des relations commerciales. Nous avons trouvé chez les Dayaks les caractères communs aux habitants de toute la Polynésie, et celle observation a été faite depuis longtemps par les voyageurs les plus autorisés. L’industrie, la langue, le type, tout est identique entre les diverses populations de la Polynésie, et en même temps tous ces caractères les rapprochent des Dayaks comme pour attester leur origine. Ce fait seul serait suffisant pour démontrer le peuplement par migrations.

Quant aux causes de ces migrations, nous les avons trouvées dans l’esprit aventureux de ces peuples, la nécessité de chercher ailleurs. des terres et des vivres par suite de l’accroissement rapide de la population ; d’autres fois enfin, les idées religieuses les poussaient à de lointains voyages. Rappelons que la dissémination accidentelle elle-même a souvent joué un rôle dans le peuplement qui nous occupe.

Ces peuples possèdent, avons-nous dit, des connaissances géographiques, comme cela ressort des indications fournies à Quiros par les habitants de Taumaka, et surtout de la carte de la Polynésie dressée par Tupaïa et recueillie par Cook. Rappelons nous que beaucoup d’îles indiquées dans cette carte étaient inconnues à Cook et furent retrouvées plus tard.

Les migrations polynésiennes sont encore attestées par les traditions. L’une d’elles, commune à une foule d’îles, rattache l’origine à un lieu dont les diverses dénominations sont évidemment des altérations d’un même nom, suivant les règles générales des dialectes. Nous avons vu comment Hale est parvenu à retrouver ce lieu dans Savaï, l’une des îles Samoa. Or, les habitants des Samoas et des Tongas affirment qu’ils sont venus de l’Ouest ; ce ne peut être de la Mélanésie, il faut donc aller chercher jusqu’en Malaisie et parmi les Dayaks ce point d’origine première. De là est sortie une colonie qui se scinda : une partie alla directement habiter Tonga et Samoa ; une autre se fixa d’abord aux îles Fidji, s’y mêla aux nègres qui habitaient primitivement ces îles, puis chassée par la guerre vint asservir les Tonga. Il en résulte que la population de Samoa présente le type dayak et polynésien pur, tandis que la population de Tonga est mélangée par son passage dans la Mélanésie.

La question du peuplement do la Polynésie présente autant de problèmes à résoudre que celle vaste région renferme. d’archipels, d’îles et d’îlots. Certes, il nous est impossible de les aborder tous, d’autant plus que pour plusieurs les renseignements nous manquent complètement ou sont insuffisants. Ce défaut de renseignements semble au premier abord autoriser le doute. Mais nous allons nous attacher à prendre le fait du peuplement par migration évident en ce qui concerne un des groupes les plus éloignés du centre de la Polynésie, et situé loin de la route que suivaient, dans leur mouvement général d’émigration, les populations océaniennes. Nous voulons parler de la Nouvelle-Zélande, que l’on ne trouva pas sur la carte de Tupaïa et dont la population est entièrement polynésienne. Quand nous aurons démontré le fait pour cette île si éloignée, on ne pourra plus parler d’impossibilité relativement aux autres.

La Nouvelle-Zélande ressemble à l’Italie, mais si elle lui était superposée elle remonterait jusqu’au cœur de la Bavière. Elle est formée de deux grandes îles séparées par le détroit de Cook ; elle mesure 1600 kilomètres de long, et 200 de large. Les deux îles forment un tout très distinct des Chatam qui en sont éloignées de 700 kilomètres. La Nouvelle-Zélande est plus proche de l’Australie que du centre polynésien, mais sa population présente les caractères physiques des habitants des autres îles polynésiennes. Cette race porte le nom de Maori. Les castes les plus nobles présentent un type fort voisin du typo caucasique ; parfois cependant le menton s’allonge, et dans des castes inférieures on trouve des types différents, à teint plus foncé, à front fuyant, à lèvres grosses, présentant en résumé une tendance vers les caractères de la race nègre, tendance qui atteste un mélange de sang. Nous verrons plus tard l’explication de cette particularité.

Cette population maori a-t-elle pris naissance en ce lieu, est-elle autochtone ou étrangère ?

Les informations sont complètes à ce sujet : nous les trouvons dans les chants traditionnels et religieux, que l’on conserve avec un soin extrême dans toute la Polynésie. Il existe à Tahiti et aux Marquises des hommes-archives, qui apprennent par cœur et récitent en marchant la nuit les chants sacrés de l’histoire nationale dans les temps anciens. Ces chants forment un corps d’histoire, imprimé non dans des livres, mais dans la mémoire des hommes, se transmettant de génération en génération, s’augmentant sans cesse des faits nouveaux. On peut avoir une foi complète dans de pareils documents. Il suffit de les étudier avec les règles de critique que nous appliquons aux documents des anciens et du moyen âge.

Des institutions et des chants analogues existaient à la Nouvelle-Zélande. C’est à sir George Grey, gouverneur de la Nouvelle-Zélande, que l’on doit le recueil de ces chants et les précieux renseignements qu’ils ont fournis à l’anthropologie. Quand il arriva dans son gouvernement en 1845, sir George Grey trouva un peuple irrité, travaillé par les guerres civiles et étrangères. Il résolut de pacifier ce pays et d’y ramener la fortune et la paix. A cet effet, il se mit à étudier la langue nationale pour éviter les erreurs que pourrait occasionner l’ignorance ou la malveillance des interprètes. Il s’aperçut alors de l’influence énorme qu’exerçait sur l’esprit de ces hommes leurs chants ou leurs poèmes historiques et sacrés, et il comprit qu’il devait s’enquérir de leur histoire pour capter leur confiance. Il se mit alors en rapport avec les hommes qui pouvaient lui raconter ces poèmes, Sa peine fut immense, mais ses travaux furent couronnés d’un plein succès. Il pacifia le pays, et à son départ les Maoris composèrent un chant qui devait rester dans leur histoire et où il était célébré comme les ayant le premier véritablement aimés. Dans ses pénibles recherches il avait toujours été soutenu par le sentiment du devoir qu’il avait à remplir et la conscience des services qu’il rendrait à la science. Ces services sont immenses en effet.

De retour en Europe il publia deux ouvrages, dont l’un est le recueil en langage maori de ces chants nationaux, et l’autre, la traduction presque mot à mot des plus importants. Ce recueil est une véritable histoire, et les éléments qui la constituent ont sans aucun doute une valeur plus réelle que ceux où nos historiens ont puisé, par exemple, les renseignements historiques sur la fin de l’empire romain. Les événements y sont racontés avec une simplicité et une précision qui en attestent la réalité. La fable y est naturellement accolée à la vérité, mais c’est seulement une juxtaposition, non un mélange. Il est presque toujours facile de distinguer le fait vrai de l’interprétation légendaire qu’on lui a donnée. Notre histoire, même celle des temps modernes, ne nous présente-t-elle pas ces faits extraordinaires ? L’histoire qui nous raconte que dans les guerres d’Espagne on vit saint Jacques sur un cheval blanc se battant contre les Maures, joint évidemment la légende à la vérité ; mais de ce que Saint-Jacques ne s’est pas battu, en faut-il conclure que les Maures n’ont pas été vaincus ? — Non évidemment. Dans les récits maoris comme dans notre propre histoire, il faut faire la part de l’imagination des peuples et de la sévère exactitude.

Les légendes maories remontent au delà des migrations ; elles mènent dans la terre d’Hawaïki. Les faits qui se passèrent dans ce pays sont peu intéressants ; ce sont des guerres entre chefs, des violences envers le peuple, etc. Mais nous y trouvons déjà relatées les institutions de toute la Polynésie. Parfois les renseignements sont très précis ; l’une de ces légendes commence ainsi : « Autrefois nos ancêtres se séparèrent ; les uns furent laissés à Hawaïki, les autres vinrent ici dans des canots. » A lui seul, ce texte est concluant. La première des prétentions d’un peuple c’est d’être enfant du sol qu’il habite ; l’orgueil de la conquête ne vient qu’après. On peut donc croire celui qui avoue être venu d’ailleurs et s’être fixé dans le lieu où il vit sans avoir eu besoin de le conquérir.

Une des légendes maories les plus intéressantes et les plus importantes, est celle relative à Poutini et à Whaïapu. Ces deux noms ne désignent pas des héros, comme on pourrait le croire, mais deux pierres, l’une de jade gris, l’autre d’obsidienne. Ces objets, considérés comme des trésors et des talismans précieux, occasionnèrent des guerres sanglantes, comme il y en eut dans l’Inde pour le fameux diamant connu sous le nom de Montagne de lumière. La guerre s’alluma entre Ngaué, propriétaire de Poutini et une femme-chef. Ngaué fut vaincu et forcé de chercher un refuge loin de sa patrie. il s’embarqua et aborda à l’île septentrionale de la Nouvelle-Zélande. Il fit le tour de cette île, y donna des noms qu’on retrouve encore, découvrit des roches de jade, en fit des ornements et des armes qu’il rapporta à Hawaïki. Une hache qu’il rapporta ainsi, connue sous le nom de Tutauru, fut conservée jusqu’à nos jours.

De retour à Hawaïki il trouve ses compatriotes en guerre civile, et séduits par ses récits et les richesses qu’il rapporte autant que pressés de fuir leur pays désolé, plusieurs se décident à émigrer. Le poème cite ici les noms des principaux chefs qui émigrèrent alors. On construisit avec les haches qu’avait rapportées Ngaué des navires, dont deux surtout, nommés l’Arawa et le Taïnui jouent un grand rôle dans l’histoire de cette migration.

L’Arawa était commandé par Tama-té-Kapua qui enleva la femme d’un de ses compagnons nommé Ruaéo, en faisant mettre à la voile tandis que celui-ci était encore à terre. Mais Ruaéo est un savant magicien qui pour se venger « change les étoiles du soir en étoiles du matin, et celles du matin en étoiles du soir »l. Tama-té-Kapua avait fait passer par un stratagème sur son canot un prêtre-chef, nommé Ngatoro-i-Rangi, commandant du Taïnui. En voyant le désordre produit par les conjurations de Ruaéo, Ngatoro monte sur le pont, et Tama-té-Kapua en profite pour faire violence à sa femme. Ngatoro furieux de cet outrage renverse les étoiles comme l’avait fait Ruaéo, et pousse le navire vers un tourbillon. Le canot est perdu, en vain on supplie, Ngatoro reste inflexible. A la fin, touché des cris et des supplications des femmes et des enfants, il désarme sa colère et remet le navire dans sa route. On aborde enfin à la Nouvelle-Zélande, et immédiatement on y plante des patates douces qui sont, d’après la légende, celles qu’on y cultive encore.

Nous devons faire quelques observations sur ce récit. Le renversement des étoiles par suite des imprécations de magiciens est certainement un fait merveilleux ; mais il n’est pas difficile d’y reconnaître un de ces événements naturels fréquents dans ces mers, le renversement des vents. Nous avons vu ce renversement se produire dans le voyage de Kadou qui crut être resté à l’ouest, tandis que la tempête l’avait jeté à l’est. — Remarquons que la légende parle de femmes et d’enfants : cette émigration emportait donc tous les éléments d’une colonie.— Aussitôt arrivés, on plante des patates, dit le poème. Nous devons voir dans ce fait un exemple de la dissémination de certaines plantes par transport volontaire ; nous verrons ailleurs d’autres faits du même genre. — Nous voyons enfin Ngatoro monter sur la plate-forme du canot, Ceci indique que l’Arawa était une de ces grandes pirogues doubles capables de transporter 150 à 180 hommes, tels qu’en construisent encore ces peuples. Dumont d’Urville les a déclarées capables de longs voyages. Elles sont certainement égales, sinon supérieures, aux vaisseaux qui portèrent Christophe Colomb vers l’Amérique. On voit donc que la construction navale était chez eux assez perfectionnée pour permettre le transport de nombreux émigrants.

Nous sommes obligés de passer ici beaucoup de détails intéressants. Ils montrent l’esprit religieux de ces peuples qui, à peine arrivés consacrent un lieu à leurs divinités ; nous y trouvons l’institution du Tabou, qui est encouru et levé, comme cela se pratique encore de nos jours en Polynésie. Ngatoro le premier en fut frappé pour avoir enseveli Tama et fut forcé de revenir dans son pays natal pour le lever.

Une autre légende présente encore des faits importants qui nous engagent à la relater. Ngatoro avait laissé à Hawaïki une sœur mariée à Manaïa. Celui-ci voulut donner une fête pour lever un Tabou. Mais « quand les fours furent ouverts », la viande ne se trouva pas assez cuite. Manaïa entra dans une grande colère et menaça sa femme de lui faire manger la chair de son frère « rôtie sur des pierres de Waïkorora. » — Remarquons que ce mode de préparation s’est transmis jusqu’à nos jours.— Pareille menace était une insulte impardonnable. La sœur consulte les dieux sur la conduite à tenir et envoie sa fille à Ngatoro. Celle-ci part sans canot, c’est-à-dire sur une simple pirogue, emportant les divinités protectrices des hommes ; les premiers émigrants n’avaient emporté que les dieux, des patates douces et des poissons.— On a prétendu que les Polynésiens n’avaient pas de culte : par ce simple récit on voit au contraire qu’ils ont un Olympe très nombreux ; chaque profession a deux ou trois dieux protecteurs. — La jeune héroïne qui apportait de si grandes divinités, fut bien accueillie à la Nouvelle-Zélande. On commence par répondre par des imprécations et des malédictions aux menaces de Manaïa, et Ngatoro jure que la chair de son ennemi sera cuite avec des pierres de Maketu. Puis on prend des mesures plus sérieuses pour arriver cl une vengeance nécessaire. Ngatoro construit un canot et s’embarqua avec 140 braves guerriers ; il débarque à Mawaïki, est victorieux et mange ses ennemis suivant l’usage. Manaïa s’échappe et vient à son tour investir Maketu avec plusieurs navires. Mais une tempête suscitée par les incantations de Ngatoro disperse ses canots et le fait périr. On retrouva son cadavre que l’on reconnut à son tatouage.

Ce récit nous montre des allées et des venues entre la métropole et la colonie ; les voyages étaient fréquents et entrepris pour le moindre prétexte. Nous y voyons le tatouage indiquant déjà l’individualité : aujourd’hui encore les Maoris portent sur le front le signe individuel.

Jusqu’ici, Ngahué peut donc être considéré comme le Chrissophe Colomb de la Nouvelle-Zélande ; mais voici un autre chant qui en fait retomber l’honneur sur Kupé. Ce ne peut pas être une objection au fait en lui-même, car pareille chose n’existe-t-elle pas dans l’histoire de nos découvertes les plus modernes ? Il suffit que ces deux navigateurs aient abordé à des lieux différents.

Cette histoire de Kupé fournit des renseignements très importants. Il fut forcé de s’expatrier pour avoir tué son cousin et enlevé sa femme. Il débarqua à la Nouvelle-Zélande et revint bientôt à Hawaïki, sous la protection de l’ariki ou chef grand-prêtre, nommé Huenuku. Il trouva là un ami nommé Turi qui se disposait à quitter son pays, poursuivi qu’il était par la colère de ses ennemis. Il avait en effet tué et mangé le fils du grand-prêtre Huenuku, pour venger le fils d’un ami que le grand-prêtre lui-même avait tué et mangé. Kupé lui conseilla alors de naviguer vers le pays qu’il venait de découvrir, et Turi, sur les indications de Kupé, s’embarqua sur l’Aotea. Entre autres compagnons qui partagèrent son exil, il faut citer Porua, monté sur le Ririno. Kupé n’avait trouvé à la Nouvelle-Zélande d’autres êtres vivants que deux oiseaux ; mais avant de partir, les amis de Turi déposèrent dans un canot des patates, des rats vivants enfermés dans des boîtes, des perroquets gris, de grandes poules d’eau, « et plusieurs autres choses précieuses. » Porua « emportait quelques chiens qui devaient être précieux dans les îles où il se rendait, car par leur multiplication ils devaient fournir un bon article de nourriture et des peaux propres à faire de, vêtement chauds. »

Nous voyons encore ici un nouvel exemple de la dissémination des espèces animales et végétales par l’homme. Les deux seuls mammifères de la Nouvelle-Zélande sont le rat et le chien, et les chants nationaux nous apprennent qu’ils y ont été apportés d’ailleurs. Ce fait explique encore le cosmopolitisme du chien que l’homme emporte partout avec lui.

Les trésors des colons furent soigneusement cultivés. A son arrivée, Turi n’a plus que huit patates ; il les coupe en morceaux, les plante séparément et chante pendant ce temps une hymne qui démontre et rappelle leur origine : « Creusons la déesse notre mère, — creusons la vieille déesse la Terre ! — Nous parlons de vous, ô Terre ! ne troublez pas les plantes que nous avons apportées ici d’Hawaïki la noble. » Les patates réussirent, et Turi rendit ce lieu sacré par des prières et des incantations, « pour que personne ne s’y aventurât, et ne heurtât les jeunes plantes. » En d’autres termes, il met le tabou sur ce lieu, comme Cook et Bougainville le virent mettre souvent sur des champs et des terres en culture.

Dans les légendes précédentes, il n’est jamais fait mention des premiers habitants de la Nouvelle-Zélande, ce qui démontre bien que les navigateurs trouvèrent déserts les points où ils abordèrent. L’histoire de IManaïa présente un fait nouveau et soulève un problème important.

Comme les autres, il trouva des régions désertes ou habitées déjà par des Hawaïkiens.Mais à l’embouchure d’une rivière nommée Waïtara » il trouva un peuple qui vivait là ; c’était les habitants originaires de ces îles ; Manaïa et ses hommes les tuèrent et les détruisirent. » D’autres traditions dépeignent ces hommes comme moins forts et moins courageux que les Maoris. Récemment on a découvert dans l’île septentrionale, des instruments et des ustensiles enfouis dans le sol et tout différents de ceux que produit l’industrie des Maoris.

Qu’étaient ces indigènes ? Et d’abord sont-ils enfants du sol ? — Évidemment non ; car s’ils avaient de tout temps vécu en ce point ils auraient été fort nombreux : or, il ne s’agit que d’une peuplade restreinte, puisque Manaïa avec 150 hommes les détruit. Les premiers navigateurs ne les avaient pas rencontrés et avaient pourtant visité presque toutes les cotes. Il s’agit donc dans ce récit d’une peuplade étrangère, arrivée tout récemment dans ce pays et qui ne s’était pas encore multipliée.

D’où venaient-ils ? En examinant les caractères physiques présentés par les castes inférieures de la Nouvelle-Zélande, on reconnaît bien vite la trace d’un mélange de sang nègre. Il est donc plus que probable que ces hommes que rencontra Manaïa étaient des nègres que les courants avaient poussés là, et dont une partie qui n’a pas été détruite s’est fondue avec les rangs inférieurs du peuple néo-zélandais. Dumont d’Urville et Dieffenbach avaient eu cette pensée, mais ils avaient reculé devant les considérations linguistiques ; M. Gaussin a cependant trouvé dans la langue maorie de rares éléments nègres, et cela suffit pour confirmer l’opinion que suggèrent l’examen des caractères physiques.

Ces chants nationaux ont donc un remarquable cachet d’exactitude, qui en fait de véritables histoires, de véritables chartes qui, pour n’avoir pas été écrites, ne sont pas moins dignes de foi que nos documents relatifs à l’histoire du moyen âge. Dans les divers archipels, dans chaque île même, on eût pu rencontrer des renseignements aussi précieux, mais il ne s’y trouva pas de George Grey pour les recueillir. Trop souvent on s’est contenté du fait général. Mais en réunissant les divers données, on arrive parfois à mettre hors de doute les origines et les dates dans les limites remarquablement précises.

En ce qui concerne Tahïti, les légendes, la carte de Tupaïa et les renseignements qu’il donna à Cook, démontrent bien qu’elle a été peuplée par des Samoans, Ellis a même pu préciser quelle fut la première île habitée de l’archipel tahïtien, il croit que ce fut Raïatéa, au nord-ouest. Là, en effet, est une plaine sacrée qui s’appelait jadis Hawaï, comme l’ile père. C’est là qu’Oro se montra, d’après la légende, :et institua les Aréoïs. Oro est une sorte de demi-dieu dans lequel il faut voir un chef d’émigration.

Tahiti devint à son tour un centre d’où est partie la population des archipels voisins et en particulier de Pomotou, ou archipel Dangereux. Là cependant est une race qui s’éloigne un peu du type général polynésien. Le teint est plus foncé, le type moins élégant et des traditions parlent de nègres. On doit se demander pourquoi ces différences, et si l’on considère les grandes pirogues des Pomotou qui rappellent les canots de la Micronésie, on est amené à penser que cette population pourrait bien être venue des Carolines, poussée en ce point par une tempête : la linguistique éclairera sans doute ce point encore obscur.

Tahïti a envoyé des colonies plus loin encore, elle a peuplé le sud des Marquises : le langage, les institutions, tout, d’après Hale, y est tahitien, Cependant les traditions disent expressément qu’ils viennent d’Havaïki ; mais ne pourrait-ce pas être l’Havaii d’Oro ? — Au nord, la population a dû venir de Tonga : la langue et les coutumes y sont les mêmes. Une tradition précise nous apprend que le premier homme et la première femme qui vinrent là y apportèrent l’arbre à pain et la canne à sucre, et venaient de Vavao, île du nord de l’archipel Tonga.

Les Sandwichs ont été peuplées par une colonie homogène : tout y est identique, traits, langage, traditions. Mais le beau type polynésien y a souffert de certains mélanges ; le teint y est plus jaune, plus foncé. Le langage est purement tahïtien, et les traditions se rattachent aux Marquises. Aussi Hale a-t-il été conduit à regarder les habitants des Sandwichs comme venant du sud des Marquises. Mais Dumont d’Urville a recueilli une tradition précise, d’après laquelle le premier homme et la première femme seraient venues de Tahiti, apportant un cochon, un chien et une paire de poules. Cette tradition raconte des voyages et des relations entre Tahiti et les Sandwich : un prêtre nommé Kama-pii-Kai fit trois fois cette traversée et périt dans un quatrième voyage. Ces voyages sont interrompus depuis longtemps, toute relation a cessé et le mot de Tahïti signifie maintenant aux Sandwichs loin, et se l’apporte plus à une région spéciale : il a été conservé comme pour attester le point de départ et l’ancienneté des relations.

Comment nous expliquer maintenant cette modification remarquable du type polynésien aux Sandwichs ? Les traditions nous rapportent que les premiers hommes qui arrivèrent en cc lieu, y trouvèrent des génies, habitant les rochers et les cavernes ; ils firent alliance avec eux et se marièrent. — Il faut voir dans cc souvenir légendaire une simple alliance avec un peuple qui habitait primitivement cette contrée ; la tradition ici comme toujours grandit et anoblit ces êtres avec lesquels on se maria, de même qu’elle fait des êtres terribles et supérieurs de. ceux que l’on a combattus ; c’est une tendance de l’esprit humain que l’on retrouve partout.

Mais d’où venaient ces génies ? — Si Kadou au lieu d’aller des Carolines aux Radaks était parti de celles-ci dans la même direction, c’est aux Sandwichs qu’il serait arrivé : le fait récent explique le fait passé. Il est probable que ces premiers habitants étaient des Micronésiens. Or, parmi eux il est des races très noires, ainsi s’explique la différence de teint et la modification des traits que l’on observe dans la population des Sandwichs.

Ces faits suffisent pour donner une idée de la possibilité du peuplement par migrations volontaires et involontaires et du sens général de ces migrations ; presque toujours, sur la carte de Hale, les flèches sont dirigées de l’ouest vers l’est ; il n’y a guère d’exception que pour la Nouvelle-Zélande et les Sandwichs, dont le peuplement nécessite une route vers le nord et vers le sud.

L. HALLEZ.

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