La mort est cruelle pour l’Académie des Sciences, elle semble s’acharner sur son bureau. Après un de ses deux secrétaires perpétuels c’est le tour d’un de ses deux présidents.
Il faut même ajouter que la perte de Milne-Edwards paraît être un triste corollaire de celle de Bertrand. En effet, c’est pour être sorti trop rapidement de ses appartements du Muséum, et s’être rendu à l’Académie pour suppléer Bertrand agonisant, que Milne-Edwards a succombé à l’indisposition en apparence sans conséquence dont il était atteint.
De même que Bertrand, Milne-Edwards fut un enfant précoce. De bonne heure il cueillit tous les lauriers universitaires. Il n’y a pas d’examen qu’il n’eut passé avec des boules blanches. Depuis longtemps il était désigné comme le successeur de son père. Il retrouva les avantages et aussi les inconvénients de cette facilité de débuts.
L’originalité de son talent a souffert du principe d’hérédité. Au lieu d’être lumière, il fut surtout reflet ; n’ayant point à ouvrir de sillon nouveau, il suivit le sillon que l’auteur de ses jours avait tracé avant lui. Le père de Milne-Edwards était né en Angleterre et avait heureusement combiné les qualités de sa patrie d’origine et de sa patrie d’adoption. Il n’était ni un Cuvier, un Geoffroy Saint-Hilaire, ni même un Darwin, mais ses leçons de physiologie comparée resteront comme un monument de sens et de perspicacité. Précisément parce que l’auteur n’a pas de système général qui lui est propre, le livre est destiné à durer longtemps.
On doit à Alphonse Milne-Edwards un grand nombre d’observations curieuses et intéressantes qui formeraient autant de chapitres du cours de Physiologie comparée. Il était très clair, et professait très bien. Ce qui caractérise surtout sa carrière, ce sont ses explorations sous-marines, exécutées à bord du Travailleur et du Talisman. Il fut, en effet, un des premiers à suivre l’impulsion donnée par les savants norvégiens, dans cet Océan arctique dont la Flore et la Faune sont si riches : comme si la nature voulût se dédommager par la richesse de ses déserts polaires, de la stérilité du sol neigeux et glacé.
Les résultats des voyages d’Alphonse Milne-Edwards furent exposés au Muséum, décrits par tous les journaux scientifiques et produisirent une immense sensation. C’est alors que l’administration du Muséum comprit l’avantage d’organiser des expositions spéciales en l’honneur des voyageurs qui revenaient des pays lointains et peu connus, ou particulièrement intéressants au point de vue patriotique colonial.
Ces expositions furent surtout fréquentes à partir de l’année 1891 où Alphonse Milne-Edwards fut nommé directeur du Muséum, en remplacement regretté et sympathique Fresny, mis d’office à la retraite pour ne pas s’être suffisamment tenu dans les limites des crédits accordés par le ministère.
Alphonse Milne-Edwards fut un administrateur remarquable, et les neuf années de sa direction marqueront certainement dans l’histoire du Jardin, dont Milne-Edwards connaissait les moindres détails, car il l’habitait depuis l’âge de six ans ; à une époque où les enfants ne songent ordinairement qu’à jouer à la balle, ou à faire des tas de sable, il paraît qu’il l’étudiait déjà en observateur convaincu. Peut-être rêvait-il déjà que le commandement de ce beau domaine scientifique lui était attribué ?
La société de Géographie a raison de s’associer de cœur aux hommages que l’Académie des sciences prodigue au défunt, En effet, nul homme n’a fait autant pour développer et consolider l’alliance de l’histoire naturelle avec la description physique du globe sur lequel nous sommes enchaînés, malgré les pointes poussées en l’air par les disciples de Charles et de Montgolfier.
Sa création la plus utile fut l’institution d’un cours annuel en faveur des explorateurs. Presque tous les hommes de science et d’héroïsme qui ont étendus le domaine colonial de la France, ont profité de cette remarquable initiative. Cet enseignement était révolutionnaire à la manière des cours de la grande école normale, professée dans le grand amphithéâtre du Jardin, alors que pour se reposer d’avoir décrété la victoire sur les champs de bataille, la Convention nationale la décrétait encore contre l’ignorance et la superstition. Alphonse Milne-Edwards méritait l’honneur que lui a fait le ministre de l’Instruction publique, en prononçant son oraison funèbre au cours des obsèques célébrées le 24 avril au cimetière du Montparnasse. Il restera de son administration un monument durable, c’est le nouveau bâtiment renfermant les collections de zoologie. On peut dire que c’est un magnifique Palais élevé à l’ensemble de la création. C’est un genre de luxe qui sied à une nation républicaine dont le Muséum fut l’idole à l’époque ou la déclaration des Droits de l’Homme fut rédigée. Car c’est au nom de la nature que la Révolution s’insurgea contre les privilèges et les préjugés de la féodalité, qui avaient persisté sous l’antique monarchie.
Lors de la séance du lundi 23 avril, l’Académie des sciences était profondément agitée, car l’annonce de la mort inattendue de Milne-Edwards augmentait le nombre des élections auxquelles elle devait procéder, et les affaires électorales sont, de toutes, celles dont les immortels se préoccupent avec le plus de passion. Rien que pour remplacer Milnes-Edwards, il faudra charger un membre de la section de zoologie, un vice-président, et un directeur du muséum. En effet, quoique le ministre invite, suivant la loi, l’académie à rédiger une liste de candidature, il se croit obligé de prendre toujours le premier désigné par l’académie.
C’est un abus évident qui tend à faire de l’académie la maîtresse absolue des chaires du collège de France, du Muséum, du Conservatoire des arts et métiers, du Bureau de longitudes, etc. La direction du Bureau central de météorologie, de l’observation de Meudon, et tous les grands établissements scientifiques est donc dans les mains d’une compagnie chargée de se recruter elle-même sans aucun contrôle et dont la prépondérance s’affirme d’année en année, souvent aux dépens de l’initiative privée, la vraie source infinie du progrès.