I.
« Rien n’étonne autant l’Européen, dit Pickering, le savant ethnologue de la grande expédition de Wilkes, que les différences physiques entre les natifs de l’Australie et ceux de la Nouvelle-Zélande, deux régions situées cependant sous le même parallèle. » Grands, bien faits, les Néo-Zélandais ont des cheveux noirs, épais, bouclés ; le front haut et un peu fuyant ; le nez proéminent et parfois aquilin ; les yeux noirs, petits et perçants ; les traits plus durs que chez les autres Polynésiens et rendus farouches par le tatouage. Le changement de climat et d’habitudes, ajoute Pickering, n’est pas moins remarquable. La température est froide, et la flore ne renferme qu’un petit nombre d’espèces intertropicales, même de celles qui appartiennent à l’aire polynésienne. Le taro n’y vient point à maturité, et la patate douce n’y est que d’introduction récente. La faune n’offre aucune particularité caractéristique, et il va sans dire que le porc, le canard domestique, le chien, peut-être, sont également d’origine exotique. Quoiqu’ils possèdent de longues et fortes pirogues, réunies deux à deux, sculptées sur les bords et aux extrémités, les Néo-Zélandais, contrairement aux autres Polynésiens, évitent la haute mer. Par contre, ils barricadent et fortifient leurs villages, ce qui ne se voit nulle part dans la Polynésie, si ce n’est à Tonga-Taboo, qui paraît avoir emprunté directement cet usage à l’archipel Fidji. Nulle part, dans ces parages, le système des clans et une sorte de féodalité à la fois patriarcale et guerrière n’ont plus de racines et de vigueur. L’humeur farouche de cette race éclate dans ses danses et dans ses chants de guerre. Quels exploits et quels chants, et surtout quelles danses 1 Les bâtons, les lances, les fusils volent en l’air, Les cris des danseurs mettent en fuite les troupeaux du voisinage et effrayent presque les spectateurs. Une espèce de récitatif, des hurlements, des grognements, des sifflements gutturaux servent d’orchestre ; les femmes se dépouillent de ce qui leur sert de vêtements pour s’agiter dans des contorsions frénétiques. Les hommes se lancent dans une course furieuse i puis ils s’arrêtent, tirent un coup de feu et repartent. Ils recommencent plusieurs fois jusqu’à ce qu’ils tombent enfin Sans haleine et roulent entièrement épuisés sur le sol.
La Nouvelle-Zélande occupe l’extrémité méridionale de cette portion de l’immense aire océanienne que les géographes désignent sous le nom de Polynésie. Elle se compose d’une grande bande de terre, longue de 400 lieues et large de 25 à 30, qui court du nord-est au sud-ouest et que coupe vers son milieu le canal de Cook, sorte d’entonnoir dont la bouche se tourne vers la mer et le goulot vers la côte orientale. Abel Tasman fut le premier des navigateurs européens qui atterrit à ses rivages et il y reçut l’accueille moins hospitalier (1642). Un de ses canots s’étant détaché de ses navires et faisant route vers la côte fut aperçu par les naturels, qui accostèrent immédiatement le canot hollandais et le firent chavirer. Trois hommes de l’équipage furent engloutis dans la mer ; les quatre autres, qui avaient réussi à gagner le rivage, y furent assommés à coups de casse-tête. Ce fut dans la profonde échancrure qui se remarque à la pointe nord-ouest de l’Ile méridionale que ces faits se passaient ; elle en a gardé le nom de Baie du massacre, nom sinistre et trop commun parmi les archipels océaniens.
A cent trente ans d’intervalle, notre compatriote, le capitaine Marion Dufresne, recevait des Néo-Zélandais un accueil d’abord très amical, ce qui n’empêchait pas ces insulaires de massacrer, quelques jours plus tard, la moitié de son équipage. L’année suivante, Furneaux trouva sur la grève déserte des débris de canots, des vêtements européens et, chose horrible, des corbeilles contenant les débris de cadavres qui avaient été rôtis. Dans son troisième voyage, Cook entretint toutefois avec les Nouveaux-Zélandais des relations assez bonnes ; mais, en 1809, ils décimèrent l’équipage du Boyd qui s’était rendu, il est vrai, coupable de quelques méfaits, et, en 1816, ils massacraient tout l’équipage de l’Agnès, dont le sort ne fut découvert que dix ans plus tard. En 1826, un navire américain vint à mouiller dans une baie de la côte orientale, et les naturels montèrent à bord. L’un d’eux avait des cheveux blonds, et sous les nombreux tatouages qui zébraient son buste, ses bras et ses jambes, la peau d’un blanc se laissait découvrir. Le prétendu sauvage n’était autre, en effet, que le matelot Rutherford, le seul survivant de la catastrophe de 1816, dont il raconta les affreux épisodes. Traîné à terre avec six matelots qui, comme lui, n’avaient pas été massacrés sur le pont même de l’Agnès, il avait vu assommer ses camarades les uns après les autres à coups de tomahawk, et il se souvenait encore, après tant d’années, des hideux éclats de rire et des affreuses contorsions des insulaires pendant cette exécution. Le carnage achevé, on creusa des trous dans la terre et on alluma des feux. Les acteurs de cette scène, que la plume se refuse presque à dépeindre, s’étaient partagé la besogne : les uns dépeçaient les cadavres, les autres allaient en laver les morceaux au ruisseau voisin, les autres enfin jetaient les morceaux dans les trous. Puis le festin commença ; tandis que les chefs se repaissaient, leurs enfants se disputaient les os à demi rongés qu’on leur jetait. Le lendemain, les restes, mêlés dans de grands baquets à de la viande de porc et à des patates douces, servirent de régal au gros de la tribu.
Les Maoris formaient pourtant la race la plus sociable peut-être de toute la Polynésie ; ils se familiarisaient très vite avec les idées et les mœurs que les immigrants européens leur apportaient, et faisaient preuve dans les villes anglaises de l’Australie, qu’ils aimaient fort à visiter, d’une curiosité très intelligente. Si nous parlons d’eux au temps passé, c’est qu’il est trop permis de prédire leur extinction totale dans un assez court délai. Qu’on jette les yeux sur la statistique suivante : Cook, en 1769, évaluait à 400 000 le nombre total des Maoris, et, quatre-vingts ans plus tard, ce nombre est réduit à 109 000, soit environ des trois quarts. En 1858, celle population est tombée à 56 000 personnes, et le census officiel du mois de mars 1874 ne parle plus que de 43 500. En d’autres termes, dans l’intervalle d’environ cent ans, les indigènes de la Nouvelle-Zélande ont vu leur nombre diminuer de près des neuf dixièmes. Cette race a fondu, pour ainsi dire, dans ses querelles intestines et dans sa lutte contre les Anglais. L’isthme d’Auckland, qui joint la partie nord et la partie sud de lka-Na, l’île septentrionale, était autrefois le séjour d’une puissante tribu : les Ngativuas, au commencement de ce siècle, étaient au nombre de 25 000 à 30 000. Aux flancs des cônes volcaniques qu’ils habitaient s’accolaient des pahs, ou villages fortifiés, véritables places entourées d’un double rang de palissades de profonds fossés tout garnis de fougères et de roseaux. C’était là que les chefs et les anciens de la tribu résidaient, tandis qu’à la base des montagnes les cases des serfs s’étendaient avec les champs qu’ils cultivaient. « Là, dit un voyageur, M. Ferdinand de Hochstetter, que la frégate autrichienne Novara déposait, en 1859, sur l’isthme d’Auckland, là, pendant que les vieillards, revêtus de leurs manteaux de phormium et accroupis en cercle, devisaient de leurs exploits et des légendes des aïeux, la jeunesse du clan se livrait à de nombreux passe-temps.
Les jeunes filles répétaient en chœur les chansons apportées par leurs ancêtres à Hawaïki, la première patrie de leur race. Les enfants abandonnaient à la brise leurs cerfs-volants en légers roseaux, et les adolescents plongeaient dans les flots du sommet de quelque haut promontoire. »
Aujourd’hui, chants, jeux, exercices, tout a cessé. Les pahs subsistent encore sur les flancs des anciens volcans de l’isthme qu’ils semblent tatouer ; mais les Maoris eux-mêmes ne sont plus. Si le voyageur est désireux de retrouver ce qui reste des Ngativuas, il faut qu’il pénètre dans les grottes laviques du mont Smart, du mont Wellington, du mont Hobson, qui renferment leurs os. C’est au mont Hobson que M. de Hochstetter rencontra dans une hutte à moitié enfouie sous des amas de terre une vieille femme devenue folle et comme telle bannie de la société de ses semblables, suivant la coutume de ces archipels : cette malheureuse était l’un des rares débris de la puissante tribu de l’isthme.
Notre voyageur eut l’occasion de visiter deux grands chefs, Te-Heuten et Pini-Te-Kore, véritables représentants de l’ancienne aristocratie maorie. Le premier était un homme de taille moyenne, plutôt délicat que robuste, aux yeux étincelants et aux longs cheveux tombant en boucles sur des joues imberbes et tatouées du côté droit. Il entretenait cinq femmes et songeait à en prendre deux autres. A beaucoup de finesse il joignait les idées superstitieuses de sa race sur la toute-puissance des génies et des mauvais esprits de la terre, de l’eau et de l’air. Il avait perdu, en 1846, son frère ainé Tukino, véritable géant qui mourut, comme un Titan, écrasé avec sa famille et une partie de son village sous l’éboulement d’un pan de montagne. On résolut de lui faire des funérailles grandioses et de porter ses vêtements et ses armes sur le sommet du Tongariga, dont le profond cratère les aurait engloutis et dont les pyramides de scories volcaniques s’élevant vers le ciel lui auraient servi de sarcophage. Les porteurs se mirent en marche ; mais au moment où ils approchaient de la partie supérieure du cône, toujours couronnée d’un panache de vapeurs sulfureuses, une détonation souterraine se fit entendre. Ils prirent peur et s’enfuirent précipitamment, abandonnant leur fardeau sur une pierre isolée. Le cadavre de Tukino y est resté, et la montagne a été déclarée tabou, c’est-à-dire sacrée.
L’autre bote de M. de Hochstetter lui dépeignit la façon de combattre des Maoris d’autrefois. Les belligérants, disposés en lignes de cinq, de dix, de vingt, même de quarante hommes de profondeur, s’arrêtaient à une vingtaine de mètres les uns des autres. Ils tenaient leurs armes de la main droite, levant alternativement la jambe droite et la jambe gauche, poussant des hurlements qui finissaient en soupirs prolongés. En ce moment, les chefs sortaient des rangs pour échanger avec l’ennemi, comme le font les héros d’Homère, des invectives et des bravades. Puis l’action s’engageait, ou plutôt une série de duels. Quand elle était finie, les blessés du parti vainqueur étaient transportés sur des brancards hors du champ de bataille, les blessés de l’ennemi insultés et achevés à coups de casse-tête. Les chefs étaient épargnés momentanément ; mais ce n’était que pour être livrés plus tard aux plus affreuses tortures : on leur découpait les membres avec des scies faites de dents de requin ébréchées ; on versait sur leurs blessures de la gomme bouillante ; on les faisait cuire vivants. Et le vieux Pini-TeKore, que ces souvenirs reportaient à un demi-siècle en arrière, ne parlait qu’avec un profond dédain des mesquines fusillades qui avaient remplacé ces glorieux faits d’armes.
Il habitait les alentours du lac Taupo, mer intérieure longue de 42 kilomètres, large de 20 et d’une profondeur que l’on n’a point sondée jusqu’ici. Le Taupo se dresse de 1250 mètres au-dessus du niveau de la mer, complètement entouré de formations volcaniques, parmi lesquelles dominent les trachytes et des masses gigantesques de pierre ponce. Le site, dans son ensemble, offre un coup d’œil magnifique et rare. Au nord-ouest, le Rangitto, le Tahua, le Titanpiranga, dont le sommet en pyramide ressemble aux ruines d’un château démantelé, se dressent à des altitudes d’un millier de mètres. Au midi, l’œil s’arrête sur une rangée de pics volcaniques que dominent le cône largement tronqué du Ruapahou ; le Tongariga, dont le cratère d’éruption, très beau et très vaste, semble encore actif ; le Ngaurahoé, dont les contours et la disposition générale rappellent le Vésuve environné de la Somma. Du sein de son cratère s’élèvent constamment des nuages de vapeurs blanchâtres qui, tantôt immobiles, planent sur le sommet, tantôt, poussées par la brise, laissent apercevoir les sombres dentelures du rivage occidental du Taupo, Cette nappe d’eau est sujette à d’assez fréquentes tempêtes : à ces moments, on dirait une mer furieuse : des vagues à la crête blanchâtre s’abattent sur ses rives avec un bruit sec et retentissant, fort semblable au ressac sur les côtes de l’Océan.
Les indigènes ne manquent pas d’attribuer ces tempères au mauvais esprit — Horo Montangi — lequel, dans leur mythologie, joue un rôle très actif et prédominant [1]. Pour l’apaiser, ils lui offrent continuellement des fruits et des légumes, et peut-être jadis lui sacrifiaient-ils des victimes humaines, car certains indices permettent de rattacher au culte, partiellement du moins, l’anthropophagie des Néo-Zélandais. Un voyageur anglais, qui paraît être à la fois un narrateur candide et un observateur intelligent, et qui écrivait en 1857, a cru que, dès cette époque, les Maoris avaient absolument abandonné cette pratique, quelle qu’en fût l’origine. Mais M. Hursthouse doit s’être trompé, puisqu’en 1854 un naturel nommé Te-Na, s’efforçant de fonder une religion nouvelle, lui donnait précisément le cannibalisme comme une de ses bases fondamentales. Te-Na se prétendait en communication directe avec l’ange Gabriel, qui lui avait dicté lui-même les conditions d’une foi nouvelle et conféré le don des miracles. D’autre part, le Paï-Marire — tel était le nom du nouveau Credo — se rattachait, dans une large mesure, aux aspirations des Maoris à leurs rancunes nationales. La première manifestation consista dans le meurtre d’un officier anglais, le capitaine Lloyd. Les sectaires ne s’étaient pas contentés de lui couper la tête : ils la promenèrent à travers tous leurs villages et mutilèrent le cadavre. Quelques mois plus tard, au nombre de plusieurs centaines, ils osaient attaquer la redoute de Gentry-Hill ; mais ce coup de main devait leur coûter cher : soixante-dix sectaires furent tués, parmi lesquels un des collaborateurs de Te-Na, un grand nombre blessés ; et depuis, le Paï-Marire est rentré dans l’ombre, sauf à reparaître si de nouvelles insurrections éclataient, pour leur imprimer un caractère plus féroce.
II.
« Quel mode de transport préférez-vous ? » demandait-on un jour à Léopold de Buch. « Et ne savez-vous pas, » répondit non sans quelque brusquerie l’illustre savant, « de quelle façon doit voyager un géologue ? » Lorsque, en 1839, un groupe d’émigrants jeta les bases de la colonie actuelle de la Nouvelle-Zélande, il eût été impossible à quiconque d’y voyager autrement qu’à pied. Le H. James Buller, qui vint dans le pays deux ans après et qui n’y a pas séjourné moins de quarante ans, nous apprend qu’à cette époque il était entièrement à l’état de nature. Pas une route, pas un pont ; il fallait se débattre dans des marais et des fondrières, escalader des montagnes aux pentes abruptes, se frayer, le coutelas à la main, un chemin à travers les broussailles, descendre et remonter les cours d’eau en canot indigène. Les sentiers de guerre qui sillonnaient les bois étaient les grandes routes d’alors, où les voyageurs s’avançaient en file indienne, trébuchant de temps à autre contre quelque souche séculaire ou arrêtés par la gigantesque liane Sapple-Rake. Pour seul abri, la cabane du Maori ou la tente de calicot que chacun emportait avec soi. Du poisson et des patates, tel était le menu invariable de chaque repas ; quant à ceux qui voulaient ajouter du sucre, du thé, du pain et du lard à ce maigre ordinaire, ils devaient s’en munir au départ, de même que de couvertures pour leur coucher et de tabac, tant pour leur usage personnel que comme moyen d’échange avec les naturels et comme monnaie courante. Aujourd’hui, tout cela est bien changé : d’excellentes routes ont été tracées sur de grandes distances et des ponts sur tous les cours d’eau de quelque importance. 12 000 milles, soit 1900 kilomètres de voies ferrées, sont ouverts ; d’autres lignes sont commencées et, dans peu d’années, les deux grandes îles posséderont un réseau ferré complet. Les voitures et les charrettes circulent là où la locomotive manque encore ; les naturels ont pris l’habitude de se servir du cheval, et il n’est pas rare de les rencontrer en troupe, comptant de dix à cinquante sur des chevaux richement caparaçonnés [2].
Il y a quarante ans, ce qu’on appelait une ville dans la Nouvelle-Zélande n’était qu’une réunion de misérables huttes ou de tentes rangées le long d’amas d’immondices et de flaques de bouc que l’on décorait du nom de rues. Aujourd’hui, la colonie compte plusieurs belles villes, réunissant de 20 à 35000 habitants et dont les rues, bien pavées et éclairées au gaz, sont bordées de beaux édifices et incessamment parcourues par des véhicules de toutes sortes et des tramways mus par la vapeur. Ces villes ont des parcs et des jardins publics ; elles n’ont pas oublié les besoins intellectuels de leurs habitants : elles possèdent, en effet, des musées, des bibliothèques publiques, des conservatoires des arts et métiers. Wellington, peuplée de 20000 âmes, est le chef-lieu administratif de l’île : c’est là que siègent le gouverneur et la législature, composée de des membres nommés à vie et de 75 membres élus, parmi lesquels 4 Maoris. Mais la ville la plus grande et la plus populeuse est Dunedin, et après elle vient Auckland, ancienne capitale de la colonie.
En 1843, le crédit public de la colonie était si faible qu’elle essayait vainement d’emprunter à Sidney la faible somme de 375 000 francs au taux de 15 % d’intérêts. En 1880, son budget des recettes s’est élevé à près de 100 millions de francs. Sa dette, en chiffres ronds, représente 675 millions de francs, et sur la place de Londres, quand elle emprunte, l’intérêt demandé n’excède pas depuis longtemps 6 %. Cette dette peut paraître excessive, et il ne manque pas de gens, soit à Londres, soit à Wellington, qui à ce propos prononcent le mot de gaspillage. Au fond, le docteur Buller croit cette expression exagérée. Il admet bien que les hommes d’État néo-zélandais ont payé leur tribut à la faiblesse humaine, et qu’ils n’ont pas toujours apporté au ménagement des finances coloniales toute la prudence nécessaire ou tout le savoir-faire possible. Mais il sait qu’avec ces 675 millions on a fait des œuvres très utiles, des œuvres durables. Ainsi on a construit, comme nous l’avons déjà dit, 1900 kilomètres ferrés et 13000 kilomètres de fils télégraphiques ; on a garni les côtes de nombreux phares et créé à l’intérieur 814 bureaux de poste qui distribuent annuellement 9 millions de lettres, 5 millions de journaux, 500 000 paquets d’imprimés et 116 000 cartes postales. On a enfin fondé un système d’instruction publique qui a doté d’une école chaque localité pouvant fournir au moins vingt écoliers et qui compte déjà 928 districts scolaires, avec 1893 maîtres. La dette publique, quelque formidable que soit son chiffre actuel, n’est nullement, à ce qu’assure le docteur Buller, au-dessus des ressources d’une communauté économe et prospère, dont les propriétés mobilières et foncières atteignent, d’ores et déjà, une valeur qu’on ne fixe pas à moins de 118 millions sterling, soit à environ 3 milliards de francs.
Quelques balles de lin, quelques cargaisons de bois et un petit nombre de tonnes de pommes de terre, voilà tout ce qu’aux débuts de la colonisation la Nouvelle-Zélande expédiait en Angleterre. Aujourd’hui ses exportations montent à 6 078 000 livres sterling et ses importations à 6 973 000, soit un total d’environ 13 millions sterling, ou de 325 millions de francs. Elle nourrit 138 000 chevaux, 579 000 bœufs, 13 500 000 moutons, et son exportation annuelle en laines représente une valeur moindre de 75 à 100 millions de francs [3]. Quoi qu’il y ait dans les deux îles des parties propices à la culture pastorale, c’est celle du Sud qui offre les conditions les plus favorables à l’élève du bétail. Elle est traversée dans toute sa longueur par une chaîne de montagnes qui en forme, pour ainsi dire, la colonne vertébrale et qui détache, à droite et à gauche, de puissants contreforts aux croupes et aux pentes admirablement boisées. Ils laissent entre eux de vastes plaines et de riches pâturages, dont la vue rappelle les Alpes et dans lesquelles des colonies d’Allemands se sont installées. Elles y prospèrent et y ont créé des fermes à céréales, dont quelques-unes, au témoignage du Rév. Buller, peuvent soutenir la comparaison avec les bonnes fermes d’Angleterre ou d’Écosse.
Ce n’est point la seule richesse de l’île du Sud qui possède des mines de houille : les provinces de Nelson, d’Otago, de Westland renferment de très puissants dépôts aurifères. Leur première découverte date de 1857 ; mais elle ne fut bien connue que quatre ans plus tard. On était alors en pleine insurrection maori ; la nouvelle n’en eut pas moins un grand retentissement parmi les indigènes : hommes, femmes, enfants, accouraient tous, de toutes parts, vers les placers, en criant : De l’or ! du bel or fin ! Et ego autem in Arcadia. Les mineurs inoccupés se hâtaient aussi d’accourir de l’Australie. Il est certain que l’exploitation de ces richesses souterraines a grandement favorisé la prospérité des provinces qui les renferment. Ou commencement de 1857 à la fin de 1877, c’est-à-dire pendant une période de vingt et un ans, les mines de l’île du Sud et celles de la province d’Auckland ont fourni, en effet, à l’exportation une valeur de 8M millions de francs et donné de l’occupation à un grand nombre de bras.
A la date du 3 mars 1878, la population de la colonie était, les Maoris non compris, de 411 412 habitants et probablement à l’heure actuelle elle atteint le chiffre de 450 000. Il y a une trentaine d’années, ce chiffre n’était que de 26 000, chiffre qui montait déjà à 99 000 dix ans plus tard, et qui devenait, en 1870, de 256 200. Sur les 411 412 habitants, relevés lors du dernier recensement, on a dénombré 103 195 natifs de l’Angleterre et du pays de Galles, 47 949 Écossais, 43 758 Irlandais, 16 291 Australiens, 171 126 nés dans la Nouvelle-Zélande de parents anglais, 4 840 originaires des autres possessions britanniques, 18 505 nationalités diverses et 9408 de nationalité inconnue. L’accroissement que manifeste le recensement de 1878 est presque celui de 100 pour 100 pour une période décennale ; mais il n’a pas fait cesser la grande différence qui existait auparavant entre la portion mâle et la portion femelle de la population. On compte encore aujourd’hui 231 139 hommes contre 183 273 femmes, et ce grand écart (47166) au profit des hommes ne serait pas d’un bon augure pour l’avenir de la colonisation néo-zélandalse si le flot de l’émigration future ne devait pas le faire progressivement disparaître.
Aussi les domestiques, surtout ceux du sexe féminin, sont-ils très demandés : une nourrice est payée à raison de 25 à 50 francs par semaine et une blanchisseuse sur le pied de 6 fr. 25 par jour, avec la nourriture. « Les femmes de toutes conditions, dit à ce propos le Rév. Buller, si elles ont des mœurs et un bon caractère, ont de meilleures chances de s’établir confortablement ici que dans la mère patrie. Il y a plus d’hommes que de femmes, et les hommes en général sont en position de se marier. Que les personnes du beau sexe qui se recommandent par quelque attrait personnel se le disent : elles ont des chances de trouver à la Nouvelle-Zélande un logis à embellir de leur grâce et de leur amabilité. »
III.
Il n’y a plus de Tasmaniens ; les Australiens deviennent de plus en plus rares et il en est ainsi, comme nous le disions tout à l’heure, des Maoris de la Nouvelle-Zélande. Mais il s’en faut que ce douloureux phénomène de l’extinction des races aborigènes se restreigne dans ces proportions. Partout la mort frappe sur une grande échelle parmi les archipels polynésiens. De 1813 à 1858, les îles Marquises ont vu tomber de 30 000 à 11 000 le chiffre de leurs naturels. En 1778, on évaluait aux Sandwich à 300 000 le nombre des insulaires et aujourd’hui il n’est plus question que de 70000. A Tahiti, la décroissance serait plus marquée encore : 240 000 en 1874 et seulement 7512, quatre-vingt-trois ans plus tard. Voilà les chiffres tels que nous les fournit M. de Quatrefages [4], notre illustre naturaliste et si la base, empruntée à Cook, est discutable, le fait en lui-même ne l’est point. Un des explorateurs modernes de la Nouvelle-Calédonie nous dit qu’en une seule année, l’île Ouen a perdu 35 habitants sur 130, et la tribu de Balade, jadis une des plus nombreuses et des plus puissantes, était réduite, il y a une quinzaine d’années déjà, à cent personnes à peine et, chose étrange, elle ne comptait plus de jeunes filles.
« Cela est patent, cela est palpable [5], s’écrie M. Jules Garnier, à qui nous avons emprunté ces derniers détails, partout où l’Européen passe, l’indigène meurt et périt. » Et cette opinion n’est pas particulière à cet explorateur : c’est celle de tous les anthropologistes qui se sont occupés de ces lointains archipels et de tous les voyageurs qui les ont parcourus. M. de Quatrefages et Darwin tiennent là-dessus le même langage que M. de Rochas, M. Blainne, les médecins de la marine Vieillard et Deplanche ; de sorte que la seule difficulté gît dans l’explication de cet étrange phénomène. Faut-il admettre, avec les paléontologistes, un ordre fatal de succession des races supérieures aux races intérieures ? Faut-il voir dans les Polynésiens les derniers représentants d’une race que le refroidissement terrestre aurait peu à peu refoulée vers l’équateur, seul point de la terre où elle puisse encore vivre, mais d’une existence précaire et que le moindre écart compromet ? Doit-on croire enfin à l’insalubrité du climat polynésien et mélanésien ? On sait ce que, au point de vue moral, l’on doit entendre par la substitution des races supérieures ou inférieures ; la chasse aux Australiens et l’extermination graduelle des Peaux-Rouges ont assigné à cette expression un sens aussi précis que terrible, et au point de vue scientifique, il entre dans l’explication beaucoup d’hypothèses, L’origine, aujourd’hui complètement avérée, de ces populations est absolument incompatible avec le second système, et quant au troisième, il reçoit également des faits un démenti très caractéristique, puisque certainement les blancs et les métis prospèrent dans ces mêmes lies où les aborigènes dépérissent.
Il faut donc chercher moins haut et plus près. Un fait certain et constant, c’est que l’arrivée dans la Polynésie d’un navire européen coïncide avec l’apparition de dysenteries, de fièvres et d’autres affections parmi les insulaires. Darwin a expliqué la chose d’une façon bien simple, en rappelant que pendant une longue traversée il se forme à bord une masse de miasmes putrides. Ces miasmes, inoffensifs ou à peu près pour ceux qu’un contact quotidien y a graduellement accoutumés, deviennent au contraire délétères, vénéneux, pour ainsi dire, pour les personnes que leur brusque atteinte surprend. La phtisie pulmonaire, qui exerce là-bas une action si terrible, pourrait bien y être aussi une importation européenne : c’est du moins ce que les Néo-Calédoniens sont unanimes à penser. Ils citent le désastre de Koturé qui coïncida avec la venue des premiers caboteurs anglais, et à en juger par la sensation de froid que les Tahitiens et les Néo-Zélandais disent ressentir à notre contact, l’affirmation semble assez plausible. On sait maintenant que les premiers explorateurs ont confondu un mal indigène, le Tonga, avec notre syphilis. Dès lors,celle-ci est une autre importation européenne, et certainement, ce sont les marins européens qui ont introduit dans ces îles le tabac,le rhum, le gin, l’eau-de-vie. Et quels ravages l’abus de ce narcotique et de ces spiritueux n’a-t-il pas dû exercer sur des constitutions faites à une diète végétale et qui ne comportait aucun écart de régime ou d’habitudes !
Pour notre compte, nous nous sommes souvent demandé si, parmi les causes de dépérissement des populations polynésiennes, il n’y avait pas lieu de ranger l’impression triste et découragée qu’ont dû causer à des races naturellement fières les entreprises des Européens, leur nombre, leur intelligence et l’on est bien forcé d’ajouter, leurs passions déréglées et cupides. M. de Quatrefages a mentionné cette circonstance sans paraître y attacher beaucoup d’importance ; mais Gratiolet s’y arrêta, et certains faits que rapporte un fonctionnaire anglais semblent bien donner raison au célèbre physiologiste. En 1860, M. Malcolm Sproat prenait possession au nom de la Grande-Bretagne de la partie de l’île Vancouver qui occupe le fond du Barelay-Sound, à l’entrée septentrionale du détroit de Fuca. Dans ce coin de terre vivaient quelques tribus sauvages appartenant à différentes familles, ne parlant pas le même langage, placées certainement sur les plus bas échelons de l’humanité et que M. Sproat a désignées collectivement sous le nom d’Aths, parce que Ie nom de toutes leurs tribus renferme l’affixe Ath. Instinctivement les sauvages ne virent pas de bon œil la venue des Anglais. Ceux-ci, en les forçant d’abandonner le littoral pour aller s’établir dans l’intérieur, augmentèrent encore leur déplaisir. Comme ils se sentaient les plus faibles, les Aths ne donnèrent néanmoins aucun signe apparent de mauvaise humeur, et pendant un premier hiver, ils ne parurent même s’apercevoir qu’en bien du voisinage des Européens.
Ils travaillaient pour eux à la journée, et avec l’argent de leurs salaires, ils achetaient des vêtements, de la farine, du riz, des pommes de terre, toutes choses qui leur étaient vendues à très bas prix et dont ils paraissaient s’accommoder fort. En un mot, on les eût dit très satisfaits, et réellement ils se montraient d’une vraie gaieté. Mais le deuxième hiver venu, nos sauvages, au grand étonnement de M. Sproat, manifestèrent des dispositions toutes différentes. Les jeunes gens s’étaient visiblement européanisés dans le sens le moins favorable du mot ; ils s’enivraient volontiers, et aussi souvent que possible, de gin et de rhum. Les hommes faits, ainsi que les vieillards, fuyaient la présence des Anglais ; cachés au fond de leurs huttes, ils semblaient nourrir de sinistres desseins et leurs visages respiraient la menace. Cette métamorphose inquiéta d’abord le résident anglais ; mais il en eut bientôt démêlé la vraie cause. La vue des Anglais, de leurs vaisseaux, de leurs machines ; le sentiment de leur écrasante infériorité avaient comme hébété ces pauvres gens ; ils leur avaient enlevé toute confiance en eux-mêmes, tout respect de leurs traditions et de leurs usages. Bientôt une épidémie fondit sur eux et y fit les plus grands ravages. Vainement M. Sproat avait-il interdit de la façon la plus rigoureuse la vente des liqueurs fortes ; vainement la débauche sexuelle était-elle inconnue parmi eux. Les Aths mouraient l’un après l’autre « victimes du découragement morne et stupide dont ils avaient été irrémédiablement atteints dès leur premier contact avec une race mieux douée que la leur »,
Ad.-F. de Fontpertuis