Du mouvement dans les fonctions de la vie, septième partie

E.-J. Marey, La Revue Scientifique - 21 juillet 1866
Mardi 7 juillet 2009 — Dernier ajout vendredi 9 août 2019

VII Limite de fréquence des excitations électriques qui provoquent la contraction des muscles volontaires

Nous avons vu jusqu’ici l’intensité de la contraction musculaire croitre avec la fréquence des excitations électriques qui la provoquent. Il est pour tant, dans certains cas, une limite au-delà de laquelle l’augmentation de fréquence des excitations électriques, bien loin d’augmenter l’intensité de la contraction, la fait diminuer et même disparaitre. — Répétant un jour l’expérience qui a fourni le graphique 1, et qui consiste à provoquer la contraction d’un muscle par des excitations de fréquence accélérée, je me servis d’un poids plus lourd que de coutume. Je m’attendais à éprouver une sensation beaucoup plus forte et à observer une contraction beaucoup plus énergique. J’observai, à ma grande surprise, que la sensation douloureuse que j’éprouvai d’abord faiblissait rapidement pour disparaitre tout à fait, et s’en même temps le levier de l’enregistreur de la contraction musculaire indiquait un affaiblissement progressif et une cessation complète de cette contraction. J’accusai d’abord l’appareil de quelque erreur et je supposai que les contacts cessaient de se produire avec une rotation trop rapide de la machine, mais je reconnus bientôt qu’il fallait chercher une autre cause à ce phénomène. Déjà Masson avait observé que les excitations électriques obtenues avec la machine de Pixii ne semblaient pas agir également bien sur les muscles des animaux lorsqu’on accélérait beaucoup les interruptions de courant. Un chat sur lequel ce physicien faisait ces expériences poussait des cris lorsqu’on tournait lentement la machine, semblait se clamer lorsqu’on accélérait la rotation et donnait de nouveau des signes de vives douleurs l’on ralentissait le mouvement.

La conclusion de Masson fut qu’une condition physiologique particulière devait être la cause de ces singuliers effets, et qu’à chaque excitation électrique il fallait un certain temps pour que le muscle eut le temps de réagir.

Dans ces dernières années, M. Guillemin, à qui l’on doit de beaux travaux sur l’état variable des courants électriques, observa les mêmes phénomènes. Mais il remarqua de plus que la présence du fer doux dans la bobine inductrice modifiait l’état des courants induits et en prolongeait beaucoup la durée. Or, comme les courants induits qui se prolongent à la clôture et à la rupture d’un courant inducteur sont de sens inverse l’un par rapport à l’autre, il s’ensuit que ces deux courants, s’ils se produisent trop près l’un de l’autre, se neutralisent en partie. C’est ainsi que leur effet décroit sous l’influence d’un mouvement trop rapide de l’appareil interrupteur. Cette dernière interprétation, entièrement basée sur les lois de la physique, me semble être la seule vraie ; vous allez voir qu’elle est susceptible d’une démonstration très claire par l’emploi de la méthode graphique.

Un interrupteur mécanique est fixé sur le bord de la table, une manivelle permet de lui imprimer une rotation plus ou moins rapide à volonté. D’autre part, un compteur enregistrant trace sur le cylindre au moyen d’un levier, des vibrations dont chacune correspond à 24 excitations électriques. Un autre levier enregistre en même temps le mouvement musculaire que je recueille sur moi-même au moyen de la pince myographique.

Première expérience. — J’emploie comme excitant les courants induits et je laisse le fer doux enfoncé dans la bobine. — Je tourne la manivelle lentement, puis plus vite, enfin avec une grande rapidité — Le graphique (fig. 244) nous montre à partir d’un certain moment, que plus la fréquence des excitations s’accroît, plus l’intensité de la contraction diminue. On voit la courbe musculaire tomber. très-bas au moment où la vitesse est il son maximum. A cet instant, le nombre des courants induits est d’environ 240 par seconde.

Deuxième expérience. - J’enlève les fers doux de la bobine et j’opère comme tout il l’heure. La contraction musculaire augmente d’intensité à mesure que je tourne plus rapidement la manivelle ; elle semble rester stationnaire, sauf quelques légères variations ; mais on ne la voit pas décroitre, quelle que soit la vitesse de rotation de l’appareil (fig. 245).

Troisième expérience. - J’emploie comme excitant l’extracourant de la bobine inductrice, et je laisse le fer doux dans cette bobine. Lorsque la manivelle tourne lentement les secousses musculaires sont très-énergique ; la douleur très violente. Je tourne plus vite, la contraction se produit et la douleur diminue déjà. Je tourne encore plus vite, toute douleur cesse, la contraction faiblit et disparaît presque entièrement. Tout s’est donc passé comme dans l’expérience représentée dans la figure 244.

Si j’enlève le fer doux, l’extra-courant ne produit plus aucune action sur mes muscles.

De ces expériences il résulte : 1° que pour les courants induits et les extra-courants du circuit de pile, la présence du fer dans la bobine diminue les effets physiologiques, lorsque la fréquence des excitations électriques dépasse une certaine limite.

2° Que l’absence du fer doux supprimant cet effet, il faut rejeter l’hypothèse d’une condition physiologique, qui ne permettrait pas aux muscles ou aux nerfs de subir plus d’un certain nombre d’excitations par secondes.

3° Enfin, que la théorie de M. Guillemin rend compte de tous les faits qui viennent de se produire dans les expériences précédentes ; elle est donc entièrement satisfaisante.

Des difficultés que présente la fonction dans les différents muscles des animaux

Jusqu’ici, messieurs, nous n’avons étudié que les différences qui surviennent dans l’acte musculaire, suivant la nature de l’excitation portée sur les nerfs on les. muscles. Nous allons voir maintenant comment réagissent les différents ordres de muscles sous l’influence d’excitations semblables entre elles,

Des différences nombreuses vont nous frapper, non-seulement suivant l’espèce animale, sur laquelle nous explorerons l’acte musculaire, mais aussi suivant que chez un même animal nous observerons tel ou tel muscle.

Sur la grenouille, par exemple, les différents muscles de la vie de relation ne m’ont pas paru présenter lu même forme de secousse, pour des excitations identiques ; il est vrai que le degré d’épuisement d’un muscle modifie beaucoup les caractères de sa secousse, et que sur un animal récemment sacrifié tous les muscles ne s’altèrent pas également vile, de sorte que leurs fonctions cessent bientôt d’être comparables. Cependant, en me plaçant dans les meilleures conditions, j’ai cru remarquer que certains muscles volontaires ont normalement une secousse beaucoup plus brève que certains autres. Ainsi, le gastro-cnémien m’a paru avoir une secousse sensiblement plus brève que celle des muscles de la langue, mais ces expériences auront besoin d’être reprises.

Si l’on quitte les muscles de la vie de relation pour observer ceux de la vie organique, on trouve des différences tellement tranchées qu’elles vous frappent au premier abord. Je n’ai pas encore réussi il obtenir un graphique bien net des muscles intestinaux, mais le cœur se prête très-bien aux expériences ; j’ai donc pu les répéter un grand nombre de fois.

Caractères graphiques de la systole du cœur. - Étudiée sur le vivant, la systole du cœur est un acte complexe, dans lequel l’action musculaire se mélange il des mouvements passifs communiqués par le liquide sanguin. aux valvules et aux parois de l’organe. Suivant l’état de la fonction, suivant l’espèce animale sur laquelle on l’observe, le graphique du cœur peut offrir les caractères les plus différents. Mais l’acte musculaire lui-même présente chez tous les animaux une uniformité frappante lorsqu’il est dégagé d’influences étrangères.

Pour cela, il faut empêcher la fonction circulatoire de s’effectuer. Le moyen le plus simple est de détacher entièrement le cœur d’un animal et de le placer sous le levier enregistreur. Le muscle cardiaque se contracte ainsi il vide et se trouve placé dans des conditions semblables à celles des muscles volontaires que nous avons étudiés précédemment.

Si nous appliquons au cœur d’une tortue les excitations fréquentes d’une bobine d’induction, nous voyons que le cœur au lieu de se tétaniser comme le ferait un muscle volontaire, continue Il fournir ses systoles régulières, peut-être un peu plus fréquentes que si l’on n’excitait pas l’organe, mais enfin tout à fait indépendantes du nombre des excitations électriques qui lui sont appliquées.

Au point de vue de sa forme graphique, chaque systole du cœur rappelle parfaitement une secousse musculaire unique avec celte différence que la secousse du muscle volontaire est beaucoup plus brève comme nous l’avons vu.

Enfin, si l’on observe une série de systoles successives, on voit que ces mouvements changent de durée et d’amplitude, absolument comme le font les secousses d’un muscle de la vie animale sous l’influence de l’épuisement. Les systoles prennent plus de durée, perdent de leur amplitude et finissent par s’éteindre tout à fait. Une systole, observée à un moment donné, présente une durée que l’on peut prévoir il l’avance : elle sera fatalement un peu plus longue que la systole qui l’a précédée, un peu plus courte que celle qui la suivra, De sorte que si l’on superposait les graphiques de systoles successives, on aurait une figure tout à fait comparable à celle que nous a donnée la superposition de secousses successives.

Tant de ressemblances entre la systole du cœur et la secousse d’un muscle m’ont fait supposer que la systole n’est pas une contraction proprement dite, c’est-à-dire cet état complexe qui résulte de la fusion de secousses multiples, mais qu’elle est constituée par une secousse unique du muscle cardiaque, La grande durée de la systole ne constitue entre celle-ci et la secousse des muscles volontaires qu’une différence tout à fait accessoire. - Mais à quel contrôle pouvais-je soumettre celte prévision ?- Voici le moyen détourné qui me paraît avoir résolu cette difficulté.

Des phénomènes d’induction employés comme moyen d’analyser un acte musculaire. - Nous avons déjà parlé (p. 333) des phénomènes découverts par Matteucci et désignés par lui sous le nom de contraction induite. Vous savez qu’ils consistent en ceci. Lorsqu’une patte galvanoscopique de grenouille est mise en rapport avec une autre patte semblable, de telle sorte que le nerf de la seconde repose sur le muscle de III première ; si cette première patte vient il se contracter, la seconde se contracte pareillement. Dans ce cas, les changements électriques qui surviennent dans le premier muscle au moment où il se contracte, exercent sur le nerf qui le touche une action inductrice qui provoque la contraction du muscle auquel ce nerf se rend.

En recueillant le graphique du mouvement qui se produit dans les deux muscles, l’inducteur et l’induit, j’ai pu constater les faits suivants :

1° Une secousse unique de la patte inductrice n’amène jamais qu’une secousse dans la patte induite.

2° Le tétanos ou contraction de la première patte induit la contraction dans la seconde.

3° La patte induite n’emprunte pas il l’inductrice le caractère de son mouvement. - Ainsi, en prenant comme inductrice une patte de grenouille épuisée, et par conséquent lente à se mouvoir, on induira dans une patte fraîche les secousses brèves qui appartiennent au muscle non épuisé.

Ces premiers faits m’ont paru fournir un nouveau moyeu d’analyser l’acte musculaire, En effet, si un mouvement, quelque prolongé qu’il puisse être, n’induit dans une patte de grenouille qu’une secousse unique, c’est probablement qu’il ne consiste lui-même qu’en une secousse musculaire. Or, c’est ce qui se passe lorsqu’on applique la systole du cœur comme inductrice sur une patte galvanoscopique,

Secousse induite par la systole du cœur dans une patte de grenouille. - Je place le nerf d’une patte galvanoscopique sur le cœur d’une grenouille, et nous voyons que chacune des systoles cardiaques induit dans la patte une secousse unique, très brève, environ quinze fois plus courte que la systole du cœur qui l’avait provoquée. Il paraît donc naturel de conclure que la systole du cœur n’est point assimilable aux contractions proprement dites, c’est-il-dire il ces efforts soutenus que produisent les muscles volontaires en fusionnant une série de secousses. La systole du cœur semble au contraire correspondre il la secousse du muscle cardiaque. Ainsi s’explique l’analogie de sa forme avec celle de la secousse d’un muscle en général ; la transformation que la fatigue fait éprouver à la systole cardiaque comme il une secousse musculaire, etc. Celle nouvelle manière de comprendre les mouvements du cœur conduira peut-être à mieux comprendre aussi différents phénomènes qui se relient il l’acte musculaire de cet organe.

Des variétés de forme que présente le mouvement dans les muscles volontaires de différentes espèces animales.

Lorsqu’on écoute le son que produit en vibrant l’aile de certains insectes, on perçoit une tonalité extrêmement aigüe, et l’on a pu en conclure que l’aile de ces insectes exécute en une seconde plus de mille mouvements. Or, puisque d’autre part la secousse la plus brève qu’on puisse provoquer dans les muscles de la grenouille semble durer environ six à huit centièmes de seconde, puisque le nombre maximum des secousses perceptibles qu’on peut provoquer dans ces muscles n’excède guère trente par seconde, il est évident que les caractères du mouvement varient dans les diverses espèces animales.

Une belle étude de physiologie comparée serait à entreprendre : elle consisterait à déterminer les caractères et la durée du mouvement qui se produit dans les muscles d’animaux de différentes espèces, sous l’influence d’excitations semblables.

Quelques expériences que j’ai entreprises à ce sujet m’ont donné déjà des résultats intéressants. Elles m’ont montré qu’une excitation électrique produit dans les muscles volontaires de différents animaux des mouvements bien différents.

La Tortue terrestre, dont la marche est si lente, présente, dans les caractères de sa secousse musculaire, une lenteur extrême. Si l’on applique la pince myographique à la patte d’une tortue et qu’on électrise ce membre, la secousse unique qui s’ensuit dure autant que la systole du ventricule d’une grenouille. Voilà donc un muscle volontaire dont l’action se l’approche tout à fuit de celle des muscles de la vie organique. Ce fait me semble d’autant plus important qu’il supprime la dernière dissemblance qui restait encore entre une systole ventriculaire et la secousse d’un muscle de la vie animale.

Chez les Crustacés, la secousse est assez longue également ; c’est surtout la période de retour du muscle à sa longueur normale qui est prolongée. En somme, sur l’écrevisse, j’ai trouvé des secousses d’environ une demi-seconde de durée.

Les muscles des poissons ont, au contraire, une secousse extrêmement rapide. La durée de ce mouvement serait même chez eux moindre que chez les mammifères. Sur une Tanche j’ai. obtenu des graphiques dont la durée n’excédait pas deux centièmes de seconde.

Enfin, chez les oiseaux, la secousse est tellement brève que j’ai pu obtenir jusqu’à 75 secousses par seconde sans arriver an tétanos ; si je me suis arrêté à cette limite, c’est que l’interrupteur électrique dont je disposais ne pouvait donner des vibrations plus rapides.

Il serait intéressant de rapprocher les uns des autres les graphiques musculaires fournis par différentes espèces animales et de les réunir dans un tableau synoptique.

Je me borne il représenter (fig. 246) les graphiques obtenus sur l’oiseau 0 [1], et sur la tortue T, dans deux expériences comparatives. On voit dans ces graphiques que la patte de la tortue est presque tétanisée avec deux secousses par seconde, tandis que l’oiseau en reçoit un nombre bien plus considérable sans arriver au tétanos.

Étienne-Jules Marey

[1Les grandes ondulations que produit le graphique musculaire de l’oiseau sont produites par les mouvements respiratoires ; la pince myographique était appliquée sur les muscles pectoraux.

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