Étienne-Jules Marey

Dr Toulouse, Revue Scientifique — 7 mai 1904.
Jeudi 27 mai 2010 — Dernier ajout mardi 28 janvier 2014

Nécrologie signée du Dr Toulouse publiée dans la Revue Scientifique du 7 mai 1904.

Le jour de son Jubilé Scientifique, si récent encore, Marey exprimait son dernier désir : voir l’uniformisation des mesures physiologiques, comme, il y a cent ans, avait été réalisée l’uniformisation des mesures géodésiques qui permit des comparaisons rigoureuses entre elles.

Marey n’aura pas vu cette entente des physiologistes : il vient de disparaitre trop tôt pour cette besogne, mais son vœu restera comme un encouragement pour ceux qui peinent vers le but qu’il a désigné. Et je le reproduis ici parce qu’il éclaire vivement toute son évolution de savant, parce qu’il dessine bien sa personnalité, qu’il est le signe du plus appliqué effort à faire entrer la biologie dans le cadre des sciences exactes.

Marey était interne à l’hôpital Cochin, quand il fit ses premiers essais d’inscription graphique du pouls radial. Le sphygmographe clinique, qui est sorti de ces essais et est resté d’un usage courant, a apporté une vive lumière à l’étude des maladies du cœur et des vaisseaux. Par ce moyen, le clinicien peut immédiatement se rendre compte de la manière dont l’onde sanguine’ se propage dans les artères, comment les tuniques vasculaires résident à la pression du flot et reviennent à leur forme primitive. De l’examen de ces tracés, il est possible d’induire la résistance des vaisseaux et l’état du cœur, et connaître si celui-ci a des orifices rétrécis ou insuffisants, laissant passer à chaque contraction une petite quantité de sang, ou laissant refluer dans ses cavités, par une obturation incomplète, le liquide sanguin qu’il vient de chasser. En comparant les tracés fournis par les deux artères, droite et gauche, on peut encore saisir un défaut de synchronisme et établir ainsi l’existence d’une dilatation anévrismale de l’aorte entre les origines des deux vaisseaux. Enfin en conservant les tracés, il est toujours plus facile de leur en comparer de nouveaux et de constater les changements survenus dans l’état vasculaire à des temps différents.

Ce petit appareil est donc précieux. Dès son invention il éveilla la curiosité de tous et montra d’emblée son utilité. M. Brouardel me racontait un jour que Napoléon III, ayant entendu parler du sphygmographe, manda à la Cour Marey, qui fut prié de faire quelques expériences. Il en fit et, parmi les tracés qu’il releva sur les personnes présentes, il remarqua un tracé qui indiquait nettement une insuffisance aortique accusée. Quelques jours après, le sujet qui avait fourni ce tracé pathologique était trouvé mort dans son lit, succombant à une de ces attaques syncopales si fréquentes dans la maladie de cœur que le sphygmographe avait révélée à Marey.

Si j’insiste sur cette première invention, c’est qu’elle montrait nettement l’orientation de l’esprit de Marey. Dans la physiologie, ce qui l’intéressait le plus, ce n’était pas les phénomènes chimiques qui étaient le domaine d’études de Claude Bernard, c’étaient les phénomènes physiques ; et encore là c’étaient surtout les faits confinant à la mécanique : les mouvements, - mouvements des tuniques artérielles et du cœur dans la circulation, mouvements du thorax dans la respiration, mouvements des membres dans la marche de l’homme ou des ailes dans le vol de l’oiseau.

Or comment étudier le mouvement physiologique ?

Il fallait transformer ce qui se meut en quelque chose de fixe et de mesurable. La méthode graphique pouvait résoudre ce problème. Et c’est pourquoi Marey l’applique à la physiologie et la développe avec une grande ingéniosité. De la sorte, tout phénomène pouvait être représenté par une courbe manifestant ses caractères de durée et d’intensité et, en même temps, sa forme particulière. A ce moment, le mouvement ainsi enregistré dans son image, devenait comparable à d’autres, et dans certains conditions, mesurable ; il était réellement d’une étude scientifique.

La méthode graphique, qui était et n’est en réalité qu’un moyen d’études, est devenue dans l’activité scientifique de Marey un but même. Pour réaliser ces courbes de phénomènes variés, où les lois de leurs développements apparaissent si clairement, Marey imagina toute une série d’appareils et de méthodes. Ii porta notamment au début son attention sur les appareils inscripteurs, dont il appréciait justement l’importance : « C’est aux appareils inscripteurs que je m’attachai surtout. Ils retracent les phases des phénomènes par des courbes qui en sont l’expression claire et authentique. Ces courbes sont le langage de la nature vivante ; elles donnent une forme à chacun des mouvements si variables du cœur ou des vaisseaux, de la respiration ou des muscles ; elles mesurent les phases d’un effort, d’une pression, d’un travail, d’une variation électrique ; elles établissent enfin le rapport de succession ou de synchronisme entre divers phénomènes inscrits à la fois. Et si quelque mouvement se refuse à être exprimé par une courbe, la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. offre un moyen plus fidèle encore d’en traduire toute les phases en des images permanentes. » Le « tambour de Marey », d’un usage si général, a été vite adopté par tous les laboratoires et est devenu l’auxiliaire nécessaire dans toutes les études du mouvement.

Mais son ingéniosité s’est appliquée avec un égal bonheur à créer des appareils d’exploration. Après le sphygmographe, qui date de ses débuts et qui est destiné à l’étude du pouls, il a imaginé le cardiographe destiné à explorer les mouvements du cœur, à travers la paroi du thorax, le pneumographe pour les mouvements de la respiration. C’est encore l’étude de la marche qui sollicite l’attention de Marey, qui imagine de chausser les pieds du sujet ou les sabots du cheval- car son étude ne s’attachait pas seulement à l’homme - d’appareils à soufflet qui transmettent à distance les pressions successives du corps sur le sol. Puis, s’inspirant de la méthode ’photographique de Muybridge, il construit un appareil photographique simplifié permettant de prendre à de courts inler’Î’al1e-s des images d’un corps en mouvement, d’un homme-en marche, d’un oiseau volant.

C’est Marey qui a créé la méthode cinématographique, qui a eu dans ces derniers temps un si grand retentissement et qu’il a appliquée aussitôt à l’étude de la physiologie de la locomotion.

Marey a su le premier tirer parti de l’utilisation de ces méthodes à l’étude du phénomène. Par exemple, ses recherches sur le cœur, faites en collaboration avec M. Chauveau, auraient suffi à en illustrer les auteurs. Ce travail en commun, qui devait porter de si beaux fruits, fut entrepris dans des circonstances curieuses que M. Chauveau a contées. « J’habitais Lyon, disait M. Chauveau à Marey, vous, Paris. Il fallait se rejoindre et, une fois réunis, se rencontrer au cours de la journée pour les efforts en commun. Nous n’y avions guère de commodité : Chauveau ne travaillait jamais que le matin ; Marey ne travaillait que le soir. Vous fermez quand j’ouvre, me disiez-vous un jour. Comment arriver à échanger nos idées ? » Ils y réussirent tout de même et leurs travaux sont restés comme les plus précis pour la connaissance de la contraction du cœur, dont le mécanisme était discuté depuis si longtemps. Chauveau et Marey introduisirent les ampoules exploratrices de leur cardiographe dans Les deux ventricules et l’oreillette droite et purent suivre, par les courbes graphiques prises, les divers moments de la révolution cardiaque. Ils purent ainsi constater qu’il y avait un temps appréciable entre la. systole auriculaire et la systole ventriculaire, que la durée de la systole des ventricules est quatre fois plus longue que celle des oreillettes et que la durée de la pause est égale à la durée des mouvements systoliques de la révolution cardiaque, Ils montrèrent que le cœur bat quand les ventricules se contractent, ce qui allait contre l’opinion classique.

Plus tard Chauveau et Marey continuèrent leurs travaux séparément. Marey de son côté a apporté une contribution très importante à la physiologie du cœur et de la circulation. Il montra notamment que, dans le phénomène du choc du cœur, le ventricule ne vient pas battre contre les parois thoraciques mais que, par suite de sa contraction et de son durcissement, le contact avec la paroi devient seulement plus intime. Pour les bruits du cœur, Marey a imaginé un ingénieux appareil, qui permet de reproduire les bruits normaux et anormaux du cœur et a étudié de cette manière l’influence du jeu des valvules. Ailleurs, il observa que la fréquence des battements du cœur était en raison inverse de la pression. Il établit aussi ce fait remarquable que le ventricule passe, dans la première partie de sa contraction, par une période où il se montre réfractaire à l’excitation électrique. Enfin il a fait la preuve que dans des vaisseaux rigides, ce qui est le cas de l’athéromasie, l’écoulement du sang se fait plus mal, d’où la nécessité d’un effort du cœur plus grand. Mais il faut passer.

Tous ces travaux sur la circulation et la création des appareils appliqués à ces recherches eurent de grandes influences sur les éludes des médecins. Elles fournirent des indications qui aidèrent. beaucoup à la réalisation d’autres travaux et d’autres inventions. C’est sur la donnée que la tension artérielle pouvait être mesurée par la contre-pression extérieure nécessaire pour faire disparaître le pouls que Po tain imagina son sphygmomanomètre, si répandu en clinique. Ce grand médecin reconnut l’importance des travaux de Marey sur son esprit en lui dédiant son livre sur la Pression artérielle ..

M, Bouchard déclarait un jour que c’est à Marey que les médecins devaient les solides fondements de leurs connaissances physiologiques et cliniques sur les fonctions du cœur.

Un des caractères principaux de l’esprit de Marey était, selon la juste expression de M. François Franck, qui a vécu-si longtemps dans son in.limité intellectuelle : « Semer et laisser récolter. » Il a été un initiateur en bien des domaines scientifiques. La phonétique expérimentale, qui inscrit les mouvements des divers organes concourant à la parole, procède de la méthode de Marey. C’est d’elle que sont sorties les recherches de microphonie de Boudet. Bien des essais récents d’aviation sont nés. par des conséquences plus ou moins directes-de ses observations sur le vol des oiseaux. Il en est de même de la marche en flexion qu’on expérimente en ce moment dans l’armée, et — tout récemment encore — de application des traits élastiques il la traction, qui, imaginée par Marey il y a déjà longtemps, est revenue en France, après avoir été appliquée dans des pays étrangers.

C’est par les applications sociales de ses recherches que Marey, comme jadis Pasteur dans un aube domaine, a obtenu des corps élus une aide efficace. Les laboratoires qu’il a fondés et notamment celui du Parc aux Princes, ont été largement dotés et entretenus. Il fut un exemple vivant de la reconnaissance que la République témoigne à ceux de ses savants dont les découvertes sont les plus fécondes pour le bien du pays. A son jubilé, il y a deux ans, cette reconnaissance fut solennellement exprimée par le ministre de l’Instruction publique. Il suivait d’ailleurs avec une vive curiosité le mouvement des faits sociaux et s’intéressant à des problèmes en apparence très éloignés de la physiologie expérimentale.

Son rôle scientifique — qui nous importe surtout ici — a été des plus favorables, plus encore par l’orientation qu’il sut donner à la physiologie que par ses découvertes mêmes, pourtant si importantes. « Dès le début de ma carrière, disait-il, je sentis de quel avantage il était, pour la physiologie, de quitter le domaine de la spéculation pour recourir aux mesures exactes, aux instruments précis, et je résolus d’entrer dans la voie brillamment ouverte en Allemagne, il y a un demi-siècle, par les Volkmann, tes Ludwig, les Helmholtz. » Grâce à ces méthodes, la physiologie du mouvement devint d’une étude rigoureuse et comparable aux sciences physiques. La méthode graphique, telle qu’il l’avait réalisée, n’était pourtant qu’un effort vers l’exactitude désirable. Les tambours inscripteurs et les appareils d’exploration lui apparaissaient avec les conditions encore insuffisamment déterminées de leur fonctionnement. Il s’alarmait de la diversité de ces conditions qui, dans tous les laboratoires, aboutissent à des mesures particulières, en rapport avec les appareils employés. Et le remède, il l’indiquait. Il fallait déterminer ces conditions, les rendre d’une application universelle, donner à la science physiologique une unité de méthode, une unité d’expression, une unité de vérité.

Le problème est soluble. Il y fallait la collaboration et la bonne volonté de tous les travailleurs. Sans cette entente, les efforts risquent de rester stériles, au moins dans certaines de leurs conséquences. Et il est à craindre que les travailleurs eux-mêmes se découragent et abandonnent leur tâche. Marey a vu d’ailleurs que le problème dépassait la méthode graphique et s’étendait à tous les moyens d’investigation. Aussi a-t-il, par son initiative propre, décidé l’Association internationale des Académies à instituer une Commission, dont il fut le président, et qui eut la tâche d’étudier et de contrôler toutes les mesures physiologiques qui leur seraient soumises, afin de réaliser l’unification nécessaire. C’est cette initiative de Marey qui sera sans doute la plus belle et là. plus fertile. Il est dans la plus pure logique du développement de cet esprit.

En rendant à Marey un dernier hommage, au nom de la Revue Scientifique, dont il fut l’un des plus illustres et des plus constants collaborateurs, je me rappelle l’homme simple et bon, qui accueillit et encouragea mes premières recherches sur les mesures. psychologiques inspirées de ses tendances scientifiques. Il était secourable à tous les travailleurs ; et c’est. avec confiance que ceux qui avaient besoin de son puissant appui scientifique l’abordaient, sûrs de trouver cnez le savant ta conscience la plus éclairée des devoirs que confère la supériorité sociale.

Dr Toulouse

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