L’enfant au Japon

Daniel Bellet, La Nature N°1060 - 23 septembre 1893
Dimanche 8 mars 2009 — Dernier ajout dimanche 31 janvier 2010
Le marchand d'Amé au Japon

Les Japonais sont un peuple doux, gai, poli, aimable, plein de bienveillance et d’aménité, et, ce qui va bien avec ces qualités, aimant l’enfance par-dessus tout : on a pu dire avec raison que l’Empire du Soleil levant est le Paradis des enfants. Précisément, dans un récent numéro du Popular Science Monthly, le Dr W. D. Eastlake a publié une étude des plus intéressantes sur la vie au Japon, à laquelle nous emprunterons une gravure et des renseignements sur l’ enfant au Japon, en complétant tout cela de données prises dans différents voyageurs qui ont écrit sur le Japon.

Dès le commencement de la vie de l’enfant, on voit se manifester cet amour que chacun a pour lui, il est la grande préoccupation de tous les instants, il est choyé par tous. Et d’abord, dès qu’il atteint son centième jour d’existence, c’est un évènement et l’occasion d’une fête de famille où il tient la première place : les amis, les parents viennent le cajoler, lui apporter des jouets, des robes, des gâteaux, des cadeaux en argent. C’est l’âge où, dans les classes pauvres, on considère que le bébé peut être porté attaché sur le dos de son frère ou de sa sœur, de celle-ci le plus souvent, pendant qu’elle vaque à ses occupations, et passer ainsi la plus grande partie de la journée au grand air.

A ce propos, il nous semble nécessaire de faire remarquer que la santé de l’enfant est l’objet des soins les plus éclairés. Non seulement l’allaitement est fort prolongé, si bien même que l’on voit à chaque instant des enfants de quatre ans s’arrêter de jouer pour prendre le sein maternel ; mais encore, à l’époque de la dentition, on fait manger aux bébés des aliments spéciaux, poissons et petits crustacés, pour leur fournir la chaux dont ils ont besoin. On s’ingénie à développer leur musculature pour les enfants de familles pauvres au moins, dès qu’ils sont solides sur leurs jambes, on les habitue à porter un petit faix attaché sur leur dos, faix proportionné à leur petite taille, et dont on augmente le poids au fur et à mesure qu’ils grandissent. On en fait ainsi de ces vigoureux porteurs qu’on s’étonne de trouver sous la petite écorce du Japonais. Les pratiques japonaises en ce qui concerne les soins donnés aux enfants ont fait et font largement leurs preuves : si nous nous reportons à ce que disait M. Ourakami dans L’Économiste français, nous voyons en effet que la mortalité infantile est extraordinairement faible au Japon, ce qui permet à la population de s’accroître plus rapidement qu’en aucun autre pays du monde entier. Il ne naît que 30,2 enfants par 1000 habitants ; mais on n’en compte que 276 morts avant cinq ans sur 1000, tandis que le chiffre analogue est de 341,2 en France, 335,6 en Prusse, 423 en Russie ; d’autre part on n’y compte que 20,2 enfants morts par mille cas de décès au lieu de 23,8 en France et de 35,7 en Russie.

Pour peu qu’on soit mélange à la vie quotidienne au Japon, on y voit immédiatement quelle place importante y tiennent les enfants, et combien on s’occupe de leurs amusements et de leurs petites joies. Dans toute ville, il y’a une série de marchands, de colporteurs qui ont les enfants pour uniques clients. Il y en a notamment une classe qu’on rencontre arpentant les rues en portant sur leul épaule, à la mode japonaise et chinoise, c’est-à-dire aux deux extrémités respectives d’un bambou horizontal, deux fourneaux où brule du charbon de bois. Arrivé à un coin de rue où il a coutume de trouver une partie de sa jeune clientèle, chacun d’eux s’arrête, et le voici presque aussitôt entouré d’un groupe d’enfants. Pour la modeste somme d’un ou deux rin (le rin vaut le dixième d’un sen ou 4 centimes), chacun d’eux peut avoir à sa disposition une petite tasse de pâte parfumée et une cuillère ; il a le droit de faire cuire cette pâte sur la plaque de fer lisse qui recouvre chaque fourneau, il lui donne la forme qu’il lui plaît, puis la dévore quand elle est bien dorée et bien croquante.

Le marchand d’amé, tel que le représente notre gravure, est aussi un fournisseur exclusif de l’enfance. Son fond de commerce comprend des tiges de roseau sèches, qu’on aperçoit, sur la gravure, debout dans son éventaire, puis une certaine quantité de midzou amé, espèce de pâte de malt. Pour satisfaire ses jeunes clients, le marchand, l’artiste ( car le goût artistique se rencontre chez le moindre homme du peuple) , place un peu de pâte au bout de son roseau, puis la pétrit ou la souffle pour lui donner telle ou telle forme, suivant le désir et la fantaisie de l’acheteur. Celui-ci explique ce qu’il veut, papillon, fleurs, gourdes, et il est aussitôt satisfait ; quand il a bien admiré l’œuvre ou a été dépensé un vrai sens artistique, il la dévore, la tenant par le roseau. ce qui lui permet de ne pas se poisser les doigts .

Les enfants, en dehors des fêtes religieuses ordinaires, où abondent toujours les jeux à eux destinés, les baraques de marchands de jouets, etc. , ont chaque année deux fêtes speciales. L’une est le Sekou, ou Jour des garçons, célébré le 5 mai : des cadeaux sont donnés à chaque garçon, et on hisse pour chacun d’eux, au bout d’une perche au-dessus du toit, une énorme carpe en papier aux couleurs brillantes. La fête des filles est l’Ohinasama, ou « glorieuse déesse des jeunes filles » ; elle a lieu le 3 mars. On peut dire que c’est le grand jour des poupées ; les petites filles sortent toutes leurs poupées, en effet, et dans leurs plus beaux atours : elles étalent aussi leurs petits menages, services à thé.

En dépit de l’affection profonde des parents pour leurs enfants, les Japonais ne sont pas démonstratifs comme nous autres Français : il est bien rare qu’une mère presse ses lèvres sur la figure de son enfant, même alors qu’il est encore tout jeune ; frères et sœurs ne s’embrassent point, n’échangent pas de caresses, les sœurs doivent ne s’asseoir qu’à une certaine distance de leurs frères, ce qui ne les empêche point de se baigner en commun sans que personne y trouve rien à redire. Disons encore que les principales années de la vie d’une fille sont 1a troisième, la septième et la quinzième, époque où on la considère comme devenue femme ; les époques notables pour les garçons sont la troisième année, la cinquième et la quinzième ; c’est alors un homme ! Nous eussions voulu faire d’autres emprunts à l’étude de M. Eastlake ; nous eussions montré les enfants allant en classe et en commun à six ans. les filles faisant huit ans de grammaire et deux à trois ans d’école normale supplémentaire, les garçons continuant dans des écoles spéciales. Il y aurait lieu également de montrer combien est large, chez les Japonais, l’éducation morale ou pratique, et d’indiquer comment, à la façon de Diderot, on éclaire filles et garçons sur quantité de choses que nours cachons soigneusement aux nôtres. Mais nous nous arrêterons là, pensant avoir fait encore mieux apprécier le peuple charmant du Nippon.

Daniel Bellet

Revenir en haut