Les promeneurs qui, fuyant la foule dont les flots emplissent le Champ-de-Mars, cherchent parfois un refuge sous les ombrages paisibles du Trocadéro auront peut-être remarqué, auprès du pavillon des Travaux publics, un petit jardin en pente, enclos d’une légère barrière en bambous. C’est ici l’exposition de M. Kashawara, horticulteur à Tokyo. Éloignée des voies les plus fréquentées, et frappant les regards de ceux-là seuls qui aiment les fleurs et les recherchent, nichée dans un berceau d’arbres verts, de pelouses et de fleurs merveilleuses, elle n’appelle point le visiteur, ni ne le provoque ; elle l’attend avec modestie. Elle vaut d’être vue par son incontestable étrangeté.
Montez quelques marches, faites de troncs d’arbres sciés et juxtaposés avec fantaisie, à plat, et non en longueur comme le font nos jardiniers. A droite, un petit pavillon précédé. d’une sorte d’abri léger, le tout en bois et bambou ; au fond, occupant toute la longueur du jardin, un abri similaire. Sous ces abris, et répartis dans. des corbeilles ou sur de basses tables longeant les allées, une multitude de vases en faïence, renfermant des plantes. Parmi celles-ci, il en est qui attirent de suite le regard. Ce sont de véritables raccourcis d’arbres, des arbres trains, atteignant de 40 à 60 centimètres de hauteur tout au plus, mais parfaitement proportionnés et harmonieux, en quoi ils diffèrent de la plupart des nains d’espèce humaine. Figurez-vous un arbre vu par le gros bout d’une lorgnette.
Raccourcis d’arbres, ils le sont en effet ; pour être précis, ce sont des arbres raccourcis. Approchez donc et les regardez de plus près … La surprise se change en stupeur, quand vous lisez l’étiquette collée sur chaque vase. Cet arbre minuscule qui est là devant vous, c’est déjà un vieillard. Il a 70 ans sonnés. Ce n’est rien, allez plus loin ; celui-là en a 90 ; cet autre dépasse la centaine, et plusieurs ont un siècle et demi.
Je dois dire que, pour vieux qu’ils soient, ils gardent une réserve entière, et n’ont rien raconté de leur passé.
En vérité, à les regarder de près, ils paraissent fort âgés. Ils sont chenus et tordus ; ils ont un semblant de puissance passée. On dirait qu’ils ont lutté contre le vent et la tempête, et que la lutte Il laissé sur eux l’empreinte à la fois lasse et triomphante de l’effort victorieux. Leurs branches s’allongent en tous sens, se replient, se tordent, s’entre-croisent, et l’on éprouve — en petit, en raccourci, comme eux-mêmes — l’impression de lourdeur et de force que l’on ressent à mesurer de l’œil les grandes branches basses, allongées, irrégulières, d’un vieux chêne.
Ces difformes sont l’œuvre de l’homme. C’est ce qui m’a été longuement et avec beaucoup de complaisance : expliqué par un Japonais qui s’occupe de cette singulière exposition, M., Matsunami, répétiteur à l’école des langues orientales de Paris.
Tous ces petits .arbres sont l’œuvre des horticulteurs japonais ; ils ne sont petite et rabougris que grâce à l’emploi d’une méthode fort simple que voici.
Étant donné un jeune plant, une tige qui commence à prendre quelque consistance — il s’agit donc d’une tige de quelques mois seulement — on commence par le planter dans un pot avec un peu de terre végétale ordinaire, en respectant les préférences des plantes, terre légère ou lourde, selon que l’une ou l’autre convient mieux à l’espèce choisie ; mais terre naturelle, sans aucune substance qui soit de nature à retarder la végétation . Si l’on s’en tient à cette première condition seule, l’on obtiendra certains résultats ; la croissance sera généralement diminuée, ralentie ; le végétal demeurera petit, comme un enfant mal nourri demeure chétif.
Pour obtenir ces arbres si petits, et en même temps si parfaits dans leurs proportions, il faut au moyen physiologique ajouter des procédés mécaniques. Ces procédés sont très simples, et il ne faut, pour les appliquer, que du soin et beaucoup de patience ; ils consistent à tordre, à replier sans cesse la tige et les branches sur elles-mêmes, au fur et à mesure de leur croissance, et à les fixer dans leur torsion ou leur reploiement, au moyen de liens et de tuteurs. Si on ne les fixait, en effet, elles reprendraient, aussitôt abandonnées à elles-mêmes, leur direction naturelle.
Dès que la tige présente une certaine consistance, on la ploie de telle façon que la moitié supérieure fasse, par exemple, avec l’inférieure, un angle droit, et au moyen de liens et de tuteurs, dont les uns maintiennent la rectitude verticale d’une partie, les autres l’horizontalité de l’autre, on fixe la tige dans la position choisie. L’arbre se développe dans cette position ; sa tige grossit, mais ne se relève point ; elle demeure courbée. Au cours de la croissance, l’extrémité supérieure de la tige s’allonge, et par sa partie libre, tend à redevenir verticale. Dès qu’elle a pris quelque corps, on la ploie à son tour : en un mot on empêche le plus possible le végétal de gagner en hauteur en infligeant à sa tige l’obligation de suivre les directions .les plus variées : on la fait aller horizontalement, puis en spirale raccourcie, parfois même en s’inclinant vers la terre, au moyen de tuteurs et de liens qui reploient sans cesse la tige sur elle-même et l’empêchent de s’élancer vers le ciel. Ces liens et tuteurs sont nécessairement très nombreux, et c’est une œuvre de patience — patience collective quand il s’agit d’un arbre de 80, 100 ou 150 ans, patience que le père lègue au fils et à ses petits-enfants — que la surveillance d’arbres en voie de rabougrissement. Le traitement imposé à chaque branche est identique : on la tord et contourne, on lui inculque pratiquement, et par la force, l’horreur de la ligne droite ; la malheureuse suit des courbes ou des spirales, elle zigzague, elle s’incline vers le sol qu’elle voudrait fuir, elle a beau croitre, elle demeure courte, repliée sur elle-même. Chaque année les nouvelles pousses sont soumises au même traitement ; chaque année, l’espoir, la liberté entrevue, et chaque fois la même déception.Tes mêmes liens, les mêmes chaînes. Parmi les nouvelles pousses, l’horticulture fait communément un choix ; les unes sont torturées à la façon du reste du végétal ; pour les autres, on les détruit. Cette destruction aide à donner aux branches une forme plus sinueuse, plus capricieuse, si elle porte un bourgeon terminal, et si l’on respecte les bourgeons latéraux qui naissent naturellement sur le côté, faisant avec l’axe principal un angle variable, et, par cela même, tendant moins que les bourgeons terminaux à augmenter la longueur de la branche dans le sens horizontal.
La torture de l’arbre soumis au raccourcissement n’a point de fin, ou peu s’en faut : elle cesse avec la vie même du malheureux. Sans doute, il vient un moment où les parties inférieures de la tige et des branches se passent de liens et de tuteurs ; elles ont pris la courbure voulue, se sont épaissies et ont crû ; elles se sont fixées dans leurs formes et ne se redresseront plus ; il est trop tard pour cela ; on peut les délivrer de leurs entraves, Mais les jeunes pousses veulent — c’est ici un euphémisme d’une ironie déplacée — être surveillées tant que la croissance de l’arbre n’est point complètement achevée ; il les faut lier et ployer, sinon le développement en sera normal. C’est ce que montre fort bien un petit pin âgé d’une centaine d’années, que l’on a pendant longtemps travaillé et torturé pour le laisser ensuite croître normalement. Le tronc en est tordu et contourné ; L’unique branche qu’il porte et qui s’est librement développée, ne diffère en rien de celle du pin normal, et fait avec le tronc qu’elle surmonte le contraste le plus instructif, puisque le même arbre présente à la fois l’état naturel et l’état artificiel.
En parcourant les allées du jardin japonais, on rencontrera un grand nombre de ces singuliers nains du règne végétal. Pour ceux de nos lecteurs qui ne pourraient leur rendre la visite qu’ils doivent à d’aussi vénérables personnes, voici quelques chiffres sur l’âge et la hauteur des principaux échantillons exposés. Abrités sous le petit pavillon qui se trouve sur la droite en entrant, on remarque trois Retinosporas, respectivement âgés de 30 et de 60 ans, qui ont de 20 à 40 centimètres de hauteur. Un érable de 80 ans atteint 50 centimètres ; un autre de10 ans a 30 centimètres. En face de ce pavillon, groupés dans un tronc d’arbre mort, sont différents petits Retinosporas de 80 ans qui ne dépassent pas 20 ou 30 centimètres au plus. S’ils avaient pu se développer librement, ils atteindraient 3 mètres de hauteur environ. (Voir fig
1)Parmi les autres vétérans placés sur divers points du jardin, j’ai encore relevé une quinzaine de Retinospora, ayant de 25à 150 ans, dont les dimensions sont demeurées fort petites, oscillant entre 10 et 50 centimètres, les plus âgés (120 et 150 ans) n’arrivant pas à dépasser un demi-mètre.
A côté des Retinosporas, signalons encore différents Pinus japonica, dont quelques-uns sont tout à fait remarquables comme travail. Ils conservent encore — et c’est, d’ailleurs, aussi le cas pour beaucoup de Retinosporas, la grande majorité des liens qui servent à tordre et ployer leur tronc et leurs branches. L’étude de ces liens est fort intéressante. On comprend, à les compter, combien pareil travail exige de minutie et de patience ; et, à en examiner l’agencement, combien ils font intelligemment disposés. Certains de ces pins ont été admirablement travaillés. Parmi les plus âgés, j’en citerai de 80, de 100, de 130, de 150 ans, dont la tige et les branches sont à tel point raccourcies que la hauteur ne dépasse pas 60 centimètres chez les plus âgés (fig. 2). Quelques Thuyas sont également fort beaux, ayant environ 40 centimètres de hauteur pour 100 ans d’âge ; et l’on remarquera encore différents Podocarpus macrophyllum, chez qui la contorsion de la tige et des branches atteint un degré d’enchevêtrement extraordinaire.
On notera que la plupart des espèces exposées sont des conifères. Ce n’est point que le procédé ne puisse s’appliquer à tous les autres arbres ; il convient à tous, avons-nous dit ; mais on a choisi, pour les envoyer à l’Exposition, certaines espèces de préférence à d’autres, en raison de leur vitalité et de leur résistance plus grande aux fatigues du long voyage qu’il fallait faire, et les conifères étaient, parait-il, mieux en état que d’autres de subir les périls de la traversée. Encore ne l’étaient-ils que très relativement : les deux tiers des arbres ont péri en route par suite de la chaleur. Les survivants suffisent toutefois à nous donner une bonne idée d’un art horticultural peu connu chez nous.
Le visiteur remarquera que différents Thuyas, Retinosporas et Pinus sont fixés au sol par des racines assez fortes, longues de 10 ou 15 centimètres, qui font saillie verticalement hors de terre et soulèvent le tronc d’autant. C’est un effet de la croissance des racines profondes. Celles-ci ne trouvant point à traverser les parois du vase, l’effort très considérable, d’ailleurs, et atteignant un nombre élevé de kilogr..qu’elles exercent a pour résultat de repousser les racines principales hors de terre (fig, 3). Tel Thuya de 100 ans a 40 centimètres de hauteur de tige ; les racines hors terre en ont 15 ou 18. Il est même un Retinospora dont la racine hors terre a 15 centimètres de longueur, alors que la hauteur de la tige ne dépasse pas 10 centimètres. Il parait avoir 25 centimètres, et n’en a que 10 en réalité. Les arbres nains représentent évidemment la partie la plus curieuse, la plus nouvelle de l’Exposition horticole japonaise, mais non la plus jolie au sens de l’amateur européen. A ce dernier nous pouvons cependant offrir une consolation. Il trouvera, avec de nombreux échantillons des Acer palmatum et japonicum, une belle exposition de quelque 600 Cycas, et, plus tard, il assistera à la floraison de superbes plates-bandes de chrysanthèmes.
Les lis et les chrysanthèmes sont, on le sait, fort appréciés des Japonais. J’ajouterai que l’art du raccourcissement des arbres est assez cultivé chez lui, et différents horticulteurs, à TokYo surtout, en font une spécialité lucrative.
Ce goût du petit, du difforme, de l’étrange, n’a rien qui nous puisse surprendre ; il cadre bien avec ce que nous savons des tendances japonaises en matière d’architecture et d’art. Les Japonais ne comprennent ni ne recherchent le grand ; le monumental ; entre leurs mains tout s’amoindrit et se rapetisse, jusqu’à la nature même.