I. Histoire et civilisation.
Pour bien comprendre l’état actuel de la société japonaise, son gouvernement politique et son administration, il faut savoir qu’au Japon comme dans la plupart des nations anciennes de l’Orient, telles que l’Inde, la Chine, l’Égypte, etc., la société est depuis fort longtemps divisée en plusieurs classes. Nous devons dire en quelques mots comment cette division en classes distinctes et inégales, soit au point de vue de l’influence politique, soit au point de vue de la hiérarchie sociale, s’est introduite dans notre pays.
Au sommet de la société japonaise se trouve l’empereur ou mikado, que la tradition japonaise fait remonter par une ligne ininterrompue jusqu’à la divinité. Un chef unique, réunissant entre ses mains les pouvoirs spirituel et temporel, gouverne aujourd’hui le Japon, devenu enfin après bien des luttes et au prix de beaucoup de sang ; un grand et unique empire, depuis la disparition de la féodalité. On sait qu’à l’origine un seul chef également gouvernait le Japon sous le titre d’empereur ou mikado. Mais l’histoire de notre pays nous apprend qu’à une certaine époque, que l’on place vers le milieu du Xle siècle, sous des princes tous jeunes et changeant fréquemment, Kiyomori devint le plus grand chef militaire de l’empire. Alors peu à peu le pouvoir de l’empereur diminua et ne fut bientôt plus que nominal. Kiyomori devenu, en 1167, daijô-dai-jin [1] fut en réalité le vrai souverain de l’empire japonais, Après la mort de Kiyomori, l’influence passa entre les mains d’une autre grande famille, mais le pouvoir impérial, loin de se relever, alla toujours en s’affaiblissant ; tandis que Yoritomo, chef de cette famille nouvelle, rivale heureuse de celle à laquelle appartenait Kiyomori, arriva à concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, et, nommé Sei-i-tai-shogun, fut en réalité l’unique souverain du Japon, C’est lui qui fonda la ville de Kamakura. Les shogun se succédèrent ainsi au Japon jusqu’à Hideyoshi qui, sous le nom de Taikö, est resté l’un des princes les plus intelligents et les plus énergiques qui aient gouverné notre pays. C’est à partir de Taikö et de son fils Yeyasü, qu’il y eut, en droit comme en fait, au Japon, une double autorité : l’une toute honoraire, nominale, et en quelque sorte spirituelle ; l’autre active, temporelle, militaire, entièrement maîtresse du pouvoir exécutif ; la première, entre les mains du mikado ; la seconde, entre celles du shogun, que l’on a plus connu en Europe, dans ces derniers, temps, sous le nom de taïcoun.
Nous venons de voir comment deux autorités parallèles ont pendant fort longtemps coexisté au Japon, dominant par leur rang et par leur puissance la société japonaise tout entière. Nous devons nous demander, maintenant que nous savons quels furent les chefs de l’empire japonais, à quel peuple ces chefs ont commandé ; en d’autres termes, comment était constituée la société japonaise, combien de classes elle comprenait, ce que c’était que chacune de ces classes, et comment elles se sont introduites au Japon.
L’origine du peuple japonais est, comme celle de presque tous les peuples, environnée de mystères. Il en est des peuples comme des enfants grandis, il leur reste bien peu la mémoire de ce qui s’est passé dans leur plus tendre enfance et des circonstances qui ont environné leur berceau. Les Japonais sont-ils aborigènes, c’est-à-dire ont-ils pris naissance sur la terre même qu’ils ont continué à habiter et à cultiver ? Le Japon n’a-t-il été au contraire occupé que par des peuplades d’origine étrangère qui l’auraient envahi et s’y seraient établies à une époque ignorée ? Ou bien encore, c’est là une troisième opinion et la dernière, qui soit possible, la société japonaise est-elle un mélange d’aborigènes et d’étrangers qui seraient venus à un moment donné envahir le Japon, et qui se seraient ensuite mêlés, après la conquête et leur établissement dans le pays, aux aborigènes ? Pour quiconque étudie attentivement la race japonaise, dans laquelle on reconnaît assez clairement le mélange de plusieurs races distinctes, cette dernière opinion est la plus plausible. Mais on ne peut guère fixer avec quelque degré de certitude, on ne peut même se permettre de conjecturer ni d’où venaient les envahisseurs, ni à quelle époque ils se sont établis au Japon. La race japonaise est, venons-nous de dire, une race mêlée ; c’est là un fait acquis pour la science ethnographique ; il y a en elle du sang chinois, mongolien et coréen, peut-être même du sang malais, ce qui s’expliquerait par des immigrations, à une époque donnée, de peuples des îles de la Polynésie.
Les habitants originaires du pays, que l’on appelle Emishi ou Aïnos, ne se rencontrent plus aujourd’hui que dans l’île septentrionale de Yeso. Ils sont séparés du reste de l’empire japonais, mènent une existence à demi sauvage, vivant dans la pauvreté sous des cabanes grossières, et ayant conservé une langue à part ; c’est ce qui nous prouve de nouveau, par les différences nombreuses qui existent entre eux et les autres Japonais, que la race japonaise est une race mêlée.
Il est dans la nature des choses, et les historiens des plus anciens peuples européens sont là pour le démontrer, que la plus grande partie des habitants originaires du pays, continuant à s’occuper de cultiver les champs et de féconder la terre comme faisaient leurs ancêtres, et dominés par les étrangers entrés les armes à la main dans leur pays, où ils se sont fixés en conquérants, deviennent en quelque sorte les esclaves, les serfs de ces derniers. C’est ce que l’on voit dans la plupart des sociétés anciennes de l’Europe.
Le même fait se reproduit du reste en Europe en plein moyen âge, avec les invasions des barbares et les conquêtes de pays étrangers. Puis le mélange se fait peu à peu et par la force même des choses entre les descendants des races conquérantes et ceux des races conquises ; mais les différences primordiales, qui ont d’abord été fort tranchées, ne disparaissent cependant pas complètement, bien qu’elles aillent en s’atténuant de plus en plus avec le temps. C’est ce qui constitue l’existence des classes, qui, à l’origine des sociétés et au lendemain de la conquête étrangère, s’établissent uniquement de fait, par la force, par la suprématie brutale de ce droit que l’on appelle le droit du plus fort. Puis cette existence des classes est ensuite sanctionnée par les lois qui constituent et organisent la société et qui émanent toujours des membres de la race supérieure, de la race conquérante, qui consacre ainsi législativement sa prétendue supériorité sur la race conquise ; c’est la période légale d’institution et de reconnaissance des classes, c’est la période de fondation, d’établissement de la hiérarchie sociale, qui conduit presque fatalement à une espèce de féodalité. La fusion des races peut arriver ensuite, et, par l’acquisition d’une partie de l’influence qu’elle avait perdue, la race conquise peut arriver elle-même à avoir sa participation à l’œuvre législative, à la confection des lois ; elle peut, au prix d’efforts persévérants et de luttes incessantes, arriver à obtenir l’abrogation de ces lois odieuses, de ces lois qui doivent un jour ou l’autre tomber sous le mépris universel et la juste réprobation qu’elles soulèvent dans tous les cœurs honnêtes et justes, et disparaître, en fait comme en droit, devant les progrès de la civilisation et sous le niveau de l’égalité civile. Mais longtemps encore après l’abrogation formelle ou tacite des lois qui consacrent l’existence des classes dans une société, le souvenir de l’existence de ces classes subsistera, ces distinctions ancrées dans les mœurs se perpétueront en quelque sorte à travers les âges et par la puissance de l’habitude ; en un mot, il y aura, pour longtemps encore, le fait là où le droit aura fort heureusement cessé d’exister. Telles sont l’origine et la destinée historiques des classes dans les sociétés en général, et telles elles ont été au Japon.
La race conquérante établie dans le pays se conservant, en partie du moins, pure de tout mélange avec la race conquise, a dû former cette classe militaire qui devint dominante au Japon, et fut la classe supérieure, qui constitua la noblesse du pays. Elle a dû se recruter, nous venons de le dire, exclusivement dans les rangs des envahisseurs. Puis les aborigènes ou autochtones, soit seuls, soit mélangés avec l’autre partie des envahisseurs qui consentit à s’allier à la race conquise, ont formé la classe inférieure, celle des paysans, cultivateurs ou artisans. C’est ainsi que les chefs de tribus ou généraux, que la caste ou classe militaire tout entière considéra la classe inférieure comme lui étant soumise, tandis que celle-ci finit par se considérer de son côté comme l’esclave de la première. Il n’y a, en présence de ce fait, rien d’étonnant que, la soumission et la superstition des basses classes aidant, la classe militaire ait pu rattacher son origine à la divinité elle-même, et fonder ainsi la mythologie japonaise.
A proprement parler il n’y a, au Japon, que deux classes : les nobles et le peuple. On peut cependant en compter une troisième, intermédiaire, formant la classe moyenne et des rangs desquels sortent actuellement prêtres, médecins, savants ; c’est la noblesse de second ordre.
La première classe ou haute noblesse est composée des descendants des anciens guerriers, conquérants du pays, qui ont conservé leur influence comme ils l’avaient acquise, par la force des armes, puis, plus tard, par l’hérédité. C’est la classe en possession de l’autorité ; c’est à elle qu’échoient les offices importants, civils et militaires, les hauts emplois à la cour. Enfin, comme signe de distinction qui lui est commun avec les fonctionnaires civils et les soldats ou guerriers, elle a le droit de porter à la ceinture les deux sabres japonais d’inégale longueur.
La seconde classe ou classe inférieure comprend le peuple sous ses mille aspects : paysans ou agriculteurs, ouvriers, artisans, négociants, etc. Le peuple japonais est en général actif et industrieux ; mais cette classe a été complètement dominée par la première, qu’elle vénère et qu’elle a cru pendant longtemps d’une nature supérieure à la sienne. Aujourd’hui cependant, grâce à la diffusion de l’instruction, qui a pénétré dans les masses et des principes d’égalité qu’elle entraîne avec elle, le paysan japonais se croit l’égal du plus grand seigneur.
Enfin la classe intermédiaire ou noblesse inférieure, noblesse de second ordre, qui comprend les prêtres, les médecins, les artistes, etc., se trouve sur les confins de l’une et de l’autre, réunissant dans une fusion intime les caractères distinctifs des deux autres classes. C’est la classe la plus nombreuse après celle du peuple.
De toutes ces classes, la plus instruite, à cause de sa haute origine et de la tradition de ses ancêtres, c’est la classe noble sous son double aspect : noblesse de premier ordre ou haute noblesse et noblesse de second ordre, mais principalement la première. Ce sont les nobles qui connaissent le mieux l’état politique de notre pays ; ce sont eux qui s’occupent le plus de tout ce qui concerne son gouvernement et ses lois. Littérature, histoire, philosophie, rien de ce qui élève l’esprit, rien de ce qui forme le cœur ne leur est étranger. Ils étudient avec avidité les monuments littéraires que nous a légués la civilisation chinoise expirante, grands et beaux ouvrages où les peuples de l’extrême Orient sont allés jusqu’à ce jour puiser la sagesse et rechercher la vérité. La Chine, en eflet, est vénérée par les lettrés japonais à l’égal des Grecs et des Romains par les savants d’Europe, Et quand je dis la Chine, je parle de la Chine ancienne, du Céleste-Empire philosophe, littérateur et moraliste, C’est la source inépuisable où vient s’abreuver le savant japonais, c’est la mine précieuse qu’il exploite, et où il découvre sans cesse des trésors toujours nouveaux.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que la classe noble, plus instruite et plus réfléchie que la classe populaire, se soit élevée en maintes circonstances contre la politique des taïcouns. Lorsque le taïcoun permit aux étrangers l’entrée du Japon, lorsque l’antique barrière qui fermait nos ports au commerce étranger tomba pour la première fois devant un décret de Hitotsü-Bashi, les nobles qui n’avaient pas été consultés, alors qu’il s’agissait d’une résolution de cette importance, d’une résolution qui pouvait avoir les conséquences les plus graves et l’influence la plus sérieuse sur l’avenir du Japon, se révoltèrent contre l’autorité taïcounale, en même temps que le chef respecté, dépositaire souverain de l’antique autorité, protestait hautement contre cette violation des lois en vigueur dans notre pays. Or, il est facile de comprendre ce qui poussait les nobles à s’opposer ainsi à l’exécution du décret du taïcoun, et ils ne sont pas à blâmer autant qu’ils pourraient le paraître de s’être élevés avec tant de force et d’énergie, nous pourrions même dire d’acharnement, contre une mesure qui, mieux étudiée, plus approfondie et mieux connue, devait enfin obtenir l’approbation de la plupart d’entre eux, bien mieux, à laquelle les résultats acquis en peu d’années allaient bientôt les forcer d’applaudir.
Depuis plus de trois cents ans, grâce à la législation en vigueur (on se l’imaginait du moins), législation qui prohibait l’entrée du Japon et fermait ses ports à tous les étrangers, on avait joui d’une paix solide et prospère. Le souvenir des troubles excités dans notre pays par l’arrivée des premiers étrangers, la guerre civile allumée à l’occasion du nouveau dogme que les missionnaires avaient voulu répandre parmi le peuple : le christianisme ; enfin, les conséquences terribles de la présence de ces étrangers et des efforts faits pour anéantir la religion catholique avaient frappé l’imagination, et le souvenir abhorré de tant de luttes et de sang répandu était encore dans toutes les mémoires. De plus les nobles, éclairés par l’exemple de la Chine et principalement par les conséquences fâcheuses des derniers événements dont ce grand empire avait été le théâtre, se renfermaient de plus en plus dans leur antipathie, nous devrions dire leur haine, contre les étrangers.
Nous sommes persuadé que les Européens eux-mêmes s’expliqueront cette ténacité et cette constance d’opinion dans la classe noble, en réfléchissant sur les causes qui la produisaient, et qu’ils trouveront dans sa conduite, dans son attitude inexplicable au premier abord et abstraction faite du passé, des circonstances atténuantes en sa faveur. Les nobles, en effet, à qui les choses de la Chine, même moderne, n’ont jamais été étrangères, venaient d’avoir sous les yeux la triste conduite des Anglais vis-à-vis des Chinois. Les Anglais, en effet, avaient cherché, par l’introduction de l’opium, à abâtardir ce peuple, dont la civilisation est depuis plus de deux mille ans en décadence ou tout au moins stationnaire, et tout cela au profit de leur commerce, tout cela pour accumuler des richesses aux dépens des peuples de l’extrême Orient. Ces tristes effets de la politique égoïste de l’Angleterre, ou, pour être plus vrai, de la cupidité des commerçants anglais, avaient eu une conséquence on ne peut plus funeste : elle avait donné lieu à la triste et terrible guerre, connue sous le nom de guerre de l’opium. Les nobles japonais craignaient, au souvenir de semblables événements, que les étrangers ne profitassent de leur permission d’entrer au Japon et de faire le commerce avec notre pays, pour y introduire des denrées du genre de l’opium, denrées funestes qui tuent un peuple en le démoralisant. C’est donc dans une pensée de patriotisme, irréfléchie, si l’on veut, et trop étroite (car, nous le reconnaissons, les inconvénients qu’une chose entraîne presque toujours fatalement avec elle ne doivent pas nous faire fermer les yeux sur ses bons côtés et sur ses avantages, et si ces derniers l’emportent sur les premiers, nous empêcher de l’adopter) ; mais, c’est néanmoins dans une réelle pensée de patriotisme, de conservation et de salut pour leur pays que les nobles prirent le parti de résister. L’introduction des étrangers au Japon était pour eux, dans leur conviction personnelle, dans leur pensée intime, une question de vie ou de mort pour le Japon. Ils s’imaginaient que la paix profonde et pleine de prospérité qui régnait depuis trois cents ans dans leur pays allait être troublée par l’arrivée des étrangers, comme elle l’avait été une première fois au XVIe siècle et comme elle venait de l’être tout récemment dans un pays voisin du leur, dans l’empire chinois.
La civilisation japonaise, nous l’avons déjà dit, est due à la civilisation chinoise : littérature, sciences et arts, tout ce qui fleurit actuellement au Japon lui vient de la Chine, et quel que soit le sort de celle qu’il pourrait appeler sa nourrice intellectuelle, le Japon studieux conservera toujours une grande vénération pour cette antique mère de la civilisation orientale, absolument comme les Européens continuent de vénérer les Grecs et les Romains. La civilisation chinoise a dû s’introduire dans la civilisation japonaise de la même manière que la civilisation romaine, et par conséquent la civilisation grecque, dont la civilisation romaine était toute imprégnée, s’est introduite dans la Gaule : par la conquête, ainsi que par la suprématie des vainqueurs sur les vaincus, et le respect, quelquefois même l’admiration de ces derniers pour les premiers.
Un autre motif encore, et qu’il ne faut pas passer sous silence, de l’antipathie du peuple japonais pour les étrangers se trouve dans ses propres croyances. Le peuple japonais est on ne peut plus attaché à ses croyances religieuses. Qu’on taxe ces croyances de superstitieuses, que quelques-unes même soient taxées de ridicule (et il y a fort peu de religions qui n’en comptent quelques-unes de ce dernier genre), nous y souscrivons, mais il n’en est pas moins vrai que ces croyances, par cela seul qu’elles existent, sont respectables et doivent être respectées. Le peuple japonais est plein de vénération pour ses temples et pour les images de ses dieux ; il les respecte et il veut que tout le monde les respecte comme lui, c’est-à-dire que nul ne lève une main coupable sur les pierres sacrées de ses temples ou sur les statues inviolables de ses dieux, ce qui malheureusement n’a pas tout jours été fidèlement et scrupuleusement observé par les étrangers. Les croyances religieuses d’un peuple sont sa vie morale ; elles sont tout son patrimoine, qu’il considère comme inviolable et qui doit être inviolé : c’est l’arche sainte à laquelle il est défendu de toucher. Eh bien ! si au lieu de ce respect pour ses croyances que le peuple japonais est en droit de demander sur son propre territoire aux étrangers, il arrive, comme cela s’est malheureusement trop souvent présenté, que des personnes incrédules et impies frappent avec mépris du bout de leurs cannes les statues vénérées qui ornent nos temples ou qui se dressent sur nos places, objet de la vénération de la multitude, s’ils ne respectent pas l’édifice lui-même et portent sur ses murs une main sacrilège, comment voulez-vous que le peuple, dont les croyances sont l’objet d’un semblable mépris et sont parfois tournées en dérision, garde des sentiments sympathiques pour les étrangers et respecte des gens qui ne respectent pas ce que lui-même a de plus cher et de plus précieux ? Si les Européens avaient toujours respecté nos mœurs et nos usages, s’ils avaient toujours respecté nos croyances, s’ils n’avaient pas trop souvent bafoué et tourné en dérision un peuple qui leur donnait la plus cordiale hospitalité, pense-t-on que cette antipathie pour tout ce qui est étranger fût jamais, je ne dis pas entrée dans le cœur, mais même apparue à l’esprit d’un seul Japonais ? Si la conduite des étrangers avait été ce qu’elle aurait dû être envers notre pays, il ne serait probablement jamais venu à l’idée de personne de s’opposer avec une persistance jalouse à l’introduction de ces mêmes étrangers, qui nous auraient apporté, avec le commerce et l’industrie, la richesse et la prospérité ; et avec la civilisation européenne, toute une source de bien-être nouveau, matériel et intellectuel. Ce que l’on n’a pas assez respecté, nous dirons même plus, ce que l’on a trop méprisé, c’est l’amour-propre du peuple japonais en matière religieuse, genre d’amour-propre qui est le plus fort et le plus susceptible de tous, chez quelque peuple que ce soit.
Disons encore que l’opinion que s’était formée la classe noble sur la civilisation européenne s’expliquait par une autre raison. Les premiers étrangers qui abordèrent et vécurent au Japon furent tous, à l’exception cependant des prêtres et missionnaires, pour la plupart intelligents et instruits, des gens de la classe moyenne de la société, des négociants, des marchands, dont l’éducation, en général peu soignée, et l’instruction le plus souvent négligée étaient peu faites pour donner une haute idée de la civilisation européenne.
Nous avons déjà dit que les nobles sont revenus de leurs idées primitives et de leur opinion faite depuis si longtemps sur la civilisation européenne et qu’ils ont fini par reconnaitre pour la plus grande partie erronée. Bien mieux, tous ceux qui, nobles ou non nobles sont, à l’heure actuelle, les partisans de cette civilisation et qui reconnaissent l’utilité des relations du Japon avec les peuples étrangers, ont commencé par être partisans de l’opinion contraire. Mais la curiosité, l’esprit d’examen et surtout le patriotisme, qui est toujours le flambeau divin par lequel se laisse éclairer la classe noble, a conduit cette classe à étudier de toutes les façons et sous tous ses points de vue, sous tous ses aspects, la civilisation européenne. Du jour où l’autorité taïcounale admettait les étrangers sur le territoire japonais, du jour surtout où les daïmios venaient de succomber les armes à la main pour la défense de leur cause, qu’ils croyaient être la cause de la justice et de la vérité, de ce jour, et en présence d’un fait accompli, contre lequel n’avaient rien pu leur conviction et leur courage, ils se livrèrent avec ardeur à l’étude des mœurs et des institutions européennes. Ils pensèrent et ils eurent le courage de se dire à eux-mêmes que cette civilisation qu’ils avaient accoutumé à tant honnir, et qu’ils méprisaient pour ainsi dire d’instinct et de tradition, n’était peut-être pas au fond si méprisable, que c’était peut-être à tort qu’ils s’étaient formé d’elle une opinion si absolue et si tranchée.
Aussi est-ce avec une ardeur incroyable qu’Ils se mettent à l’étude et qu’ils dévorent tous les livres que contient le Japon sur la civilisation de l’Occident, en même temps qu’ils s’informent et qu’ils observent de façon à découvrir et à s’éclairer. Mais ce n’est pas tout encore, et la classe noble ne s’est pas bornée à cela. Quelques-uns même, malgré les ordres les plus sévères et les plus rigoureux, qui défendaient sous des peines terribles aux Japonais de quitter leur pays, quelques-uns même n’hésitèrent pas, au mépris de tous les dangers qu’il leur fallait courir, de tous les obstacles qu’il leur fallait surmonter, à sortir du Japon (et cela au risque de leur vie), à abandonner leur famille, toutes leurs affections et tous leurs biens, et à venir eux-mêmes en Europe juger cette civilisation qu’ils s’étaient habitués trop inconsciemment peut-être à haïr. Ils voulurent prendre, pour ainsi dire, sue le fait la civilisation européenne, fouiller jusque dans ses replis les plus obscurs et les plus cachés cette société dont les membres allaient bientôt vivre dans un contact presque continuel avec le peuple japonais.
Il était facile de prévoir quel serait le résultat de ces études impartiales et désintéressées, de ces recherches laborieuses, de ces investigations infatigables. A mesure qu’ils avançaient dans la connaissance des mœurs européennes, à mesure que la lumière se faisait dans leur esprit sur la grande civilisation de l’Occident, ils revenaient de leurs premières erreurs, et leur impression primitive s’effaçait de plus en plus. Cette première impression ne tarda pas du reste à disparaître pour faire place à une impression plus favorable, et les nobles, complétement revenus pour la plupart de leur opinion primitive, s’efforcent à l’heure actuelle de faire profiter le Japon des bienfaits de la civilisation étrangère. Aujourd’hui, la classe noble reconnaît dans une certaine mesure et ne craint pas d’avouer hautement la supériorité de la civilisation européenne ; elle commence enfin à comprendre qu’il peut être utile au Japon de s’initier aux secrets de cette civilisation.
Les événements des dernières années, les résolutions prises par le gouvernement du mikado, prouvent de quelle manière les Japonais entendent profiter des trésors que leur offrent la société et la civilisation européennes, et il nous faut reconnaître et approuver hautement le dévouement et le patriotisme de la classe noble à ce sujet.
II. De la féodalité et des Daïmios ou Seigneurs Féodaux.
La féodalité s’est introduite au Japon de la même manière qu’elle s’est introduite en France et dans les autres pays de l’Europe, où elle a été toute puissante au moyen âge. Jusqu’à ces derniers temps, ce régime est resté solidement établi au Japon, et il ne fallait rien moins que la chute du shogunat ou taïcounat pour le faire disparaitre, jusque dans ses derniers vestiges et dans ses dernières ramifications.
L’origine de la féodalité se trouve dans les concessions de terres, primitivement faites par l’État aux premiers guerriers, compagnons du chef et qui sont les ancêtres des derniers princes féodaux. Ces concessions de terres étaient faites au seigneur primitif, que cette concession anoblissait (et c’est ainsi que s’est formée et perpétuée la classe noble au Japon), ainsi qu’à ses descendants ; elles devenaient des fiefs ou patrimoines destinés à demeurer dans sa famille et à passer à sa postérité. Ce sont là les seigneurs féodaux ou suzerains, qui étaient au haut de l’échelle de la féodalité.
Au-dessous d’eux venaient ceux qui, dans leurs guerres, les avaient eux-mêmes accompagnés et avaient reçu en récompense des concessions de terres dans leurs fiefs ; c’était là, pour ainsi dire, une noblesse de second rang.
La terre composant les fiefs était louée aux paysans moyennant une certaine redevance en nature ; c’est à charge du payement de cette redevance que les paysans pouvaient cultiver la terre comme si elle leur eût appartenu et en recueillir les produits. Pendant la longue période de paix d’environ trois cents ans, qui suivit au Japon l’expulsion des chrétiens, l’agriculture prit une grande extension, et la féodalité, qui était le tronc d’où sortaient toutes les tiges productives du pays, prit de profondes racines au Japon. C’est chez eux, c’est dans leurs siros ou châteaux-forts, construits dans les endroits les plus escarpés des territoires qu’ils occupaient, que les daïmios ont toujours vécu, éloignés du peuple et de tout ce qui concernait l’étranger, seuls avec leurs souvenirs et les traditions historiques, seuls avec leurs occupations journalières. Ainsi s’écoulait leur vie, dans ces châteaux, « sentinelles placées par les taïcouns pour empêcher les hommes du Sud, venus de Kioto, de porter jamais la main sur le Nord ». Il ne fallut rien moins que l’intérêt de leur pays, que l’aiguillon du patriotisme et l’exemple de la Chine abâtardie, affaiblie et presque expirante, par suite de son entêtement et de sa routine, se retirant au sein de son territoire comme la tortue dans sa carapace, il ne fallait rien moins que tout cela pour chasser les Japonais de leur pays, pour leur faire quitter leur antique foyer et pour les conduire sur les plages lointaines de l’Occident, s’efforçant de s’éclairer eux-mêmes, et de chercher avec impartialité quel parti le Japon pourrait bien tirer des civilisations étrangères.
Au Japon, la terre est très divisée, et il est fort peu de paysans japonais qui ne soient propriétaires, Aussi la culture s’est-elle étendue de toutes parts et a-t-elle envahi les régions autrefois les plus désertes, de sorte qu’on rencontre aujourd’hui fort peu de terres incultes, C’est dans ce fait que l’on trouvera l’explication de cette question : Pourquoi les paysans japonais n’aiment-ils pas que les Européens se répandent hors des villes et visitent les campagnes ? Ainsi, par exemple, les paysans japonais se sont maintes fois opposés à ce que les étrangers se répandissent dans les campagnes aux environs de Yokohama. Cela vient de ce que presque tous sont intéressés à ce que les champs soient respectés et ne soient pas dévastés. Eh bien, les étrangers, soit à la ville, soit à la campagne, n’ont aucun respect pour tout ce qui les environne et ne se font pas scrupule de ravager et dévaster la propriété d’autrui : graines, semis, récoltes, etc. En toutes saisons, sans distinction, malgré les ordres les plus sévères, malgré les défenses les plus sérieuses de l’autorité japonaise, ils se livrent à leurs promenades funestes aux récoltes, qui sont le pain quotidien du cultivateur. C’est ainsi encore que, malgré les défenses les plus formelles, ils s’obstinent à chasser, même pendant la saison où les oiseaux font leurs nids, et à détruire un nombre considérable de ces petits êtres si utiles à l’agriculture. Comme on le voit, les étrangers n’ont de respect pour l’autorité japonaise ni à la campagne ni à la ville ; et, de même qu’à la ville ils ne vénèrent ni les temples ni les statues des divinités, ainsi, à la campagne, ils ne respectent ni les semis ni les récoltes, et ne tiennent aucun compte des lois prohibitives sur la chasse.
Jusqu’à l’année 1854, époque ou l’escadre américaine, sous le commandement du commodore Perry, obtint de signer un traité de commerce avec le Japon, tous les ports de notre pays avaient été fermés aux étrangers, à l’exception du petit établissement commercial dont nous avons déjà parlé [2] et que les Hollandais avaient fondé à Décima, non loin de Nagasaki. D’après le traité conclu, le 31 mars 1854, entre le gouvernement du Japon et les États-Unis, les ports de Shimoda, dans la province d’ldzou, et de Hokodate, dans l’île de Yeso, étaient ouverts aux navires américains, qui pouvaient y relâcher pour y faire des provisions de bois, eau, charbon, etc. Ce sont là les deux premiers ports du Japon ouverts aux étrangers.
En 1858, de nouveaux traités furent conclus avec l’Amérique, la Grande-Bretagne, la France et quelques autres nations. Un nouveau port fut ouvert au commerce étranger, et cette fois-ci, dans le voisinage même de Yedo, à Kanagawa, A l’heure actuelle, cinq ports importants sont ouverts au Japon au commerce étranger : Hokodate, Yokohama, Nagasaki, Hiogo, Niigata. De tous ces ports, le plus important au point de vue du mouvement commercial est sans contredit le port de Nagasaki.
Les traités désignent spécialement les différents ports que nous venons d’énumérer, mais l’accès des autres ports n’est pas pour cela complètement fermé aux navires étrangers, et l’on peut dire que, sinon en droit, du moins en fait, les étrangers peuvent aborder librement au Japon et circuler en pleine sécurité sur le territoire de notre pays.
L’ouverture des ports du Japon aux navires des nations étrangères a été le signal d’une ère tout à fait nouvelle pour notre pays.
Nous avons énuméré plus haut les causes nombreuses de l’antipathie qu’éprouvait le peuple japonais pour les étrangers. Nous ne les avons cependant pas encore signalées toutes. Si nous résumons celles que nous avons déjà mentionnées, nous verrons que c’étaient, en ce qui concerne la classe noble : sa connaissance de l’histoire du Japon qui lui faisait craindre que la paix ne fût troublée comme elle l’avait déjà été par l’arrivée des étrangers et la proscription du culte chrétien ; le spectacle offert par l’état actuel de la Chine, et les derniers événements dont le Céleste-Empire avait été le théâtre. En ce qui concerne le peuple, les motifs de son aversion pour les étrangers sont, en résumé, les suivants : les étrangers ne savent pas respecter les croyances religieuses populaires ; ils ne savent pas respecter les propriétés privées ; ils se montrent dans maintes circonstances arrogants et fiers, et semblent avoir la prétention d’être les maîtres et de dicter des lois chez un peuple qui leur donne généreusement l’hospitalité : Nous avons fait plus haut allusion à un nouveau motif de l’antipathie des Japonais pour les étrangers ; ce nouveau motif, qui se confond pour ainsi dire avec celui que nous venons de signaler en dernier lieu, se trouve dans le peu de respect que professent généralement les étrangers pour tout ce qui concerne les ordres de l’autorité japonaise. Pour eux, les lois du Japon sont comme si elles n’existaient pas. Nous devons le dire : ils ne font pas plus de cas des lois que des mœurs. Ils professent le plus large mépris pour la législation japonaise et ne se font pas faute de violer journellement les dispositions de nos lois. Bien plus, quelles que soient les infractions commises par les étrangers aux dispositions de la loi japonaise, légalement parlant ils ne sont pas punis. Le gouvernement est, du reste, à l’heure actuelle, impuissant à faire punir ces étrangers ; il ne lui est pas possible d’appliquer aux autres nations la législation du pays. En vain fait-il remettre les coupables entre les mains des consuls de leur pays en réclamant leur punition. Ces consuls n’appliquent jamais la peine que le coupable devrait subir, et aucun châtiment ne vient flétrir la conduite de ceux qui ont méprisé et violé les lois japonaises.
Puisque nous traitons des mœurs actuelles du peuple japonais, nous devons ne pas laisser dans l’ombre une des vertus essentielles de nos compatriotes. Cette vertu, c’est l’hospitalité, que les Japonais exercent sur une large échelle. Nous pouvons le dire, dût-on nous accuser d’être peu modestes (on ne doit jamais l’être quand il s’agit des qualités et de la grandeur de son pays), le peuple japonais est un des peuples les plus hospitaliers du monde entier.
Nous devons aussi faire ici une observation en ce qui concerne le séjour des femmes étrangères au Japon et l’impression qu’elles doivent conserver de leur résidence dans ce pays, lorsqu’elles reviennent dans leur patrie. Elles ne peuvent naturellement, à cause le plus souvent de leur ignorance de notre langue, avoir que fort peu de communications avec les Japonaises, ce qui ne doit guère contribuer à rendre agréable leur séjour dans notre pays. Aussi les femmes des Européens qui ont habité le Japon n’ont-elles pas toujours rapporté une impression bien favorable de leur séjour au sein de la nationalité japonaise.
Quant aux Japonaises, on aurait tort de penser qu’elles restent enfermées et ne sortent que par hasard et fort rarement, comme c’est l’usage dans quelques pays de l’Orient ; elles sont libres comme les femmes françaises, d’aller et de venir ; aussi circulent-elles de toutes parts avec la plus entière liberté. Mais elles sont, en général, très timides, ce qui tient principalement à leur ignorance des langues européennes, à l’aide desquelles elles pourraient communiquer et converser avec les étrangers. Aussi cette dernière cause et d’autres encore font-elles que les Européens ne conservent pas un souvenir bien agréable et une impression bien favorable des femmes japonaises. Mais cela ne doit plus durer longtemps : dans quelques années, il faut l’espérer, tout cela sera changé, avec la connaissance réciproque des langues et les communications plus fréquentes et plus intimes des Japonais avec leurs hôtes étrangers. D’autre part, ce qui doit encore contribuer à rendre le séjour du Japon moins agréable pour les Européens, c’est le manque presque absolu de distractions, de divertissements. Ainsi, peu de spectacles, point de concerts ; on fait rarement de la musique au Japon, et encore celle que l’on y fait n’a aucune analogie avec la musique européenne. Or, l’on connait la prédilection bien marquée des dames pour tout ce qui concerne les distractions et les divertissements : spectacles, danse, concerts. Aussi ne faut-il pas s’étonner après cela que le séjour de notre pays soit peu attrayant pour des étrangères.
III. De la noblesse en général.
A l’origine, l’État ou gouvernement faisait des concessions de terres aux guerriers qui se distinguaient par leur bravoure et par leur courage dans les guerres contre l’étranger. Ces concessions de terres formaient le patrimoine du guerrier qui les avait obtenues et qui les transmettait ensuite à ses descendants. Telle fut la source de la haute noblesse au Japon.
Ces seigneurs ou nobles de haute souche, qui finirent presque tous par se rendre complètement indépendants de l’autorité centrale, jouissaient d’un grand pouvoir : ils étaient comme autant de petits souverains sur leurs territoires respectifs ; aussi arriva-t-il souvent que leurs jalousies et leurs haines les poussèrent à des luttes qui allumèrent à diverses reprises la guerre civile et ensanglantèrent le territoire du Japon.
La haute administration du pays était concentrée entre les mains des shogun, dépositaires du pouvoir exécutif. L’administration des provinces était entre les mains des grands seigneurs, qui avaient à perpétuité la jouissance des territoires qu’ils possédaient et qu’ils gouvernaient ; car on peut dire de chacun de ces princes qu’il était, dans sa province, comme un petit roi. Comme nous venons de le dire, les seigneurs n’étaient pas propriétaires du territoire des provinces qu’ils gouvernaient : ils n’en avaient que l’usufruit ; ils étaient en réalité des usufruitiers perpétuels à titre gratuit ; toutefois, ce qui devait naturellement arriver, ils finissaient par se considérer par un long usage comme nantis de la propriété même et comme capables par conséquent de la transmettre à leurs bai-shin ou vassaux. Ces derniers, qui occupaient un rang inférieur dans la hiérarchie sociale et politique, n’étaient, en fait comme en droit, que des usufruitiers perpétuels, incapables d’aliéner directement les terres dont ils avaient obtenu la sous-concession et, quand ils venaient à mourir sans descendants, l’usufruit faisait retour au seigneur ou à ses successeurs ou héritiers. Tels étaient en résumé les rapports des seigneurs des différents ordres avec le sol dont ils avaient obtenu la concession, les uns de l’État lui-même, les autres des premiers concessionnaires de l’État.
Les grands seigneurs féodaux, qui formaient ce que nous pourrions appeler la noblesse de premier ordre, portaient le nom de daïmios. Dans les périodes de paix, alors que le calme et la tranquillité régnaient au Japon, ils s’occupaient du bonheur de leurs vassaux, qui étaient pour eux de véritables sujets, et de la prospérité du territoire qui relevait de leur gouvernement. Aussi les services rendus par les daïmios dans ces périodes sont-ils immenses. Ils s’efforçaient autant que possible de conserver la paix, et c’est à la faveur de cette paix, nous venons de le dire, qu’ils s’occupaient du bien-être de leurs sujets. Aussi, à partir de ces périodes paisibles où l’autorité supérieure protégeait et favorisait le travail, la culture des terres fit-elle des progrès et s’étendit-elle de toutes parts. Partout les terres incultes étaient défrichées et de beaux champs de blé ou de vastes et fécondes rizières prenaient de jour en jour la place de régions autrefois nues et désertes. C’est ainsi que de tous côtés une luxuriante verdure, de riches récoltes et de magnifiques plantations témoignaient des efforts des daïmios et de leurs soins pour la prospérité de leurs vassaux, en même temps que du succès qu’ils obtenaient dans cette voie. Cette prospérité entraînait parmi ses heureux effets une augmentation successive et de plus en plus croissante de la population. Chaque daïmio était complétement étranger aux autres ; il n’avait en général avec eux aucune espèce de relations, si ce n’est les relations forcées qu’entraînaient les luttes et les guerres malheureusement trop fréquentes entre deux grands seigneurs voisins. Si les daïmios étaient indépendants les uns des autres, on peut dire avec la même exactitude qu’ils étaient également indépendants de l’autorité centrale, du pouvoir shogunal : l’autorité des shoguns sur les daïmios et, par voie de conséquence, sur les territoires qu’ils possédaient, était assurément plus nominale que réelle, et les dispositions légales qui réglaient les rapports des daïmios avec le pouvoir central avaient une existence plutôt théorique et scientifique que pratique, et ne rentraient que fort rarement dans le domaine de l’application. D’après ces règlements, chaque daïmio devait se tenir renfermé dans l’exercice strict de ses fonctions de cour. Comme ils n’avaient aucun rapport, aucune relation officielle les uns avec les autres, ils ne pouvaient s’entendre et former de ligues de manière à combattre ensemble et à devenir par leur alliance assez forts pour balancer et peut-être pour vaincre l’autorité shogunale. Ou reste, c’est là) sans contredit, le motif qui a dû pousser le shogun législateur à prohiber tout rapport officiel entre les daïmios. Parmi les dispositions de ces règlements, une des plus respectées était sans nul doute celle qui exigeait de chaque seigneur qu’il vînt au moins une fois l’année à Yedo y rendre ses devoirs au chef suprême de l’État, et qu’il y laissât le reste du temps sa famille en otage : c’était là les précautions, hâtons-nous de le dire, d’un pouvoir trop soupçonneux et jaloux de son autorité. Ces visites des seigneurs à la capitale pour y rendre leurs devoirs se faisaient séparément et de façon que celui qui s’y rendait ne s’y rencontrât pas avec ses voisins territoriaux. C’est ainsi, et c’est dans le même esprit de despotisme soupçonneux et jaloux, que la noblesse de France était, comme on l’a fait remarquer avec raison à ce sujet, contrainte de venir saluer à Versailles le roi soleil.
Dans les périodes de guerre, soit avec l’étranger, par exemple les guerres que le Japon eut à soutenir contre la Chine et la Corée, soit entre provinces différentes, entre seigneurs féodaux luttant les uns contre les autres, les daïmios levaient des soldats pour leurs expéditions. De la même manière que des concessions de terres leur avaient été primitivement faites à eux-mêmes par l’État pour s’être distingués à son service, de même les daïmios ou grands seigneurs faisaient à ceux de leurs vassaux qui s’étaient distingués dans leurs expéditions des concessions de terrains compris dans leurs territoires. Il y a là la création d’une seconde noblesse d’un ordre inférieur à la première, et qui se greffe pour ainsi dire sur elle comme des rameaux sur des branches provenant d’un même tronc.
Cette seconde noblesse qui était placée dans la société au-dessous des daïmios vivait à leurs charges. C’était une sorte de petite aristocratie pensionnaire fort nombreuse et qui jouissait de privilèges importants. On appelait les membres de celte nouvelle aristocratie des samouraï. Parmi les privilèges des samouraï se trouve le privilège, commun du reste à tous les seigneurs ou hauts fonctionnaires japonais, de porter deux sabres, et le privilège exorbitant et inique de ne payer en voyage que ce qu’ils voulaient. On doit encore compter au nombre des privilèges des samouraï celui de pouvoir, comme le prince, entretenir à côté d’une femme légitime une mekake ou concubine.
Enfin bien au-dessous de cette classe privilégiée, comprenant les daïmios et les samouraï, à divers degrés encore, vivait la classe populaire, divisée elle-même en plusieurs catégories (paysans, artisans, marchands).
Nous nous contentons ici de ces idées sommaires sur les différentes classes de la société japonaise. Mais maintenant que nous avons jeté un coup d’œil général sur cette société tout entière, il ne sera pas hors de propos de reprendre plus en détail chacune de ses classes en particulier.
IV. Des Daïmios ou Grands Seigneurs Féodaux (Noblesse de premier ordre).
Nous traiterons dans ce chapitre des mœurs, usages et coutumes de la classe la plus élevée de toutes au Japon : les daïmios ou seigneurs féodaux. C’est la haute noblesse de l’empire japonais.
Absorbés par l’étude de la politique intérieure et par les soins qu’ils donnaient au gouvernement de leurs
provinces, les daïmios avaient dès les premiers temps contracté l’habitude de se rendre seuls dans la capitale ou chef-lieu de la province qu’ils gouvernaient et où ils avaient établi leur résidence. Ils laissaient leurs femmes et leurs enfants dans la capitale de l’empire, à Yedo. Livrés tout entiers aux soins de l’administration de leurs provinces respectives, qui pouvaient être considérées comme autant de petits États différents, rattachés seulement par un lien peu étroit au gouvernement central, les daïmios n’ayant pas leur famille auprès d’eux pouvaient se livrer davantage aux détails de l’administration, libres qu’ils étaient des préoccupations, des soins et des inquiétudes que donnent généralement les femmes et les enfants. Ils avaient aussi en laissant leur famille à Yedo un autre but, but patriotique et plus élevé : ils voulaient, en favorisant ainsi les relations fréquentes des membres des diverses familles des grands seigneurs féodaux, resserrer les liens qui devaient unir entre eux les représentants des grands territoires de l’empire que le pouvoir shogunal s’efforçait de rompre et de rendre impossible, et par l’extension de ces liens empêcher les dissensions intestines que l’isolement et la séparation de ces grandes familles n’eût pas manqué d’amener. Ce commerce de tous les jours entre des familles qui résidaient chacune au sein de la province gouvernée par leur chef était un préservatif des difficultés qui auraient pu naitre et qui naissaient parfois entre les grands seigneurs. Le commerce de chaque instant, la fréquentation habituelle engendre l’union, et l’union fait la force pour la société tout entière comme pour quelques individus. Toutefois les daïmios ramenaient de temps en temps leur famille dans leur province, où elle séjournait quelque temps ; mais la véritable demeure, le domicile réel de la famille du daïmio était dans la capitale. Son domicile à lui, au contraire, était dans la ville de sa province dont il faisait sa résidence. C’est à la faveur de ce système que la paix dura pendant trois cents ans et donna à notre pays une prospérité inouïe. Si on ne considère pas la manière d’agir des daïmios comme l’unique cause de cette longue paix et le seul moyen de l’obtenir, ainsi que le pensent généralement les Japonais, il faut du moins avouer qu’elle en fut la cause la plus importante. Sous ce régime féodal, tant critiqué et tant décrié par les autres pays où il a fleuri, Yedo, la capitale de l’empire, atteignit un degré de splendeur qu’elle n’a jamais atteint depuis ; elle arriva jusqu’à compter deux millions et demi d’habitants, tandis que de nos jours elle n’en compte pas même un million. Nous l’avons dit, c’est à la faveur de cette paix profonde et durable dont jouissait notre pays que la population d’Yedo avait pu s’accroître dans une proportion aussi considérable et atteindre un pareil chiffre : c’est là la cause certaine d’un tel accroissement de population. Dans de telles conditions et en mettant en pratique de tels moyens, les daïmios étaient sans inquiétude pour leur pays ; ils voyaient la paix assurée, et la prospérité dont elle est le gage s’accroître de jour en jour ; confiants dans l’heure présente, pleins d’espoir dans l’avenir et dans le patriotisme des hautes classes du Japon, il leur semblait que la sécurité de leur pays ne. devait plus jamais être menacée.Classe laborieuse, intelligente et forte, les daïmios avaient organisé chacun dans sa province un gouvernement respecté. Le gouvernement et l’administration de chacune de ces provinces étaient ceux d’un État pour ainsi dire indépendant, comme le serait aujourd’hui le Japon lui-même, comme l’était alors la haute direction du pays entre les mains des shogun. Chaque province avait son chef, qui avait des ministres prenant leurs décisions comme ils l’entendaient et sans avoir des relations d’aucune sorte avec la province voisine ; elle ne relevait, encore n’était-ce que d’une façon peu sérieuse, que de l’administration centrale, de l’autorité du shogun. C’est ainsi que chaque province avait son gouvernement particulier et une administration spéciale. Dans ces temps-là du reste la loi était plus sévère, ses dispositions étaient plus rigoureuses, et cependant, nous devons l’avouer à la honte de notre société actuelle, elle était plus respectée et mieux obéie.
Nous avons parlé tout à l’heure de l’état florissant d’Yedo pendant la période de temps où le gouvernement des provinces était entre les mains des daïmios. Il est de notre devoir de nous étendre un ’peu et de donner quelques détails à ce sujet. Sous ce régime qui fit la force et la prospérité de notre patrie, tous les seigneurs sans exception s’occupaient de ce qui pouvait contribuer au bien-être général, et on voyait tous les arts amis de la paix fleurir en même temps : c’est à la faveur du calme et de la tranquillité de celle époque que les seigneurs purent créer et faire cultiver partout de vastes et magnifiques jardins, ouvrir des théâtres, etc., etc., faire en quelque sorte chacun dans sa province ce que l’on fit en France quand on embellit Versailles.
L’instruction publique, les beaux-arts, etc., tout était à celle époque dans un état très florissant et très avancé. Les savants et les artistes tout à leur tâche et ne considérant que leur devoir enfantaient des chefs-d’œuvre. L’escrime et l’exercice des armes étaient très honorés.
Les chefs-d’œuvre dans tous les genres que nous a légués celte époque riche et prospère ont vu le jour grâce au système suivi alors. Un ouvrier se distinguait-il dans son métier, un artisan se distinguait-il parmi ses confrères, un artiste donnait-il à son art un nouvel essor, tous étaient appelés dans la capitale, honorés de la confiance et comblés des bienfaits du souverain. C’est ainsi que Yedo était devenu une sorte de cénacle des citoyens qui s’étaient fait remarquer dans un art, un métier ou une science quelconque : prêtres, savants, législateurs, poètes célèbres, musiciens illustras, tout ce qui avait un nom et avait bien mérité de la science y était appelé par la munificence du souverain.
Ce qui contribuait encore puissamment à l’essor et au progrès des études, des sciences et des arts, ce sont les encouragements de toutes sortes qui étaient comme le gage de la considération dont on entourait tous les hommes d’un mérite réel. On avait institué des concours qui étaient très fréquents. Ces concours excitaient l’émulation et répandaient une noble envie parmi les concurrents : c’était là un moyen de progrès très intelligent, un stimulant ingénieux d’instruction et un puissant levier de Civilisation.
Malgré la paix profonde qui régnait alors, les daïmios se gardaient bien de laisser dans l’ombre un des grands et beaux côtés de leur tâche qui était de défendre leur province, et le but élevé de leur mission qui était de protéger leur pays. Aussi ne perdaient-ils pas de vue qu’ils étaient les soutiens et les défenseurs du peuple, et, en prévision de guerre, ils se livraient assidûment à l’exercice des armes, persuadés de la sagesse et de la vérité de ce principe qui était celui des sociétés anciennes et qui est encore à présent celui de bien des peuples européens : si vous voulez la paix, préparez-vous à la guerre, si vis pacem, para bellum, Rien de plus simple que l’emploi du temps des daïmios à cette époque. Leurs journées étaient divisées en deux parties : l’une consacrée à l’exercice des armes, l’autre à leur instruction. C’est par de tels moyens qu’ils purent donner à l’empire la force extraordinaire et la prospérité éclatante dont nous avons parlé.
Pour avoir une idée complète de l’état florissant de la capitale sous ce rapport, il faudrait pouvoir lire les merveilleuses descriptions qu’en ont données les écrivains du temps, poètes ou historiens. Nous voudrions qu’il nous fût possible de donner seulement une idée approximative d’une telle prospérité et de faire un tableau de la ville d’Yedo à cette époque de notre histoire.
Tous les daïmios, tous les seigneurs, tous ceux en un mot qui faisaient partie de la classe noble : savants, prêtres, médecins, faisaient des réceptions on ne peut plus intéressantes. Si l’art est aujourd’hui fort avancé au Japon, c’est en grande partie à celte période que nous sommes redevables de ces progrès. Les tableaux ou œuvres d’art de toutes sortes étaient alors commandés par le gouvernement ou par les seigneurs. Ces œuvres, quelles qu’elles fussent, étaient toujours exécutées par leurs auteurs de la façon la plus désintéressée. Pour reconnaître les services rendus à l’État et à l’art par les artistes de talent, par les savants, les prêtres, les historiens, etc., les artistes d’abord et leur famille ensuite, recevaient de père en fils un traitement fixe du gouvernement. Ainsi à l’abri de la misère et des besoins de la vie, l’artiste pouvait se livrer exclusivement aux nobles occupations de son art et le savant à ses études ou à la composition de ses ouvrages. Tous les procédés nouveaux ainsi inventés, tous les secrets de l’art que ceux qui les avaient découverts tenaient à garder cachés pendant leur vie étaient dévoilés au moment de leur mort à leurs enfants : à l’aide de ce système se perpétuait la connaissance des découvertes utiles ; mais malheureusement, il n’était pas toujours possible qu’un inventeur fit part de son invention à ses enfants ou à d’autres personnes, et bien des découvertes faites alors ne sont pas parvenues jusqu’à nous, et demeurent aujourd’hui complétement inconnues et ensevelies dans la tombe avec leurs auteurs.
Ainsi l’art était florissant et en pleine voie de progrès. Il nous reste de cette époque des chefs-d’œuvre de toutes sortes, des objets merveilleux d’un fini incomparable et qu’il serait impossible à l’art et à l’industrie moderne, nous ne dirons pas de dépasser, mais même d’égaler. C’est qu’à cette époque, l’argent, le gain, le lucre n’était pas, comme il l’est malheureusement aujourd’hui, le principal sinon l’unique mobile de bien des travaux. Entretenus par le gouvernement ou par les daïmios qui payaient leurs dépenses et leur faisaient des pensions, les artistes ne travaillaient que pour l’amour de leur art et dans l’unique pensée d’enfanter des chefs-d’œuvre.
Du reste, ce n’étaient pas là encore les seuls encouragements qui fussent donnés à tous ceux qui travaillaient, à tous ceux qui luttaient vaillamment pour augmenter les conquêtes de l’esprit humain, reculer les bornes de ses études et étendre le domaine de ses connaissances. Tous ceux qui s’étaient distingués, à quelque classe qu’ils appartinssent, à quelque occupation qu’ils consacrassent leur vie, tous ceux que leurs talents signalaient à l’attention publique : prêtres, cultivateurs, ouvriers, paysans, etc., tous ceux qui avaient bien mérité de leur pays étaient choisis par le gouvernement qui les élevait au rang des nobles. Ainsi se recrutait une noblesse nouvelle qui n’avait eu d’autre marchepied que le mérite ou la vertu. Ils pouvaient être élevés ainsi jusqu’à la dignité de daïmios. N’y a-t-il pas là un bel exemple d’égalité civile et ne doit-on pas admirer une société dans laquelle la confiance du souverain n’honore que ceux qui en sont dignes, où les hautes distinctions, les dignités ne sont accordées qu’à ceux qui les ont méritées ? Tous les emplois, tous les honneurs à ceux qui se distinguaient ; rien par la flatterie, l’intrigue ou le favoritisme. C’est là le caractère distinctif de celte féodalité japonaise, de ce gouvernement, vaste machine aux puissants ressorts, aux rouages bien combinés, dont la féodalité en France et dans les autres pays de l’Europe ne saurait donner une idée juste ou même approximative.
Cette féodalité qui semblait avoir pris au Japon de si profondes racines est cependant tombée aujourd’hui. Après avoir fait pendant plus de trois siècles la force de l’empire et avoir contribué puissamment à l’extension de l’étonnante prospérité dont il jouissait à cette époque, le régime féodal a fini par disparaître devant la volonté suprême du chef respecté de notre pays et emporté du reste par les orages d’une révolution qui le sapait déjà dans sa base. C’est cette féodalité séculaire et puissante, qui trouvait, dans la situation exceptionnelle qui faisait sa force, ses plus énergiques moyens de résistance au pouvoir central, à l’autorité des shogun, et avec laquelle le gouvernement eut trop souvent à compter, qui fut la première atteinte par les réformes du nouveau gouvernement. L’autorité du mikado, malgré la longue dualité des pouvoirs au Japon, était alors encore si grande et si respectée qu’il y a eu assez de sa simple volonté.
Pendant les longs séjours qu’ils faisaient au sein des provinces qu’ils gouvernaient, les daïmios voyageaient en personne de village en village pour examiner par eux-mêmes l’état du pays, étudier les besoins de leurs administrés, des populations laborieuses des villes et des campagnes, et juger des progrès accomplis. Ils étaient les vrais pères de famille de leurs sujets plutôt que les gouverneurs de leurs provinces ; et telles étaient la douceur et la popularité de leur gouvernement qu’aujourd’hui les paysans, devenus cependant complétement indépendants et libérés des redevances qu’ils étaient obligés de payer aux seigneurs, ainsi que de la soumission qu’ils leur devaient, regrettent toujours ce’ régime qui a fait leur bien-être, et restent remplis des plus grands égards pour les familles des anciens gouverneurs dont ils désirent ardemment le retour.
Nous avons dit quel était l’état florissant de la capitale.
Mais ce n’est pas seulement Yedo qui florissait à cette époque, c’était le pays tout entier. La même prospérité qui régnait à Yedo florissait dans les autres villes de l’empire. Une forte impulsion était donnée à cette’ prospérité par les voyages des gouverneurs. Grâce à ces voyages le territoire du Japon se couvrait de routes, se sillonnait de voies de communication de toutes sortes qui étaient parfaitement entretenues. De grandes voies furent alors crées pour relier la capitale de chaque province avec la capitale de l’empire, où les daïmios se rendaient tous les ans. C’est à cause de ces fréquents voyages des daïmios que les routes étaient tracées avec soin et très bien entretenues. Elles étaient destinées, dans l’origine, aux voyages de ces seigneurs : à leur voyage annuel à Yédo et à leur retour dans leur pays.
Le long de ces routes il y avait des relais de chevaux et des stations de voitures. On voyageait alors comme on voyageait encore en France pendant ces dernières années : la poste était le principal moyen de transport des personnes. Des postillons faisaient le service entre les différentes villes principales placées le long des grandes voies de communication. On rencontrait à chaque station ou relais de chevaux des officiers qui fournissaient aux voyageurs tout ce qu’ils pouvaient désirer.
A cette époque c’étaient. surtout les nobles qui faisaient des voyages. Les seigneurs, les savants, les étudiants voyageaient beaucoup plus que les commerçants et ceci s’explique parfaitement : le commerce étant alors peu florissant, et chaque province produisant ce dont elle avait besoin, l’utilité des échanges entre les diverses provinces ne se faisait pas sentir.
V. Noblesse de second ordre.
Nous venons d’étudier la haute noblesse ; nous avons maintenant à nous occuper de la noblesse de second ordre. Les daïmios étaient en relation directe avec les shogun ; quant à l’autre partie de la noblesse, dont nous nous occupons maintenant, il n’en était pas ainsi.
La noblesse croyait qu’il était de son devoir de s’instruire plus que les autres citoyens, d’acquérir plus de connaissances que les autres classes de la société. Désintéressés comme ils l’ont toujours été aux époques les plus critiques de notre histoire, les nobles savaient se montrer les défenseurs zélés de la patrie, les soutiens du pays et de ses lois. Leur vie pourrait s’appeler dévouement ; la cause pour laquelle ils vivaient, pour laquelle ils auraient été contents de mourir s’appelait vertu. Les nobles jouissaient d’un traitement fixe en nature qui leur permettait de se consacrer tout entiers à l’accomplissement de leur devoir, de travailler exclusivement à la haute mission qui leur était confiée ; ils ne connaissaient pas ou feignaient de ne pas connaître cette institution qui peut rendre des services aux peuples civilisés ; mais qui est aussi la source de la plupart des maux et le mobile des plus grands crimes : la monnaie, l’argent. Leur principal plaisir était la chasse ; ils voyaient là une image en petit de la guerre où il était de leur devoir de figurer comme défenseurs de leur pays ; leurs manières de vivre et leur conduite étaient irréprochables ; ils savaient se montrer dignes de la haute situation qu’ils occupaient dans la société. Aussi, même à cette époque où les spectacles étaient beaucoup plus communs, beaucoup plus répandus qu’aujourd’hui, les nobles, par conscience de leur rang et de leur dignité, s’abstenaient-ils de paraître au théâtre, d’assister aux représentations comiques qui n’étaient considérées par eux que comme des délassements du corps et de l’esprit. La classe noble, tout entière à l’accomplissement de sa tâche, ne voulait pas de divertissements et ne désirait pas de repos.
Dès leur plus tendre enfance, les rejetons, des familles nobles recevaient une éducation sévère. Ils ne s’occupaient point de se parer ; on ne leur faisait aucune toilette, et ces enfants, appartenant aux plus hautes familles de la société, étaient toujours vêtus avec une extrême simplicité, exclusive de toute espèce de luxe. On aurait regardé comme des femmes et comme indignes du nom d’homme, les rejetons de ces familles qui se seraient abaissés jusqu’à s’habiller de soie et faire étalage de tissus brillants comme les femmes. S’habiller ainsi c’était, pour un enfant noble, attirer sur lui le mépris public. Leur éducation rude et sévère en faisait des citoyens actifs et des guerriers solides et courageux. Ainsi Sparte élevait ses enfants, et, au jour du danger, les Spartiates étaient des héros ; ils combattaient pour sauver leur patrie et sa liberté ou mouraient ensevelis avec elle.
Les nobles disaient : Si le danger se présente, de quelque part qu’il vienne, c’est à nous de nous y opposer, et il est de notre devoir de le conjurer. Comme ils disaient aux cultivateurs : Cultivez la terre, c’est là votre devoir ; comme ils disaient aux commerçants : Occupez-vous des échanges et des marchés utiles, c’est là votre devoir ; aux prêtres : Priez et moralisez, c’est votre devoir ; aux savants : Instruisez, c’est votre devoir, ils se disaient à eux-mêmes : Combattons, défendons, protégeons, c’est notre devoir, car c’est nous qui avons la garde de l’État, c’est en nos mains qu’a été remis le dépôt sacré et inviolable de la paix et de la sécurité de la patrie, de sa prospérité et de sa grandeur ; c’est nous qui avons les honneurs, c’est à nous de braver les dangers.
Porter des armes était un signe de noblesse ; seules les classes de cet ordre avaient le droit d’en porter. Le peuple, lui, ne portait pas d’armes. Quant aux nobles, s’ils portaient des armes, ce n’était pas pour en faire usage et pour ravir la vie à leurs semblables, c’était surtout un signe, une marque distinctive de la noblesse et de la dignité, bien qu’il arrivât néanmoins parfois qu’ils s’en servissent contre leurs ennemis ou leurs adversaires ; mais c’était là une assez rare exception.
Les concessions de terres qui leur avaient été faites avaient mis les nobles à la tête de vastes propriétés, ce qui leur laissait des loisirs et leur permettait d’employer leur temps comme ils l’entendaient. Quant il ceux de la classe noble qui n’avaient pas de propriétés, les daïmios leur fournissaient pendant toute leur vie une sorte de pension ; mais ordinairement tous les membres de la noblesse étaient riches. Les pensions ainsi payées par les daïmios étaient assez rares. Comme nous l’avons déjà dit, la chasse était l’amusement, le divertissement favori de la classe noble : cet exercice contribuant beaucoup au développement des forces physiques et habituant le corps à s’endurcir aux fatigues leur paraissait préférable à tout autre ; c’était une image en petit de la guerre. C’est cette même classe, plus instruite que les autres, qui fournissait presque exclusivement les législateurs, les prêtres, les médecins, les savants de toutes sortes. Leur devise était : ne jamais nuire à autrui ; rarement ils s’écartaient de ce grand et beau principe. Leur rôle, leur fonction dans la société, était de protéger et d’instruire ; aussi s’appliquaient-ils à faire profiter les autres de leurs travaux et de leurs veilles, des fruits de leurs fatigues et de leurs études. Ces deux noblesses, la noblesse de premier ordre et la noblesse de second ordre, les daïmios et les samouraï, s’appuyaient l’une sur l’autre ; bien loin d’être ennemies l’une de l’autre ; bien loin que la noblesse supérieure méprisât la noblesse inférieure ; bien loin que cette dernière hait la première. Ce respect de la solidarité inférieure du clan japonais n’a pas été une des moindres causes de la force et de la puissance de l’empire pendant toute la période de la féodalité. Chaque vassal (bai-shin) avait des devoirs déterminés envers son seigneur, et ces devoirs, le vassal les accomplissait toujours rigoureusement. Le fameux code de Yeyasu, intitulé les Cent Lois, détermine les rapports du vassal avec le seigneur suzerain, et indique avec un certain soin les devoirs du premier envers le second sur la manière d’accomplir ces devoirs. Nous ne rentrerons pas dans de plus longs détails sur les rapports de ces deux classes de la noblesse ; ce que nous voulons faire remarquer avant tout, c’est la loyauté qui présidait à ces rapports, c’est la sincérité qui distinguait les relations de ces deux classes entre elles.
Dans la noblesse, les femmes reçoivent toutes, comme leurs maris, une éducation brillante et une instruction solide. C’est une classe très active et fort amie du progrès. Elle a compté dans ses rangs un grand nombre de poètes et d’artistes ; mais elle ne s’occupait pas beaucoup de musique bien qu’elle s’y livrât de temps en temps.
Les femmes de la noblesse s’appliquaient surtout à apprendre des poésies : la poésie avec son mol et doux langage a la précieuse faculté d’adoucir le cœur en même temps qu’elle orne l’esprit. On l’a appelée, dans l’antiquité et on l’appelle encore aujourd’hui la langue des dieux, mais elle est aussi et surtout la langue des femmes, qui sont mieux faites que nous peut-être, sinon pour comprendre, du moins pour se laisser aller au charme et entraîner par la suave harmonie des vers.
Une de leurs plus intéressantes et en même temps de leurs plus douces occupations était la composition des bouquets. Les fleurs ont un langage pour les yeux par leurs formes et par leurs couleurs, comme les hommes en ont un par l’ouïe et la vue, par la parole et par les signes. Le langage des fleurs n’est ni le moins intéressant ni le moins pittoresque de tous.
Aussi la composition des bouquets est-elle un art véritable au Japon. On en trouve de magnifiques qui sont de véritables petits chefs-d’œuvre de patience, d’intelligence, de sagacité, de délicatesse et de bon goût ; de cette manière, les véritables artistes en ce genre savent peindre et indiquer admirablement toutes les impressions de l’âme : joie ou tristesse, plaisir ou douleur ; représenter les vertus ou les vices, louer ou blâmer, etc., etc. L’arrangement d’un bouquet peut, comme les idées et les sentiments que l’on veut peindre, varier à l’infini.
Une des distractions des femmes, nous devrions plutôt dire une de leurs occupations, car tout a, autant que possible, au Japon, un but d’utilité, c’est la danse. Elle existe dans notre pays uniquement pour les femmes ; on ne danse pas, comme en France et dans les autres pays de l’Europe, ou même encore dans certaines contrées de l’Orient, uniquement pour le plaisir et la distraction ; on tend à un but plus noble, plus élevé, celui de parfaire, de polir, en un mot, l’éducation des femmes. Les femmes dansent pour apprendre à se bien tenir, à mettre de l’élégance dans leur attitude et dans leurs mouvements. C’est par l’art de la danse, par la chorégraphie, que l’on apprend aux jeunes filles nobles à se distinguer par une marche élégante, à se tenir d’une manière distinguée, et à offrir avec douceur et galanterie. Le principal motif est donc d’acquérir l’élégance et de se distinguer par cette qualité dans tous ses mouvements et dans tous ses actes.
Quant au mariage des femmes au Japon, la période d’âge dans laquelle elles se marient communément, c’est de 16 à 22 ans et même parfois jusqu’à 25 ans. La loi japonaise admet le divorce ; mais si le divorce se présente assez souvent en fait, comme il existe en droit, les seconds mariages sont on ne peut plus rares. On éprouve généralement un grand dégoût à contracter un second mariage, quoique la loi ne le défende pas. Cette habitude, qui est passée dans les mœurs, existe, à l’heure actuelle, à l’état, sinon de maxime légale, du moins de règle de convenance, au Japon, et cette règle est généralement respectée. Comme c’est un principe chez nous que celui qui est né dans un pays doit y rester toujours attaché, et ne jamais l’abandonner pour se faire naturaliser dans un autre, de même c’est également devenu un principe fort respecté, que, lorsqu’on a été marié une fois, on ne doit pas (de quelque façon que le mariage ait été dissous, et surtout si c’est par le divorce) rechercher à contracter un nouveau mariage.
La coiffure des femmes japonaises diffère suivant leur âge et leur position. Elles portent trois sortes de coiffures : l’une dans leur enfance et leur jeunesse, l’autre après leur mariage, la troisième enfin pendant leur veuvage. après la perte de leur mari. On distingue ainsi au premier coup d’œil la jeune fille de la femme mariée, et la femme mariée de la femme veuve. Du reste, la coiffure n’est pas le seul signe à l’aide duquel on puisse distinguer les femmes et reconnaître la condition dans laquelle elles se trouvent ; leur mise tout entière, leur parure, leurs vêtements changent également en même temps .que leur coiffure. Au Japon, les femmes ne portent pas de chapeau ; elles ne portent pas non plus, sur les femmes d’un certain âge, c’est-à-dire celles qui ont dépassé trente ans, d’étoffes de couleur éclatante et susceptibles d’attacher les yeux : et d’attirer l’attention, Leur coiffure se compose uniquement d’un certain nombre de longues épingles qu’elles savent fixer artistement dans leurs cheveux.
Du temps où la féodalité régnait au Japon, les jeunes filles n’étaient pas libres de choisir elles-mêmes leurs maris ; les lois et les coutumes de notre pays ne leur permettaient pas de disposer de leur cœur comme elles l’entendaient et d’unir leur destinée au jeune homme qu’elles auraient choisi. C’était le chef de famille, le père, qui choisissait pour elles, co qui était fort regrettable et avait souvent des suites funestes, des conséquences malheureuses. D’après cette législation, les enfants devaient toute leur vie obéir aux ordres de leurs parents, quels que fussent ces ordres.
Cette exagération du respect à l’autorité paternelle a disparu au Japon, et aujourd’hui les jeunes filles sont libres de choisir et d’épouser qui bon leur semble.
Nous n’entrerons pas dans le détail des cérémonies du mariage, différentes suivant les classes ; elles ont été rapportées avec tout le soin possible par les derniers historiens fie la nationalité japonaise. Nous essayerons tout simplement de donner quelques détails sur le divorce, qui existe au Japon, où il est un des différents modes de dissolution du mariage.
Les causes pour lesquelles le divorce peut avoir lieu, tout aussi bien de la part du mari que de celle de la femme ont été prévues avec soin par le législateur. Les causes pour lesquelles le mari peut répudier sa femme sont assez nombreuses, ce sont : la stérilité, la jalousie exagérée de sa part, l’intempérance de langage, l’irrévérence envers les parents du mari, l’incapacité dans la direction de la maison et des enfants.
Quant aux causes pour lesquelles la femme peut demander le divorce, ce sont les suivantes : en cas de prodigalité du mari ou par consentement mutuel.
En ce qui concerne les peines dont le législateur punit l’adultère, les dispositions de la loi sont les suivantes : chez les samouraï, l’adultère du mari n’est puni que de peines disciplinaires, les arrêts forcés, par exemple. Celui de la femme donne au mari le droit de la tuer avec son complice ; s’il tue l’un sans l’autre, il est puni comme meurtrier.
Si la femme a des enfants (et il faut dire à l’honneur de notre pays que, dans ce cas, le divorce est rare), elle ne peut les emmener avec elle. Dans le cas du divorce, la femme quitte la famille de son mari et rentre dans sa famille naturelle ; elle peut du reste se remarier, ce qui est rare, à cause de la défaveur que cette chez nous le divorce sur la femme rentrée de nouveau dans sa famille.
MASANA MAEDA, Commissaire général du Japon à l’Exposition universelle de Paris [3]