La notation des couleurs au Japon

A. Arrivet, La Revue Scientifique – 6 juin 1896
Samedi 21 juillet 2012 — Dernier ajout vendredi 27 décembre 2019

Cet intéressant travail, que nous reproduisons dans ses parties principales, a été entrepris sous l’inspiration de notre ministre plénipotentiaire au Japon, M. J. Harmand, qui avait été frappé de la contradiction qui existe entre les aptitudes coloristes extraordinaires des Japonais et l’imperfection de leur langage, l’insuffisance des termes destinés à traduire leurs impressions picturales.

Le travail de M. A. Arrivet a paru dans le numéro de décembre 1895 de la Revue française du Japon, publiée à Tokio sous le patronage de la Société de langue française.

Lorsque, en 1839, Chevreul voulut mettre ordre à la confu­sion qui régnait dans les appellations des couleurs, il reconnut qu’il était indispensable d’en faire une classification logique, c’est-à-dire dans laquelle pussent entrer toutes les espèces, et à cet effet il imagina son fameux cercle chromatique qui est, pour ainsi dire, une nomenclature peinte des couleurs.

Nous sommes donc en possession d’une notation des cou­leurs qui ne laisse rien à désirer, puisqu’elle en contient toute la gamme, du blanc au noir.

C’est, à la vérité, une notation muette, qui ne parle qu’aux yeux, mais notre nomenclature parlée, quoique moins riche, n’est pas en désaccord avec elle. Grâce à la logique de notre langue, qui, du reste, influe sur nos idées et nous donne une certaine tournure d’esprit, nous ne sommes pas embarrassés pour désigner les couleurs qui ne sont pas trop élevées dans l’échelle des nuances et des tons. Rien ne nous semble plus naturel que de concevoir dans les couleurs, comme en toute autre chose, des genres et des espèces, de distinguer, par exemple, plusieurs espèces de vert, de jaune ou de bleu ; aussi employons-nous journellement des expressions telles que vert émeraude, jaune paille, bleu de ciel, etc.

Il nous est facile de reconnaître que nous avons en effet dans l’esprit une idée abstraite de vert, de jaune, de bleu ou de toute autre couleur élémentaire qui peut s’appliquer à n’importe quelle teinte du même genre. Cela nous permet de comparer nos diverses perceptions des surfaces colorées à ce type géné­rique et de dire d’objets tout différents, tels que le gazon, le feuillage des arbres, l’émeraude ou le protoxyde de fer, qu’ils sont verts, quoique en réalité aucun d’eux n’ait la même teinte. ils sont verts, en effet, mais se distinguent par la nuance ou par le ton. Lors donc que nous voulons préciser davantage et diffé­rencier les espèces de couleurs auxquelles convient le terme générique vert, nous ajoutons à celui-ci quelque chose qui en limite l’extension. De là les expressions telles que vert éme­raude, vert pomme, vert chou, etc. Au Japon, cependant, cette manière de concevoir et de dési­gner les couleurs ne paraît pas si naturelle ; les conceptions affectent une forme plus concrète, et la manière de les exprimer dans le langage est différente.

Pour s’en convaincre, il suffit d’étendre sur une palette ou une simple feuille de papier des couleurs qui, sans le moindre doute, répondent à nos appellations de jaune, vert, rouge, bleu, rose ou noir, et d’en demander le nom à un peintre, à un teintu­rier ou à toute autre personne habituée par profession à manier des couleurs. Sûrement notre Japonais appellera le noir « cou­leur d’encre », sumi iro ; le rose « couleur de pêche », momo iro [1] ; le bleu « couleur de ciel », sora iro ; le rouge « couleur de fard », beni iro ; le vert « couleur d’herbe », kusa iro ; le jaune « couleur d’œuf », tamago iro, toutes expressions concrètes, car, dans son esprit, l’idée abstraite d’une couleur qui n’est celle de rien en particulier n’existe pas, et, par conséquent, il n’a pas de mot exact pour l’exprimer.

Par exemple, l’idée que nous nous faisons du bleu en général ne peut pas se rendre en japonais. Le vert, qui peut se dire aussi bien de l’herbe que des feuilles d’arbres, de l’émeraude que du protoxyde de fer, n’est pas connu ; et la preuve en est qu’il n’y a pas de caractère idéographique pouvant le représenter [2] : Le mot aoi, que les dictionnaires traduisent par vert, se rencontre bien dans la langue japonaise, et nous l’entendons fréquemment employer, mais il n’est pas l’expression de la même idée qui nous est familière, car son extension est différente. De même des autres idées générales de couleur.

D’autre part, l’analogie que nous saisissons entre plusieurs teintes, que nous rangeons ordinairement dans la même catégo­rie, échappe souvent à l’esprit japonais, parce qu’il ne les conçoit pas de la même manière. Où nous ne voyons que des nuances d’une même couleur et des tons d’une même nuance, il voit souvent plusieurs couleurs sans lien de famille et d’appel­lations diverses, comme nous en trouverons plus loin des exemples.

Il arrive aussi qu’il ne voit qu’une seule couleur où nous en voyons deux. Ainsi nous entendons journellement qualifier du même nom, aoi, des objets dont nous disons sans hésitation qu’ils sont bleus, quoique le même attribut aoi convienne à d’autres objets évidemment verts. Par exemple un ciel pur, sans nuages et par conséquent bleu, se dit aozora, comme un arbre vert se dit aoi ki, et dans les deux cas le caractère idéogra­phique est le même. Notre critérium du bleu, du vert et du jaune est en réalité différent de celui qui sert à la distinction de ces mêmes couleurs chez les Japonais. Leur expression midzu iro, couleur d’eau, devrait s’appliquer à ce que nous appelons vert d’eau ; or il en est autrement, car les objets qui sont pour eux couleur d’eau sont en réalité bleu tendre. Sans doute, l’eau en couche très épaisse et vue par transparence est bleue, mais ce n’est pas la manière ordinaire de la voir.

Le bleu, si doux à la vue, désigné sous le nom de asagi iro, est plutôt connu comme vert ou jaune, car asagi est le nom d’une plante qui est d’une nuance intermédiaire, entre jaune et vert, et s’écrit du reste avec les caractères asa, peu élevé, clair, et ki, jaune.

D’un autre côté, le bleu de notre drapeau tricolore est une espèce de violet pour n’importe quel Japonais, qui emploiera en effet l’expression fuji murasaki pour le désigner. Le nombre des vibrations imprimées à sa rétine serait-il donc, en certains cas, différent de celui que nous éprouvons ? Ce n’est pas admis­sible. Évidemment les appellations diffèrent parce que, dans son esprit, les couleurs ne sont pas classées de la même manière que dans le nôtre.

Quant au rouge, désigné par le mot akai, il s’applique aussi bien à des objets roux qu’à des rouges. Akai inu, un chien rouge, se dit couramment en japonais, tandis qu’en notre langue cette alliance de mots s’éloigne de la manière habituelle de par­ler. A côté de cela, un visage rouge se dit très bien, et avec la même signification, dans les deux langues : kao ga akai, il a le visage rouge ; on entendra aussi : akai obi shimete oru, elle porte une ceinture rouge.

Ce terme akai peut donc litre l’expression d’une idée géné­rale dans une certaine mesure, mais il ne s’entend pas absolu­ment au même sens que notre mot rouge. Il évoque dans notre esprit l’idée de deux couleurs, rouge et roux, tandis qu’il n’en éveille qu’une seule dans celui des Japonais.

A tout prendre, il est sage, en cas de divergence d’opinion, de nous en tenir à notre vieux proverbe : « Des goûts et des cou­leurs…, » puisque celles-ci ne sont rien d’absolu et de stable, que nos impressions et jugements varient au caprice de tout ce qui peut influencer notre faculté de percevoir des sensations visuelles, et que notre critérium des couleurs est différent. Après cela, si nous examinons comment ont été formées les appellations concrètes dont se servent de préférence les Japo­nais, nous serons moins étonnés d’avoir parfois quelque diffi­culté à nous faire comprendre en suivant nos idées, même avec l’aide des meilleurs dictionnaires. Ces désignations ont été for­mées d’une manière très simple et presque enfantine qui se réduit à comparer un objet à un autre qui a une couleur caracté­ristique et à dire : ceci est couleur de cela. De sorte qu’en ajou­tant le mot ira à des noms d’animaux, de plantes ou de sub­stances minérales, ils obtiennent toute leur terminologie.

Ainsi de nedzumi, rat, on a fait l’expression nedzumi iro, qui veut dire gris ;

  • De beni, fard, beni iro, rouge ;
  • De kuri, châtaigne, kuri iro, châtain ;
  • De fuji, glycine, fuji iro, violet pâle ;
  • De so, lait caillé, so iro, blanc mat ;
  • De sabi, rouille, sabi iro, roux, et ainsi de suite.

Les variétés d’une même couleur dépendent, au Japon, prin­cipalement du degré de dilution auquel est soumise la matière colorante. Trois mots suffisent donc à les distinguer, ce sont :

  • koï épais,
  • chu moyen,
  • usuï clair.

Soit, par exemple, gris, nedzumi iro, il deviendra :

  • Koï nedzumi iro, gris épais ou foncé ;
  • Chu nedzumi iro, gris moyen ;
  • Usuï nedzumi iro, gris clair.

Les deux extrêmes, koï et usuï, sont, à leur tour, susceptibles d’être renforcés ou atténués, pouvant être précédés, selon le cas, du mot goku. beaucoup, très, ou de sukoshi, un peu. Koï ned­zumi iro devient donc goku koï nedzumi iro, gris très foncé, et usuï nedzumi iro devient goku usuï nedzumi iro, gris très clair, ou au contraire sukoshi koï et sukoshi usuï nedzumi iro, gris un peu foncé et gris un peu clair.

Mais toutes les couleurs ne peuvent pas être subdivisées de la sorte. Lorsque, en effet, en dégradant une couleur, on arrive à obtenir une teinte pareille à celle d’un objet déterminé, elle prend un nom nouveau qui est naturellement formé du nom de tel objet et du mot iro.

De cette manière, sumi iro, couleur d’encre, ou noir, devient, par l’addition d’un peu d’eau, usuï zumi iro ; mais si on aug­mente la dose au point que ce ne soit plus de l’encre, la teinte ainsi transformée change de nom et s’appelle haï iro, couleur de cendre. Nous avons donc la gradation suivante :

  1. Sumi iro ;
  2. Usu zumi iro ;
  3. Haï iro.

De la même manière on passe par :

  1. Moegi iro, vert foncé des feuilles ;
  2. Usu moegi iro, même couleur moins foncée ;
  3. Kusa iro, couleur d’herbe.

De murasaki, violet, on arrive à fuji iro, couleur de glycine, qui n’est qu’une de ses variétés.

De beni iro, couleur de fard ou rouge, on passe à momo iro, rose, et à usu momo iro, rose clair.

Il résulte de ce qui précède que, tout en accordant à la nota­tion japonaise les mérites qu’elle peut avoir, nous devons reconnaître qu’elle est forcément imparfaite, puisqu’elle ne repose que sur un système uniforme et logique. Il semblerait du reste que les propriétés du spectre solaire fussent bien peu connues autrefois, car il n’existait pas de mot précis, dans la langue japonaise, pour le désigner, à telles enseignes que le mot latin spectrum a été adopté pour l’enseignement de l’optique dans les écoles et inséré dans le Dictionnaire des termes de physique. Il y a bien l’expression shichi shoku, les sept cou­leurs, d’origine assez récente du reste, mais elle ne parait pas désigner exactement le spectre solaire, puisqu’elle a été laissée de côté.

En fait, les artistes japonais étaient autrefois très pauvres en matières colorantes. Ils n’en avaient que trois, qu’ils mélan­geaient diversement pour imiter l’apparence distinctive des objets :

Uri sulfure jaune d’arsenic naturel, shiwo, ou orpiment ; un sesquioxyde rouge de fer, taisha, ou hématite, et l’indigo, . Mais ces trois substances donnent précisément les trois cou­leurs primaires ou génératrices : le jaune, le rouge et le bleu.

Ajoutons à cela le blanc, gofun, ou poudre impalpable, qu’ils tiraient des coquilles d’huîtres, et le noir, sumi, fourni par l’encre de Chine, qui, mêlés aux diverses nuances, en produi­saient naturellement les tons d’après ce qui a été dit plus haut. Ils les mélangèrent d’instinct ou plutôt arrivèrent par tâtonne­ments à en tirer une assez grande variété de nuances et de tons.

Plus tard, d’autres matières colorantes leur vinrent de Chine, entre autres le vermillon, shu, et enrichirent leur palette ; mais une difficulté se présenta : ces poudres ne se mélangeaient pas intimement avec leurs anciennes couleurs préparées. Alors, au lieu de les délayer ensemble, ils les superposèrent, les anciennes servant de fond. Par exemple, pour obtenir un vert dans la composition duquel entrât du bleu de Chine, gunjo, ils étendirent d’abord une couche de jaune, shiwo, sur le papier ou la soie, et sur ce jaune passèrent un autre pinceau imbibé d’une solution [3] de gunjo ou bleu. Ainsi des autres.

Amateurs passionnés de la nature et fins observateurs de tout ce qu’elle produit d’agréable aux yeux, ils ne furent satisfaits que lorsque, après maints essais, ils eurent obtenu artificielle­ment les teintes variées dont elle revêt et décore à plaisir les objets, ou plutôt qu’elle leur fait refléter.

De là leur tendance à dire : couleur de telle fleur, de tel fruit, etc. Peu à peu ils s’enrichirent de nouvelles substances colo­rantes, et aujourd’hui ils possèdent toutes celles dont nous nous servons en Europe.

Ainsi munis des éléments nécessaires et doués d’un talent exceptionnel d’imitation, mais sans méthode apparente, ayant la nature pour modèle et leur goût, un goût original et sûr, pour guide, ils ont fait de rapides progrès. Sans soupçonner que la chaleur fût soumise à des règles fixes, avant d’avoir acquis la moindre notion des couleurs, rabattues [4] et complémentaires, non plus que des principes qui régissent le contraste et l’harmo­nie des couleurs, ils sont de fait arrivés, malgré l’imperfection que nous signalions précédemment dans leur notation des cou­leurs, à un degré d’habileté qui leur a valu la réputation univer­sellement reconnue de coloristes émérites, réputation qu’ils par­tagent du reste, à juste titre, avec les Chinois.

De théorie, ils n’en avaient pour ainsi dire aucune et n’ont encore aujourd’hui que celle qu’ils nous ont empruntée ; mais pratiquement, ils ont, en matière de coloris, un sentiment esthé­tique exquis interrogés sur les couleurs amies et ennemies, ils peuvent être embarrassés ; cependant, mis en présence de deux couleurs qui détonnent, ils s’en aperçoivent aussitôt, car leur rétine en est péniblement impressionnée. Au contraire, à la vue de deux couleurs qui vont bien ensemble, ils ne manquent pas de dire qu’elles se relèvent l’une l’autre : utsuri ga ii. Le plu­mage si bien nuancé des oiseaux et l’infinie variété des fleurs leur en ont appris plus long que toutes les théories scienti­fiques.

Chose digne de remarque, bon nombre d’artistes de nos jours connaissent les lois qui régissent les couleurs ; ils les ont apprises dans nos livres ou à l’école, et cependant ils ne font pas mieux que leurs devanciers, qui, selon toute probabilité, seront longtemps leurs maîtres. Ces maîtres eux-mêmes ne sont que d’habiles, d’admirables dessinateurs en bien des cas, mais non de véritables peintres au sens que nous attachons à ce mot.

On chercherait en vain dans leurs œuvres cet idéal qui embellit même la nature, la rehausse, la transfigure et la divi­nise presque, cet idéal sublime, qui fait des peintres aussi bien que des poètes de véritables créateurs, qui parle à l’âme, l’émeut et la ravit. Ce qu’ils possèdent au plus haut degré sans pouvoir en expliquer le secret, c’est l’art éminemment décoratif de manier et d’harmoniser les couleurs.

[1Dans cette expression, le mot momo doit s’entendre de la fleur du pêcher

[2L’idée de vert est en effet représentée par divers caractères, selon qu’elle se rapporte à telle ou telle classe d’objets, ainsi : un arbre vert et une montagne verte s’écriront avec le même caractère ; au contraire, la mousse verte, une forêt verte, une pierre verte, s’écrivent avec des caractères différents.

[3Les poudres colorantes sont délayées dans de la colle de peau nikawa à laquelle s’ajoute souvent un peu de gofun, probablement à cause de la chaux qu’il contient.

[4On appelle couleurs rabattues celles qui naissent de la destruction réciproque de deux couleurs complémentaires lorsque l’une des deux est en excès.

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