L’évanouissement du Colorado

E.-A. Martel, La Nature N°1771 — 4 mai 1907
Samedi 11 juillet 2009 — Dernier ajout mardi 20 avril 2010

Il s’est produit en 1906, à l’embouchure du Colorado, aux frontières californiennes des États-Unis et du Mexique, un phénomène géographique extraordinaire, d’origine d’ailleurs artificielle, et qui a dégénéré peu à peu en véritable et insurmontable catastrophe.

Voici ce que nous en apprennent le Scientific american (27 décembre 1906 et 6 avril 1907), et le professeur Erdmann, dans le numéro de février 1907 des Petermann’s Mittheilungen :

A une époque préhistorique, le golfe de Californie Olt débouche le fleuve rouge (Colorado), si célèbre par son grand canyon, s’étendait 250 km plus loin dans l’intérieur des terres. Progressivement les dépôts de l’embouchure ont comblé l’estuaire et isolé au N.-O. une dépresssion dite lmperial Valley, représentant le fond de l’ancien golfe et qui, à la fin du XIXe siècle, était desséchée jusqu’à 91 mètres au-dessous du niveau de la mer. Le lac salé, qui pendant longtemps oecupa ce creux, s’était en effet peu à peu évaporé, découvrant une steppe salée avec quelques oasis (India, Merce, Salton), que traversait le chemin de fer Sud-Pacifique (San-Francisco, Los Angeles, El-Paso, Nouvelle-Orléans). Après les très fortes pluies seulement le Colorado débordait par-dessus sa rive droite (en 1891, par exemple) envoyant de l’eau jusqu’au lac Salton. Pour rendre la région colonisable, pour l’irriguer et la fertiliser, les ingénieurs américains, dès 1891, eurent l’industrielle mais dangereuse idée de pratiquer, dans la rive droite du fleuve, en aval de Yuma (et déjà sur le territoire mexicain), une saignée, une prise d’eau qui déversât une partie du courant (par l’ancien bras du fleuve, dénommé canal d’Alamo) dans la dépression du N.-O. D’abord on avait songé à faire la saignée dans la roche en place, ce qui eût été prudent ; mais les fonds ayant manqué on se résigna, en 1901, à couper à même la rive molle des alluvions, ce qui devait provoquer un désastre ! Ainsi on créa un canal, fini en 1904,. qui franchissait le seuil alluvionnaire, déposé par le fleuve même ; entre la dépression et le golfe ce seuil atteint 12 mètres d’altitude. Tout d’abord le résultat fut excellent ; les rigoles d’irrigation firent surgir comme par enchantement 12000 colons, des cultures, fermes, voies ferrées : le désert de sel devenait une région des plus fécondes. Soudain débuta la catastrophe : de juin à août 1905, à travers le seuil argileux et détrempé, le canal s’agrandit tout seul de plus en plus large et profond. A la fin du premier semestre 1906, le Colorado n’envoyait plus une seule goutte d’ eau à la mer. La capture, ainsi déchaînée, était complète, et le lac Salton, au fin fond de la dépression continentale, croissait à vue d’œil ; en octobre 1906, M. Erdmann lui trouva une surface de 1224 km2, Le 12 de ce mois, la ligne de chemin de fer, déjà reportée à l’Est une première fois, était proche de la submersion dans sa nouvelle position : toute la dépression se ravinait l avec une rapidité d’érosion formidable. De janvier à octobre, la surface du lac s’était élevée de 12 mètres (de - 77 à - 65 mètres), et le fond demeurait à - 87 ; sa longueur avait passé de 56 500 mètres à 72 000 mètres, sa largeur extrême de 18 à 26 kilomètres, sa surface de 650 à 1224 km2, son volume de 5900 millions de mètre cubes à 18 860 millions, et le produit de son évaporation quotidienne avait vingtuplé ! Donc le Colorado, cessant tout apport vers le golfe de Californie, s’évanouissait positivement dans le nouveau lac Salton. Les conséquences de cet évènement sur la prospérité locale naissante, sur l’augmentation de salure du golfe de Californie, sur la dissolution ou l’alluvionnement du sous-sol salin dans la dépression (où l’industrie du sel est ruinée), sur la destruction des quatre cinquièmes de la ville mexicaine de Mexicala, sur la disparition de 80 kilomètres de voie ferrée, sont incalculables. Si on n’en enraye pas les effets, la dépression peut, en quelques années, se remplir jusqu’au niveau de la mer voisine, l’ancien golfe de 250 km, peut se reformer, tout un prospère territoire de colonisation sera submergé ! Or jusqu’en octobre 1906 tous les efforts pour rendre le Colorado inférieur à son ancien lit avaient échoué ; le canal toujours grandissant défiait tout endiguement. Le 4 novembre 1906, un suprême effort pour sauver la voie ferrée parut réussir. Mais, au milieu de décembre, une crue du fleuve rompit de nouveau tous les obstacles et, depuis, l’inondation continue à monter.

A l’heure actuelle, on ne sait comment arrêter la modification de la carte géographique en ce point du globe terrestre ! 17 500 000 francs de travaux sont en cours pour le tenter une fois de plus. Réussiront-ils ?

Édouard-Alfred Martel

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