On admet généralement, d’après les études qui ont été publiées sur les orages, que la marche de ceux-ci est régulière sur un long parcours. Les cartes dressées à ce sujet, soit qu’elles concernent un département, soit qu’elles embrassent toute la France, les montrent en effet cheminant progressivement dans une direction qui n’est jamais brusquement modifiée, On pourrait croire, d’après cela, que s’ils avancent, par exemple, du sud-ouest vers le nord-est, comme c’est le cas le plus fréquent, ils n’atteindront une région qu’après avoir frappé celle qui la confine au sud-ouest.
Mais quand on étudie leur progression un peu en détail, on reconnaît bien vite qu’il est loin d’en être ainsi, on constate que l’ensemble des orages observés constitue un groupe plus ou moins. nombreux d’orages partiels qui peuvent se déplacer individuellement dans les directions les plus variées, se propager dans tous les sens, quelle que soit la ligne de progression générale. On reconnaît que très fréquemment une localité, une vaste région même est atteinte avant celles qui l’environnent, c’est-à-dire que la propagation se fait aussi par bonds, par sauts.
Les points frappés ainsi par une sorte d’élection bien certainement motivée deviennent des centres orageux, autour desquels d’autres orages se déclarent successivement dans tous les sens, En 1878, dans les Annales du Bureau central météorologique de France, nous avons publié des exemples frappants de cette propagation rayonnante, et en 1885, dans les mêmes Annales, nous avons aussi décrit la marche de quelques orages qui se sont déplacés comme s’ils avaient eu en eux-mêmes leur force motrice. Les orages de plein été, qui coïncident habituellement avec une grande uniformité de la pression atmosphérique, présentent presque toujours ces phénomènes d’une manière très nette.
Dans la plupart des cas, on constate encore que la propagation ne se fait pas suivant la marche des nuages, et qu’elle en est quelquefois assez indépendante pour s’effectuer dans une direction absolument contraire. Nous verrons plus loin comment expliquer cette anomalie, qui est plus apparente que réelle, et qui provient, ou bien de la façon d’observer la marche des nuages, ou bien de la méthode employée pour la discussion des observations recueillies.
Les orages qui se sont manifestés pendant la journée du 28 mars 1888 dans le département du Puy-de-Dôme peuvent fort bien servir à montrer quelle est la propagation réelle des orages. Cependant ils s’y prêtent moins que beaucoup d’autres, parce qu’ils ont éclaté sous l’influence d’une forte dépression barométrique, et que l’uniformité de la pression de l’atmosphère ne s’est étendue qu’à une région relativement restreinte. Nous les avons cependant choisis, parce qu’ils nous permettront en même temps de mettre en évidence les principales causes naturelles qui amènent la formation des orages.
Causes générales de la production des orages du 28 mars 1888.
Situation atmosphérique générale. — D’après les observations internationales recueillies par le Bureau central météorologique, une forte dépression barométrique couvre toute l’Europe pendant la journée du 28. — Son centre (721 mm) persiste près des îles Scilly, et la pression de l’air ne dépasse 760mm que dans la région de la mer Noire. Le gradient de la dépression est assez accentué en France, puisque de Brest à Nice la différence des hauteurs barométriques dépasse 20mm.
Formation d’une dépression secondaire. — Durant la matinée, les hauteurs barométriques étant très inégales, on n’observe que quelques orages isolés dans le centre, le sud-est et le nord de la France. C’est ce qui arrive au moment des grandes perturbations en hiver, ainsi qu’au commencement du printemps et à la fin de l’automne.
Cependant les inflexions des courbes isobares dans le secteur sud-est de la dépression indiquent déjà l’existence de tourbillons secondaires. On entrevoit même, en Gascogne, la formation d’une petite dépression satellite, qui traverse la France, dans la journée, du sud-ouest au nord-ouest, et qui, à six heures du soir, s’étend sur tout son territoire, à part le sud-est et le nord-ouest.
Cette dépression secondaire rend les pressions beaucoup moins inégales dans les départements du centre et de l’est : entre Rochefort et Berne, par exemple, il n’y a plus que 5mm de différence de pression (735mm à Rochefort, 740mm à Berne), alors que le matin il y avait 10mm (735mm à Rochefort et 745mm à Berne).
Les orages se développent alors, deviennent plus nombreux, et atteignent le centre ainsi que toute la moitié orientale de la France : l’uniformité plus ou moins grande des hauteurs barométriques est, en effet, la principale condition de production des orages, comme nous l’avons établi en 1878 et comme nous en avons chaque année de nouvelles preuves. C’est même une règle qui ne s’applique pas seulement à l’été : en toute saison et quelle que soit la valeur de la pression atmosphérique, le ciel devient orageux dans les contrées où cette pression est uniforme.
Pour la journée du 28 mars, dans le département du Puy-de-Dôme, l’uniformité de pression, déjà mise en évidence par les courbes isobares, l’est encore par les variations des principaux éléments météorologiques et en particulier par la chute du vent à Clermont-Ferrand, par son affaiblissement au sommet du Puy-de-Dôme.
Grand refroidissement nocturne près de la surface terrestre. — Les thermomètres placés à Clermont, sous un abri ordinaire, à deux mètres de hauteur, sont descendus, pendant la nuit du 27 au 28, à -1°C ; ceux qui sont installés à découvert, près du sol, ont indiqué une température beaucoup plus basse encore : - 4°C. Il en est résulté une abondante condensation de la vapeur d’eau atmosphérique sous la forme de rosée d’abord, puis sous celle de gelée blanche. On va voir l’effet naturel amené par cette condensation.
Forte insolation diurne. — Le 28, le soleil brille sans interruption depuis huit heures du matin jusqu’au moment de l’orage. A midi, le thermomètre abrité était remonté à 20°C, celui du sol à 24°C, et les thermomètres de l’actinomètre d’Arago accusaient, l’un 35°C, et l’autre 23°C, dès neuf heures du matin. Sous l’influence de cette vive radiation solaire, l’eau condensée, la nuit, sur les objets terrestres, est brusquement transformée en vapeur qui s’élève avec rapidité dans l’atmosphère. Elle donnera bientôt naissance aux nuages orageux.
Froid-dans les couches élevées de l’atmosphère. — Dans les couches un peu élevées de l’atmosphère, la température de l’air était, relativement, très basse. Même à la faible altitude du Puy-de-Dôme (1467 mètres), le thermomètre se tenait, la veille, vers 0°C ; le soir du 28, il ne marquait que - 3°C, et descendait le matin à - 5°C. A la vérité, un peu avant l’orage, sous l’influence de l’air chaud qui s’élève de la surface terrestre, on constate + 6°C ; mais alors il y a 20°C à Clermont, ce qui constitue une différence de 14°C, au lieu de celle de 6°C qui existe en général. Dans une situation normale, ce n’est qu’à une altitude de près de 3000 mètres qu’on aurait trouvé la température observée au Puy-de-Dôme.
Les vapeurs invisibles qui montaient du sol sous l’action calorifique du soleil se condensaient donc rapidement en nuages précurseurs de l’orage.
Instabilité de l’équilibre atmosphérique causée par un excès relatif de pression existant a une certaine altitude.
L’air inférieur, échauffé par les rayons solaires, s’élève dans toute la région et refoule plus haut les couches supérieures qui participent de moins en moins à ce mouvement d’ascension. Il en résulte nécessairement une diminution de pression près du sol et une augmentation de pression à une certaine hauteur. C’est ce qui arrive chaque jour sous l’influence du soleil, et ce que montre nettement le dernier diagramme de la planche ci-jointe. Ce diagramme accuse même le début du phénomène vers huit heures du matin, à l’apparition du soleil sur Clermont et les environs.
On remarquera, en outre, que les courbes de ce diagramme, rapportées aux pressions moyennes de Clermont et du Puy-de-Dôme, coïncident presque la veille et le matin du lendemain, tandis qu’au moment où l’orage éclate elles diffèrent d’environ 5 millimètres. Il est infiniment probable que ’cet excès relatif de pression, à l’avantage du sommet de la montagne, n’atteignait pas là son maximum, et qu’on aurait pu trouver une différence encore plus grande à une autre altitude.
La pression de l’atmosphère était donc très inférieure à sa valeur normale dans les basses régions de l’air, tandis qu’au contraire elle était beaucoup plus forte qu’elle n’aurait dû l’être dans les régions élevées. Si une telle situation peut se produire, elle n’en est pas moins d’une très grande instabilité : essentiellement due à la radiation solaire, elle est attaquée par toutes les causes perturbatrices de cette radiation par le soleil lui-même, qui, en créant le, nuages, modifie sans cesse sa propre action à la surface de la terre.
L’équilibre extraordinaire ainsi établi par la coïncidence de plusieurs circonstances favorables ne durera donc jamais longtemps, et sa rupture, en opérant le mélange de couches d’air dont la diversité a été poussée à l’extrême, provoquera les plus violents troubles atmosphériques : vent, pluie, grêle, tonnerre, etc., en un mot des orages.
On n’en sera pas étonné si l’on se reporte à cette altération de 5mm que subit la pression suivant la verticale et sur une distance d’un kilomètre à peine : il suffira de songer que les plus violentes tempêtes de nos régions coïncident avec des différences de pression qui ne dépassent guère, au niveau de la mer, 1 millimètre par 25 kilomètres de distance horizontale.
Les plus violents cyclones ainsi que les plus vastes dépressions sont d’ailleurs très probablement produits par les mêmes causes qui font éclore les orages. La probabilité est d’autant plus grande que l’on s’accorde généralement à considérer les phénomènes orageux comme la résultante, comme l’apanage de petites dépressions estivales très restreintes.
Variations des principaux éléments météorologiques. — Nous n’avons pas l’intention de faire, dans cette courte note, une étude complète des phénomènes qui accompagnent les orages, mais simplement de mettre en relief leurs caractères essentiels, qui sont assez bien accusés par ceux du 28 mars 1888. Aussi nous nous contenterons, pour résumer en quelques mots la marche des différents éléments météorologiques, de faire remarquer que l’on observe :
- Le matin d’une journée d’orages :
- Un grand refroidissement,
- Une abondante rosée ou une gelée blanche ;
- Qu’avant l’orage :
- Le baromètre baisse,
- La température monte,
- La sécheresse augmente,
- Le vent se calme ;
- Qu’après le début de l’orage :
- Le baromètre monte,
- La température baisse,
- L’humidité augmente,
- Le vent s’élève.
C’est ce que notre avant-dernier diagramme montre d’une façon très nette pour Clermont-Ferrand.
Orages du 28 mars 1888 dans le département du Puy-de-dôme.
Orages du 28 mars 1888. — De 12h 30 à 8h du soir. — 38 stations atteintes. - Une très forte dépression (720mm) passe sur les îles Britanniques. — Minimum barométrique à Clermont : 736mm à 1 heure du soir, température maxima : 20,4°C à 1 heure du soir. — Ces orages, qui surviennent alors que les montagnes sont encore couvertes de neige, fait assez rare, frappent surtout la moitié orientale du département. Dans presque toutes les stations atteintes, il tombe de la grêle qui aurait causé de grands dégâts dans quelques localités si la végétation eût été plus avancée. A Saint-Babel et à Chambon, de violents vents de sud-ouest brisent et déracinent des arbres. La pluie retarde les travaux des champs dans la haute vallée de l’Allier ; elle les favorise au contraire dans la Limagne. A Brousse, dans le canton de Cunlhat, la foudre frappe un bâtiment d’habitation : elle étourdit un enfant, brise des vitres, mais ne cause pas de sérieux dommages. Dans toute la région montagneuse du département, les orages du 28 mars sont immédiatement suivis de chutes de neige.
Presque tous les orages signalés sont arrivés dans les différentes stations d’observation par le quart sud-ouest ; ils ont disparu par le quart nord-est.
Propagation. — A 12h 30, des orages éclatent simultanément, comme cela arrive presque toujours, dans des localités très éloignées les unes des autres : Laqueuille et Briffons d’un côté, Compains d’un autre et enfin Saint-Germain-Lembron. (Voir la planche.) Les localités intermédiaires ne sont pas encore atteintes.
Vers 1 heure, des orages, toujours isolés, se déclarent à Champeix, les Martres-de-Veyre, Joze et Saint-André-le-Coq, dans la vallée de l’Allier.
A 1h 30, les orages de Briffons et de Laqueuille ont cessé ; mais les autres se sont étendus, multipliés, rejoints, et couvrent presque tout le versant ouest de la vallée de l’Allier.
A 2 heures, les orages ont pris fin, jusqu’à Saint-Nectaire, dans les localités situées près de la chaîne des monts Dôme, et gagnent un peu plus sur la rive droite de l’Allier.
A 3 heures, le calme s’est rétabli dans le centre du département, tandis qu’au contraire les manifestations orageuses ont pris du développement vers le sud, dans la région d’Issoire.
A 4 heures, les orages sont terminés dans presque toute la vallée de l’Allier. Ils ne persistent qu’à Sauxillanges, Saint-Babel, mais ils envahissent une grande partie du bassin de la Dore, depuis Arlanc jusqu’à Cunlhat. En même temps, un orage tout à fait local se produit à Saint-Victor, dans le canton de Saint-Rémy.
Enfin, à partir de 5 heures, l’extrême pointe sud-est du département est seule atteinte, et à 8 heures du soir toute manifestation électrique a cessé. (Voir les différentes cartes horaires de la planche.)
Marche générale. — Les quatre cartes relatives au début, au maximum, à la fin et à la durée des orages dans chaque localité, mettent en évidence la marche générale de ces orages. Elles font voir très clairement qu’en somme ils ont débuté dans les vallées orientales des monts Dore, ainsi que tout le long de l’Allier, et qu’ils se sont propagés ensuite dans la direction de l’est-sud-est. Or nous avons fait remarquer (voir la carte générale) que, dans presque toutes les stations, les orages sont venus par le sud-ouest et ont disparu par le nord-est. Puisque leur propagation ne s’est pas faite dans le même sens que leur marche, cela tendrait à prouver, comme nous l’avons dit plus haut, que la propagation des orages est indépendante de la marche des nuages.
L’anomalie n’est qu’apparente. Elle tient principalement à ce que, dans les orages ordinaires, comme ceux du 28 mars 1888, ce n’est pas seulement un orage qu’on étudie, mais un groupe, un grand nombre d’orages, qui se confondent plus ou moins et qui réagissent sans doute les uns sur les autres.
L’observation de ces orages complexes et multiples présente certainement un très grand intérêt ; mais pour arriver à connaître entièrement les causes qui les produisent, ainsi que leur nature et leurs lois, il faudrait surtout étudier les orages isolés, constitués par une seule masse nuageuse flottant dans un ciel pur. Ceux-là sont rares, mais nous en avons vu plusieurs fois.
Malheureusement ils ont une existence un peu éphémère, un parcours très restreint en longueur et en surface, et il faudrait, pour les observer utilement, un réseau très dense de stations, comprenant, par exemple, toutes les communes d’un département, avec des observateurs consciencieux et bien dressés. C’est dire qu’on se heurterait à des difficultés considérables ; mais nous sommes convaincu que si l’on parvenait à les vaincre, on serait largement récompensé de ses peines par la grandeur des résultats obtenus.
J.-R. Plumandon