Le dépeuplement de la mer

La Revue Scientifique — 18 Janvier 1890
Samedi 14 février 2015 — Dernier ajout jeudi 22 mars 2018

L’industrie de la pêche maritime côtière soulève des questions d’ordres très divers, économiques, administratives, militaires, Industrielles ou sociales, dont l’importance n’a pas échappé au Gouvernement. C’est ainsi que l’élude de quelques-unes de ces questions, faite par les soins de l’Administration de la marine, aboutit, de 1852 à 1862, à une série de mesures qui ont fort heureusement commencé la réforme, depuis longtemps réclamée, de notre régime de pêche côtière. Toutefois, depuis cette époque, le fonctionnement du service technique des pêches maritimes s’est ralenti de plus en plus et a même été supprimé de fait en 1874, après la mort de l’Inspecteur général des pêches, M. Coste.

La suppression d’une institution qui existe, sous des formes diverses, chez la plupart des nations maritimes, était regrettable, et on ne peut que se féliciter que le Gouvernement ait porté de nouveau son attention, il y a deux ans, sur une branché de l’industrie nationale qui subit en’ ce moment une crise dont on ne saurait se désintéresser.

Une Commission, réunie à Brest en avril 1887, a été chargée d’étudier à fond la question de la sardine ; une autre Commission, récemment constituée à Boulogne, est chargée de l’examen des questions que soulève l’état de souffrance de l’industrie harengère et a déjà réussi à faire voter la loi de protection du 1er mars 1888, qui Interdit aux étrangers la pêche dans les eaux territoriales de la France, à trois milles des cotes, Puis les règlements de pêche maritime spéciaux à l’Algérie ont été refondus, et notre grande colonie vient d’être dotée, sur ce point, d’un code sage et prévoyant. Enfin le Service technique des pêches maritimes a été rétabli, constitué par une Inspection générale et un Comité consultatif, ayant charge d’étudier, au triple point de vue scientifique, économique et administratif, toutes les questions générales et techniques se rapportant à la pêche. La science est d’ailleurs largement représentée dans le Comité consultatif, où nous trouvons les noms de MM. Vaillant, Ed, Perrier, Henneguy, Berthoule et Giard, et la présence de ces membres d’une haute compétence ne peut que faire bien augurer des résultats qu’on est en droit d’attendre du fonctionnement du nouveau service.

Parmi les questions les plus importantes que soulève la réglementation de la pêche, il en est une qu’on agite depuis bien longtemps sans arriver à la résoudre : c’est celle du dépeuplement de la mer. M. R. Busson vient de lui consacrer, dans la Revue maritime et coloniale (livraison de novembre 1889), une importante étude dont nous croyons devoir faire connaître les principaux points aux lecteurs de la Revue, qui ont été déjà mis au courant de cette question à propos de la sardine [1]

L’homme peut-il ou non dépeupler la mer ? Tel est le problème dont M. Busson se propose la solution ; problème d’une extrême importance, d’autant plus manifeste que l’homme ne peut pas, par des procédés artificiels, repeupler l’Océan.

Déjà, sur ce sujet, M. G. Pouchet avait exposé sa pensée d’une façon tout à fait explicite dans une Déclaration lue par lui à la Commission d’enquête réunie à Brest, au mois d’avril 1887, pour chercher des remèdes à la crise de l’industrie sardinière : « Il importe, y disait-il, dans la question du dépeuplement des eaux de l’Océan, d’établir une distinction capitale absolue entre les espèces qu’on peut appeler de rivage, qui se reproduisent et grandissent aux mêmes lieux - la sole, le turbot, le labre peuvent être pris comme exemples - et les espèces qu’on peut appeler de haute mer, les espèces dites pélagiques, telles que le thon, le maquereau, la morue, le hareng et la sardine. Pour ces espèces pélagiques, on peut affirmer que tous les engins de pêche réunis, de toutes les côtes du nord atlantique, ne sont qu’un facteur négligeable comparé aux facteurs cosmiques qui maintiennent l’équilibre actuel de l’espèce dans l’immensité de l’Océan. En réalité, aucun argument décisif n’a été produit et ne peut l’être actuellement, qui démontre la diminution réelle de ces espèces sur les lieux de pêche. Les souvenirs individuels sont ici de nulle valeur ; au contraire, le petit nombre de documents authentiques que nous possédons semble bien établir que le régime de ces espèces sur les lieux de pêche se maintient très sensiblement avec les mêmes oscillations, dues sans doute à des influences cosmiques comparables à celles qui font varier, dans l’atmosphère, les productions du sol d’une année à : l’autre. »

C’est d’ailleurs la thèse que soutenait M. Pouchet ici même (Rev. sc. du 11 juin 1887), quand, développant cette déclaration, il ajoutait que l’on comprenait bien que les espèces de rivage, attachées à la terre dans une zone littorale étroite, devaient diminuer rapidement de nombre par une pêche trop active, puisque, cantonnées sur une bande de cotes en deçà d’une profondeur déterminée, elles sont exactement dans les conditions où se trouvent le gibier sur le continent, les poissons d’eau douce et les écrevisses dans une rivière.

M. Pouchet, on le voit, ne repousse donc la possibilité du dépeuplement que pour les espèces pélagiques, tout en l’admettant pour les espèces de rivage.

La première catégorie comprend tous les poissons qui ne sont jamais que de passage sur nos côtes, que ces poissons soient réellement migrateurs ou que, hivernant dans les profondeurs des océans - comme cela parait prouvé ’pour le hareng et semble probable pour toutes les espèces nomades - ils soient simplement, selon le terme consacré aujourd’hui, mi-sédentaires.

La seconde catégorie comprend toutes les espèces qui sont cantonnées dans notre zone côtière, que ces espèces vivent constamment sur les mêmes fonds (poisson de fond) , comme beaucoup de poissons plats (pleuronectes : sole, turbot, plie, barbue, etc.) et certains poissons ronds, tels que la vieille ou labre ; ou que, douées d’une plus grande faculté de locomotion, elles hivernent dans les profondeurs de la région littorale pour ne gagner le rivage qu’à l’époque du frai, comme les poissons longs (congre, anguille, murène) et certains poissons ronds, tels que la dorade, le rouget et le poisson blanc (mulet, lieu, merlan, bar, etc.).

Il faut dire cependant qu’on ne possède, sur l’habitat des poissons en général, que des données excessivement vagues. La distinction en poissons pélagiques et poissons de rivages n’a en réalité rien de précis et manque de critérium : elle -est tout artificielle et, pour beaucoup d’espèces, basée seulement sur des apparences et sur des probabilités. On tend, . d’ailleurs, de plus en plus à reléguer dans le domaine de la légende les migrations périodiques des espèces de passage. La science a bien progressé depuis Duhamel de Monceau, et il y a soixante ans déjà qu’on commence à reconnaître que bien des poissons, classés par cet auteur comme migrateurs il y a un siècle, stationnent simplement, pendant l’hiver, dans les eaux profondes pour venir au rivage au temps de la ponte. On sait que l’illustre naturaliste américain Agassiz n’admettait guère non plus l’existence d’espèces migratrices, et les observations les plus récentes apportent chaque jour une confirmation plus complète à sa théorie. Mais, si défectueuse que soit donc cette distinction de poissons pélagiques et de poissons de rivage - M. Busson préférerait l’emploi des expressions nomades et sédentaires - elle est essentielle cependant quand il s’agit de dépeuplement, et il convient de l’adopter.

Est-ce à dire que les espèces pélagiques ne puissent s’appauvrir ? Comme l’a remarqué M. Bouchon-Brandely, quand, dans une seule année, on prend, sur la seule portion du littoral comprise entre Brest et Lorient, un nombre de têtes de sardines supérieur à un milliard, ce n’est sans doute pas du jour au lendemain que se peut combler un tel vide.

En outre, parmi les espèces dites pélagiques) la sardine, d’après les recherches récentes, est peut-être celle dont le pélagisme semble le plus douteux, ou tout au moins le plus restreint. En effet, quelques observations, rapportées par MM. Léon Vaillant et Henneguy, autorisent à penser que la sardine s’éloigne peu des cotes. Sa présence est même constante sur celles de la Méditerranée et sur le littoral océanique de l’Espagne et du Portugal, et l’on a constaté qu’elle séjourne aussi en permanence sur plusieurs points de notre littoral ouest, comme dans le bassin d’Arcachon. Ses apparitions successives du sud au nord, depuis les côtes de Portugal jusqu’aux côtes de l’Angleterre, pourraient alors s’expliquer par l’élévation successive de la température de la mer et l’inégalité de configuration des fonds voisins des cotes, On est aussi fondé à croire que la sardine fraye sur les bas-fonds, près du littoral. Enfin, si el1e se nourrit généralement de petits crustacés copépodes pélagiques, comme l’ont établi les observations de MM. Pouchet et de Guerne, elle fait aussi sa nourriture, comme l’a montré M. Sauvage, de petits animaux vivant dans les herbiers.

Ce sont ces données, assurément encore un peu incertaines, qui ont conduit MM. Vaillant et Henneguy à formuler sur la sardine une opinion opposée. à celle de M. Pouchet, et à regarder la sardine comme une espèce sédentaire et non pélagique. Cette opinion a d’ailleurs été favorablement accueillie par les Commissions spéciales, et par le Comité des pêches, en particulier. Par suite, loin d’en approuver la pêche intensive, s’est-on accordé à attribuer sa disparition à la destruction exagérée qu’on fait de ce poisson et de ses alevins, ainsi qu’à l’effet des filets traînants qui bouleversent ses frayères et ruinent les bas-fonds herbeux où il cherche sans doute sa nourriture.

A toutes ces considérations, il faut ajouter qu’un naturaliste fort versé dans les questions ichtyologiques,M.Marion, de Marseille, a été amené à penser, à la suite de ses observations, que la reproduction de la sardine s’opère du mois d’octobre au mois de mars, et qu’il y a identité entre les nonnats, longs de 3 à 4 centimètres, qui se montrent en abondance en avril dans le golfe de Marseille et dont nos pêcheurs font un grand carnage, et les petites sardines, longues de 6 à 7 centimètres qui, envahissant ce golfe en juillet, viennent s’ajouter aux sardines adultes mesurant de 15 à 16 centimètres, lesquelles représentent une génération plus ancienne. La conclusion pratique de ces indications s’impose, et M. Marion l’a déduite immédiatement, en déclarant que, si la poursuite de la sardine ne peut être interdite dans les mois de frai, l’administration est du moins en mesure d’empêcher la destruction des alevins, pratiquée jusqu’ici sans entraves sur tout le littoral du midi de la France, et, ajoute M. Busson, sur tout notre littoral océanique.

Quoi qu’il en soit, une seule chose nous intéresse, nous Français, comme le remarque avec juste raison M. Busson, c’est que les eaux françaises ne soient pas stériles. Qu’il y a::t abondance ailleurs, peu nous importe. Dans la question du dépeuplement de la mer, il ne faut pas, en effet, se placer ail point de vue universel et théorique, mais uniquement au point de vue national et pratique. Or on peut dire que la multiplication et le développement des espèces réellement pélagiques ne s’opèrent pas dans nos eaux ; que notre pêche ne prend que du poisson pélagique adulte, sans perdre le frai et les alevins qui doivent en assurer le renouvellement. En effet, beaucoup de ces espèces ne frayent pas sur notre littoral. Aucune n’y fraye exclusivement. Sans doute, nos chalutiers de la Manche rapportent dans leurs filets de très notables quantités d’œufs de harengs, mais le hareng a pour frayère cette immense étendue de côtes qui, partant de l’embouchure de la Seine, comprend d’un côté les îles Britanniques, les Féroé, l’Islande, Terre-Neuve et le .Groënland ; de l’autre, tout le littoral européen de la mer du Nord, de la Baltique et de l’océan Glacial jusqu’aux Loffoden. L’action destructive de nos pêcheurs ne s’exerce ainsi que sur un point infime du foyer producteur ; et, comme d’ailleurs le hareng est nomade, cette destruction ne saurait avoir pour effet, si grande qu’elle soit, de suspendre l’arrivée annuelle de ce poisson dans nos eaux. Il serait donc puéril, à son égard, de nous imposer une réserve inefficace, parce qu’elle ne serait certainement pas réciproque, et qu’elle profiterait seulement à nos voisins.

C’est ce qui pourrait arriver pour la morue. A Terre-Neuve, qui est un de ses foyers de production, les procédés des Anglais en ont assez diminué l’abondance pour que le gouvernement de Saint-Jean songe aujourd’hui à fonder un centre de pisciculture pour ce poisson. Si les bancs de morues venaient, de l’île, s’épanouir sur notre littoral, il est évident qu’il n’y aurait pas lieu d’en restreindre la pêche, puisqu’il ne dépendrait pas de nous d’arrêter le dépeuplement. Toutefois, on le comprend, les pratiques qui auraient pour effet d’éloigner la morue de nos eaux, en supprimant les éléments de sa nutrition ou toute autre condition de sa venue, devraient être sévèrement proscrites. Si, en effet, on constate chez nous une diminution considérable-de plusieurs espèces voyageuses, c’est dans la destruction des fonds, dragués sans relâche, qu’il faut sans doute en chercher la cause principale.

Sous cette réserve et pour ces considérations, on pourrait peut-être conclure, comme le fait M. Pouchet pour la sardine, que, pour les espèces réellement pélagiques, la seule chose à faire, c’est de prendre le plus qu’on peut et comme on peut. Mais encore ne faudrait-il formuler cette conclusion qu’au point de vue national, et n’entendre parler que de la pêche intensive française. Pour nous, si nous étions Terre-Neuviens, ou si les rivages de la France étaient les foyers générateurs du hareng, du maquereau, du thon, nous émettrions une opinion absolument opposée. En réalité, les sources génératrices des espèces pélagiques semblent échapper presque totalement à notre atteinte, en sorte que ces espèces, malgré une pêche très active des sujets adultes, peuvent se maintenir sensiblement au même degré d’abondance. S’il y a diminution, elle parait minime. Aussi bien, elle serait grande qu’il n’y aurait pas lieu d’y chercher remède ailleurs que dans l’établissement de conventions internationales, mettant fin, par de mutuels sacrifices, à l’extermination sans bornes du poisson voyageur.

Ainsi, il est incontestable que la pêche intensive doit avoir une influence des plus néfastes sur les espèces de rivage, puisque, pour elles, la dépopulation ne se répartit pas sur l’ensemble de l’espèce.

Abstraction faite de l’influence réelle ou possible de l’homme, il est en effet certain qu’au moins pendant notre âge, la production des être marins ne peut pas sensiblement excéder leur destruction. Autrement, la mer ne serait bientôt plus qu’une masse vivante. Dans mille ans probablement, le hareng, non pêché, ne serait guère plus abondant qu’aujourd’hui. Pour chaque être vivant, l’effet actuel des lois naturelles est de neutraliser la destruction par une production égale et de maintenir ainsi l’équilibre dans chaque espèce. Cet équilibre n’est évidemment pas d’une stabilité rigoureuse ; il varie selon la prédominance de telle ou telle espèce dans tel ou tel milieu, en raison de la grande loi universelle suivant laquelle les êtres vivant dans les mêmes espaces s’entre-dévorent ; mais les oscillations auxquelles il est soumis ne l’affectent pas assez fortement pour le détruire.

Cet équilibre existe encore pour les espèces pélagiques.

Or quelle en est la condition caractéristique en ce qui nous regarde ? Cette condition n’est autre que la soustraction presque totale du poisson embryonnaire à l’action de l’homme ; et on ne peut douter que la condition de l’équilibre ne soit la même pour les espèces sédentaires. Du moment donc que nous exerçons sur elles, en outre d’une action raisonnable, normale, qui est la capture du poisson utile, c’est-à-dire adulte, une action abusive, anormale, par l’emploi d’engins qui font périr les alevins et le frai et ravagent les fonds, il y a nécessairement déficit, par conséquent acheminement à la disparition de l’espèce ; le dépeuplement est rigoureusement égal au gaspillage. Si, directement ou par la suppression des conditions de leur vie, nous anéantissons cent alevins de dorades, ils sont tous pris sur le contingent de ceux qui doivent vivre et compenser la mortalité des sujets adultes, car les autres sont réservés pour les besoins de la destruction naturelle. Par suite, le nombre des dorades propres à la consommation sera finalement amoindri, non pas du nombre des alevins qui, sur cent, parviennent à l’âge adulte, mais bien de ce nombre absolu : cent. Autrement, on arrive à cette conséquence absurde que nous pourrions, à chaque ponte, détruire la totalité du frai destiné à vivre,sans arrêter pour cela totalement la reproduction de l’espèce. La dorade ne foisonnerait-elle pas en permanence dans nos eaux comme la sardine y foisonne temporairement chaque année, si notre Imprévoyance invétérée n’avait dissipé de pareilles richesses ? N’en est-Il pas ainsi dans les parages qui sont à l’abri de la dévastation de l’homme ?

D’ailleurs, les documents historiques abondent, qui prouvent la réalité du dépeuplement de la mer. M. Busson en l’appelle quelques-uns des plus significatifs.

Ainsi, le golfe de Gênes et toute la côte italienne, qui approvisionnaient jadis les cuisines et les viviers de tous les gourmets romains, sont depuis longtemps absolument stériles. Juvénal le constatait déjà dans ses Satires, et il ne semble pas qu’après dix-huit siècles on ait reconnu qu’il se trompait. Notre Méditerranée, dont une foule de documents divers attestent l’ancienne richesse, pour laquelle, dès 1558, le père de l’ichtyologie française, Guillaume Rondelet, décrivait 187 espèces dans son Histoire entière des poissons, est aujourd’hui d’une pauvreté affligeante. L’Océan et la Manche ont am si perdu la majeure partie de leurs ressources alimentaires locales. Pour prendre des exemples moins généraux, on peut citer les baies de Toulon et de Marseille qui se ressouviennent à peine de leur fertilité passée, et où l’on rechercherait en vain plusieurs espèces qui y foisonnaient autrefois. Où sont, en effet, les 317 espèces différentes cataloguées en 1810 pour le seul golfe de Nice par Bisso ? Qu’est devenue la pêche du merlan, poisson de plus en plus rare ? Dans le petit port de Cassis, on en prenait encore, en 1825, 47800 kilogrammes ; mais déjà, en 1842, on n’en prenait plus que 2500. Dans la rivière d’Auray et à Lorient, le bar, très abondant autrefois, ne se trouve plus qu’exceptionnellement. L’année dernière, on a constaté qu’à Banyuls et dans le quartier de Port-Vendres, le bireth, ou grondin noir, a complètement disparu depuis une trentaine d’années. En 1887, on a aussi reconnu officiellement que, dans la baie de Douarnenez, l’emploi des grandes sennes à sardines et des sennes à sprats a eu pour effet, par une destruction constante du fretin, de ruiner les fonds, si bien qu’on n’y trouve plus que difficilement du merlus, du gros-lieu et même du poisson plat. La même constatation a été faite pour les eaux du quartier de Quimper. Tout récemment, on a été obligé d’interdire formellement toute pêche dans certaines zones de la baie de l’Aberwrach, où les herbiers ont été complètement détruits. Enfin la dépopulation dans les baies de Cancale et de l’Arguenon a atteint une marche si rapide, par suite des ravages occasionnés par les pêcheries permanentes, qu’on vient de mettre à l’étude la suppression de ces établissements. Et si ce sont là les observations que permet le passé, il est déjà permis de prévoir que, dans un avenir peu éloigné, les crustacés disparaîtront à Terre-Neuve, pour peu qu’on y tolère longtemps les homarderies qui se sont installées dans cette île et y pêchent en liberté.

En somme, M. Busson pense que toutes les observations tendent à démontrer que partout l’exercice de la pêche, même réglementé, et principalement l’usage des arts traînants et des pêcheries permanentes a été suivi d’une diminution notable, parfois très rapide, des espèces sédentaires, et qu’inversement, à la suspension de la pêche a toujours correspondu une augmentation de la production. D’où cette conclusion qu’on ne doit pas pulser dans la mer comme à une source intarissable.

Dans la pratique, cette conclusion doit se traduire, d’après M. Busson, par les trois règles suivantes, sur lesquelles tout pays devrait se baser pour résoudre les questions de pêche maritime :

En ce qui concerne l’intensité de la pêche,

1° Pour toutes les espèces, migratrices ou mi-sédentaires, dont le renouvellement ne s’accomplit pas sur son littoral, liberté absolue ; 2° Pour toutes les espèces sédentaires ou nomades, dont la source génératrice se trouve, au contraire, dans la zone côtière, protection étroite ;

En ce qui concerne les conditions physiques nécessaires à la vie du poisson,

3° Pour toutes les espèces indistinctement, conservation" rigoureuse des fonds. Ce qui peut s’énoncer sous cette forme plus concise : respect absolu, dans tous les cas, du frai et des fonds. Tel est, en résumé, selon M. Busson, le but idéal que devrait poursuivre une réglementation rationnelle des procédés de pêche, destinée à arrêter le dépeuplement de la mer.

Si l’on recherche, maintenant, dans les documents officiels, le caractère et le sens de l’intervention de l’Administration, on constate avec plaisir qu’éclairée par son conseil, le Service technique des pêches, elle s’est prononcée résolument pour le régime de la protection contre celui de la liberté.

En particulier, le Comité consultatif des pêches a déclaré à l’unanimité qu’il y aurait lieu d’interdire absolument les arts traînants dans la mer territoriale ; et que si l’on pouvait, à titre de simple tolérance et par des dispositions spéciales essentiellement révocables, déterminer des parages dans lesquels ces engins seraient autorisés, c’était simplement pour ne pas trop léser les intérêts des pêcheurs qui en possédaient déjà. Avec ce système des cantonnements, on pourrait parvenir, en effet, à l’Drayer l’usage immodéré de tous les engins qui, en bouleversant les fonds, détruisent les éléments de nutrition du poisson et troublent les opérations de sa production. Mais pour cela la surveillance effective est indispensable, et le Comité a ajouté que, si celle-ci devait faire défaut et si les pêcheurs pouvaient éluder la prescription des cantonnements, « il conviendrait d’en venir résolument à l’interdiction des filets traînants dans les trois milles de la laisse de basse mer ».

Dans le même sens, le Comité a proclamé provisoirement combien il serait désirable d’arriver, à très bref délai, à la suppression des pêcheries sédentaires qui existent encore sur certains points de notre littoral.

Nombre d’autres questions ont encore été traitées par le Service technique, telles que celle de la suppression des arts traînants dans la Méditerranée, à laquelle le Comité s’est déclaré entièrement favorable ; celle de la liberté de la vente des huîtres en tout temps, liberté qui a été également admise en principe ; celle de la pêche du saumon à l’embouchure des fleuves, qui a été admise ; celle enfin, très importante, de la récolte des herbes marines, pour laquelle le maintien du statu quo a été accepté.

Toutes ces mesures sont, en somme, marquées au coin d’un excellent esprit de prévoyance et de sage gestion, n’admettant pas l’innocuité du gaspillage ; elles forceront le pêcheur à gérer son champ en bon père de famille, et lui retireront des mains ces instruments de pêche qui pêchent trop pour bien pêcher, et avec lesquels il ruine inconsciemment son bien.

On ne pouvait espérer de meilleurs résultats de la présence des savants qui composaient le Comité consultatif et dont les travaux ont inspiré les décisions de l’Administration.

T. O.

[1Voyez Revue scientifique, 1887, 1er sem., p, 346, 513,510, 520, 658 et 737 ; ,1888, 1e sem., p. 218, 651 et 696, et 1889, 2e sem., p. 239.

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