Le procédé opératoire de la sangsue

M. Carlet, La Revue Scientifique — 18 août 1883
Samedi 4 mai 2013

FACULTÉ DES SCIENCES DE GRENOBLE

COURS DE M. CARLET

Messieurs,

La sangsue est un des animaux : les plus connus, un de ceux : que l’on considère comme utiles à cause des services qu’ils rendent à l’humanité. Les médecins l’ont étudiée au point de vue de ses applications et les anatomistes ont fait de son organisation l’objet de nombreux mémoires. Malgré cela, ou peut-être plutôt à cause de cela, les physiologistes se sont peu occupés de cet animal qu’ils ont pu considérer comme ne devant pas leur fournir une moisson assez riche de résultats nouveaux. Je vous étonnerai sans doute en vous disant que j’ai dû entreprendre des recherches personnelles pour arriver à me rendre compte de la manière même dont la sangsue opère pour se rendre utile. Il m’a semblé qu’il y avait là un problème assez complexe à la solution duquel je me suis essayé et je viens aujourd’hui vous rendre compte du résultat de mes expériences.

Tout d’abord, voyons comment la sangsue arrive à se fixer sur la surface d’où elle doit faire sortir le sang. A coup sûr, la théorie qui règne à ce sujet est uniquement l’œuvre du raisonnement. Je vous ai souvent tenus en garde contre ce procédé facile, trop facile même, de se rendre compte des. choses : on arrive ainsi à satisfaire son esprit avec des à peu près, comme ces mauvais ouvriers qui, contents d’un travail à peine dégrossi, ne cherchent pas à faire mieux.

A ne considérer que la forme en cupule de la ventouse, on s’est dit sans doute : « Pour qu’une semblable surface contracte adhérence avec un plan, il faut que le fond fasse d’abord saillie, se fixe, et qu’ensuite le reste de la ventouse se rabatte de dedans en dehors, afin. d’expulser la plus petite balle d’air qui pourrait rester entre les deux surfaces. »

Telle était, en effet, l’opinion générale, devenue classique, sur le mode de fixation des ventouses de la sangsue, et c’est certainement avec cette idée préconçue qu’on a examiné à travers une lame de verre le moment de l’application de ces organes. Or ce phénomène se passe avec une telle rapidité, qu’il est impossible de le suivre et que l’on croit naturellement avoir sous les yeux la reproduction fidèle du mécanisme que l’on a imaginé.

Cependant, si les observateurs avaient attendu que la sangsue eût perdu un peu de la viscosité qui recouvre ses ventouses, ils auraient vu, au travers de la lame transparente, qu’une ou plusieurs bulles d’air restaient au centre de ces ventouses après leur fixation, ce qui assurément ne pourrait avoir lieu si le centre se fixait avant les bords.

J’ai employé la méthode graphique pour étudier la question à mon tour. Vous voyez, sur celle table, s’effectuer la locomotion d’une sangsue. Fixée par sa ventouse postérieure, elle allonge le corps et applique sur la table sa ventouse antérieure, après quoi elle détache celle de derrière qu’elle rapproche du point fixe. La ventouse anale se fixe de nouveau, puis l’orale se détache et la progression se fait ainsi par la fixation des deux ventouses qui servent alternativement de points d’appui.

Maintenant, je mets sur la table une feuille de papier préalablement recouverte d’une couche de noir de fumée, et je laisse la sangsue s’y engager, ce qu’elle fait sans la moindre difficulté, continuant sa progression comme auparavant. Il y a toutefois cette différence qu’ici la sangsue laisse des traces de son passage. Ce sont ces traces que je mets actuellement sous vos yeux.

Les empreintes de la ventouse postérieure sont de deux sortes. Les unes sont des anneaux blancs à centre noir qu’on obtient en détachant la sangsue au moment même où elle vient de se fixer ; les autres sont des cercles entièrement blancs que laisse sur le papier la sangsue qui se détache naturellement. Ces deux tracés prouvent surabondamment que la fixation de la ventouse postérieure se fait d’abord par le contact de la périphérie qui dessine la circonférence blanche, ensuite par l’abaissement du fond qui vient adhérer au papier et fait disparaître la tache noire du centre.

La fixation de la ventouse antérieure se fait d’une façon beaucoup plus compliquée et moins rapide.

Dans un premier temps, la sangsue commence à explorer le lieu où elle va se fixer, avec les deux bords de la lèvre supérieure qui s’impriment en blanc sur le papier noirci, de façon à figurer deux lignes convergentes.

Dans un deuxième temps, la partie antérieure de la lèvre supérieure s’abaisse à son tour et l’on voit alors se dessiner un angle formé par la réunion des deux lignes précédentes.

Dans un troisième temps, la lèvre inférieure vient toucher le papier et, cette fois, la figure produite est un triangle.

Dans un quatrième temps, le pharynx, qui n’a pas encore bougé, commence à s’abaisser et le contour triangulaire de la ventouse s’élargit sur son passage en prenant la forme circulaire du pharynx. On observe alors, sur le papier, un cercle blanc dont le centre est resté noir, ce qui prouve que le fond de la ventouse n’a pas encore touché la surface enfumée.

Dans un cinquième et dernier temps, l’adhérence devient complète et se décèle par le tracé d’un cercle entièrement blanc.

Ainsi la sangsue ne fixe pas d’abord le centre de la ventouse, comme on l’admettait jusqu’à présent sans preuves suffisantes. En opérant de la sorte, elle arriverait certainement à se fixer d’une manière très rationnelle ; mais l’expérience, à laquelle il faut toujours recourir, même quand les choses paraissent évidentes, démontre que le mécanisme de la fixation est tout l’opposé de ce que l’on supposait, puisque ce sont les bords de la ventouse qui s’abaissent d’abord, le centre venant adhérer en dernier lieu.

La manière dont se détache la sangsue est facile à observer, car elle ne s’accomplit pas avec la même rapidité que la fixation ; cependant elle ne paraît pas avoir attiré l’attention. II suffit que vous regardiez, pendant quelques instants, les sangsues attachées aux parois de ce bocal, pour voir, à un moment, l’une d’elles détacher les bords de sa ventouse antérieure et ne plus adhérer alors que par le fond. Le contour de la ventouse s’attache donc et se détache avant le fond.

Aussitôt après la fixation, la partie antérieure du corps de la sangsue se redresse, de façon à simuler un sabot de cheval, Si l’on soulève alors, au moyen d’un petit crochet, un point du pourtour de la ventouse, on voit que son fond s’est relevé, sans toutefois que la ventouse ait repris sa forme primitive. Un mamelon de peau a suivi ce léger mouvement de retrait, mais il n’a subi encore aucune atteinte. Cette phase, qu’on peut appeler période préliminaire de la morsure, n’a aucun rapport avec la fixation, car, si l’on fait progresser une sangsue sur une feuille de papier très mince, on n’aperçoit jamais, par-dessous, de dépression correspondant à la fixation de la ventouse.

Pour bien comprendre comment se fait la morsure, il est indispensable de jeter un coup d’œil sur l’armature pharyngienne.

Trois mâchoires égales ; l’une antérieure, les deux autres latérales, munies chacune d’un grand nombre de denticules : telles sont les armes de la sangsue. Ces mâchoires ont une base musculaire qui devient rigide quand elles entrent en action. A cet instant, des mouvements se produisent dans la région pharyngienne ; ce sont les muscles des mâchoires qui se contractent et se relâchent alternativement, avec un synchronisme parfait. Ces mouvements peuvent être perçus directement, par la compression digitale ; je suis même parvenu à les enregistrer au moyen d’un levier long et léger, qui, placé sur la région pharyngienne, traçait ses indications sur un cylindre tournant. J’ai vu ainsi que, pendant la morsure, ces mouvements se succédaient sans repos intermédiaire, à raison de deux par seconde.

Pour étudier la façon dont s’effectue la morsure, j’ai appliqué des sangsues sur la peau rasée d’un lapin maintenu par un appareil contentif. Vous voyez avec quelle facilité les sangsues se fixent. Détachons l’une d’elles, sur laquelle les mouvements du pharynx viennent de donner le signal de l’action des mâchoires, nous trouvons sur la peau trois incisions linéaires dont chacune correspond à une mâchoire. Il )’ a donc une incision antérieure et deux postérieures, disposées comme les médianes d’un triangle équilatéral, avec cette différence toutefois que ces trois lignes ne se prolongent pas jusqu’à leur point de rencontre.

Détachons maintenant celle autre sangsue, qui s’est appliquée en même temps que la première et qui par conséquent est un peu plus avancée dans son travail mécanique. Nous trouvons, non plus trois incisions linéaires, mais bien trois déchirures figurant ensemble un trèfle.

Ce n’est qu’un peu plus tard que les trois folioles du trèfle se réuniront pour former, par le retrait des lambeaux de la peau, une blessure triangulaire.

Vous voyez qu’ici encore j’ai employé la méthode graphique ; mais, au lieu d’une feuille de papier noirci, c’est la peau d’un animal vivant qui reçoit les inscriptions et celles-ci sont tracées par les trois mâchoires de la sangsue qui écrivent en caractères ineffaçables.

Il suit de là que la sangsue, pour mordre, agit à plusieurs reprises. De plus, en soulevant légèrement l’un des bords de la ventouse, on peul s’assurer que les mâchoires s’écartent l’une de l’autre, en même temps qu’elles s’enfoncent dans la peau, tandis qu’au contraire elles se rapprochent en se relevant.

Imaginez un scarificateur triangulaire portant une lame à chacun de ses sommets si les trois lames s’écartent l’une de l’autre en même temps qu’elles s’enfoncent dans la peau, elles reproduiront exactement le mécanisme de la morsure de la sangsue.

Mais notre annélide ne se borne pas à inciser la peau, elle suce encore le sang de la blessure qu’elle a produite et c’est même à cette propriété que la sangsue doit le nom qu’elle porte.

Pour comprendre comment s’opère la succion, examinons sur une sangsue morte quelle est la situation des mâchoires. Vous voyez qu’elles sont repliées à l’entrée de l’œsophage dont elles obturent l’orifice à la façon d’un bouchon. Quand, au lieu d’être au repos, les mâchoires entrent en action, nous savons déjà qu’elles s’abaissent en s’écartant l’une de l’autre. Si, sur la sangsue morte, nous produisons cet effet facile à réaliser, vous voyez qu’en même temps nous dilatons l’entrée de l’œsophage qui prend aussitôt la forme d’un triangle dont chaque côté correspond à la base d’une mâchoire. L’œsophage lui-même devient un entonnoir triangulaire et le sang s’élance pour remplir le vide de cet espace béant. C’est ainsi que s’accomplit la’ succion, et je me suis assuré qu’elle ne commençait qu’au moment où la morsure avait pris la forme triangulaire.

Il ne me reste plus qu’à vous dire comment le sang qui a été sucé est ensuite avalé par la sangsue, ou, en d’autres termes, comment s’effectue la déglutition. Ce n’est pas, comme on le supposait anciennement, par un phénomène d’aspiration qui se produirait en arrière de l’œsophage. En effet, si, sur celle sangsue en train de se gorger, je tranche, d’un coup de ciseaux, la région œsophagienne, vous voyez que le tronçon antérieur reste fixé et ne cesse pas pour cela de sucer, puisque le sang continue à s’écouler de la section. L’expérience ne réussit pas toujours aussi bien, car il arrive, ce qui ne vous surprendra pas beaucoup, que la sangsue, après avoir été coupée en deux, renonce à la succion. Profitons cependant de celte espèce de tonneau des Danaïdes, pour voir comment s’écoule le sang. L’examen le plus superficiel suffit à nous montrer que l’écoulement est intermittent et non continu. Si nous y regardons de plus près, nous verrons que le tronçon de l’œsophage ne reste pas immobile au milieu de la section ; il monte au contraire et descend tour à tour, entraîné par le mouvement des mâchoires : or c’est précisément au moment où il remonte qu’a lieu l’écoulement du sang.

Mais nous savons déjà qu’en remontant, les mâchoires se rapprochent l’une de l’autre, pour former une sorte de bouchon ; celui-ci agit donc, à la façon d’un piston qui pousse le sang dans l’œsophage. Cela est tellement vrai que, si la section de la sangsue est faite assez bas, on assiste à la manœuvre de ce piston qui figure un cône se mouvant à l’entrée de l’œsophage.

Ici se termine, messieurs, l’exposé de recherches sur le procédé opératoire de la sangsue. Laissez-moi, pour finir, vous résumer en quelques mots la théorie de ce procédé.

La sangsue, pour faire une saignée, commence par se fixer sur la peau, en appliquant les bords, puis le fond de sa ventouse, de façon à produire une adhérence complète. Après s’être ainsi étalée, la ventouse redevient légèrement concave et un mamelon de peau s’y trouve emprisonné. La morsure est alors produite, sur ce mamelon, par les denticules des mâchoires qui s’y enfoncent à plusieurs reprises et finissent par produire une blessure triangulaire. En même temps qu’elles s’abaissent, les mâchoires s’écartent et dilatent l’entrée de l’œsophage où le sang s’élance pour remplir le vide produit. Après que la succion s’est ainsi effectuée, les mâchoires se rapprochent en se relevant et, à la façon d’un piston, lancent le sang derrière elles, dans la direction de l’estomac.

G. CARLET.

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