L’âne, « cette caricature du cheval », comme on l’a nommé, assez injustement d’ailleurs, a trouvé de nombreux détracteurs, mais il a eu aussi des panégyristes, et plus nombreux qu’on pourrait le supposer.
La Fontaine concède que l’âne est « bonne créature » ; dans les Animaux malades de la peste, il montre la sobriété du pauvre Aliboron qui s’est borné à « tondre d’un pré de moines la largeur de sa langue ».
Il en fait une malheureuse victime, ce qui est l’exacte vérité ; mais il insiste vraiment trop sur sa lourdeur et son impertinence et surtout sur sa vanité, défaut que le cheval possède à un autre degré que le « roussin d’Arcadie ».
Cet âne qui veut caresser son maître en lui passant sous le menton « sa corne tout usée » et en « chantant mélodieusement, comme vous scavez que faict bon ouyr la voix et musique de ces bestes archadiques », suivant l’amusante expression de Rabelais ; cet autre, chargé de reliques, qui se carre et prend l’encens pour lui, ne sont que des exceptions.
L’âne a une connaissance plus exacte de sa valeur ; il ne cherche guère d’ordinaire à « forcer son talent » et il ne songe pas le moins du monde à cacher le bout de l’oreille.
Quant au lion devenu vieux, il faut avouer qu’il a tort de ne pas supporter avec autant de résignation le coup de pied de l’âne que le coup de corne du bœuf ; les deux se valent.
Taine, à son ordinaire, approuve hautement La Fontaine dans sa campagne contre l’âne : « Sous les os pesants de cette tête mal formée, dit-il, l’intelligence est comme durcie. Cette peau épaisse et rude, couverte de poils grossiers et entrelacés, émousse en lui le sentiment, et ses jambes, avec leurs genoux saillants, ne semblent faites que pour rester immobiles. Il est indocile, têtu, sourd aux cris, aux coups, aux prières … Ajoutez à cette pesanteur naturelle, la laideur qui lui vient de la servitude. »
Toussenel ne prend pas la défense de l’âne persécuté, comme on pourrait s’y attendre d’après la tendance de son esprit à la contradiction ; épris d’analogie, il fait de l’âne l’emblème du paysan ; il ne nie pas son intelligence, mais il le voit surtout ignorant et têtu. « L’âne, pour la nourriture et le domicile, se contente de tout. Il symbolise plus spécialement, en France, le porteur d’eau qui est son compagnon de peine … L’âne pèche surtout par sa paresse d’intelligence ; il est plus rusé et plus ignorant que sot. »
L’illustre naturaliste allemand Oken attribue au baudet une foule de défauts, qu’il excuse par sa dure servitude.
« L’âne domestique, dit-il, a été tellement dégradé par les mauvais traitements qu’il ne ressemble plus à ses ancêtres. Il est plus petit … , ses oreilles sont plus longues et plus molles. Le courage s’est changé en entêtement, la vélocité en lenteur, la vivacité en paresse, la prudence en sottise, l’amour de la liberté en patience, le courage en résignation aux coups. »
Au premier rang des défenseurs de l’âne, il faut citer Érasme. Ce brave Hollandais parvient même à démontrer que si, à cause de sa voix plus puissante que mélodieuse, l’âne ne sert guère la cause de l’harmonie pendant sa vie, il y contribue généreusement après sa mort, en lui fournissant les meilleures peaux qui existent pour faire les grosses caisses et les tambours. On peut n’être pas du même avis.
Buffon se fait aussi l’avocat de l’âne. Taine va même jusqu’à prétendre que l’illustre auteur de l’Histoire naturelle (pas si naturelle ! disait Voltaire), change en mérite tous les défauts du baudet. « Pourquoi tant de mépris pour cet animal si bon, si patient, si utile ? Les hommes mépriseraient-ils jusque dans les animaux ceux qui les servent trop bien et à peu de frais ? … Si l’âne n’avait pas un grand fonds de bonnes qualités, il les perdrait en effet par la manière dont on le traite : il est le jouet, le plastron des rustres, qui le conduisent le bâton à la main, qui le frappent, le surchargent, l’excèdent sans précautions, sans ménagement. On ne fait pas attention que l’âne serait par lui-même, et pour nous, le premier, le plus beau, le mieux fait, le plus distingué des animaux, si dans le monde il n’y avait pas le cheval. Il est le second au lieu d’être le premier et par cela il semble n’être plus rien. C’est la comparaison qui le dégrade : on le regarde, on le juge, non pas en lui-même, mais relativement au cheval ; on oublie qu’il est âne, qu’il a toutes les qualités de sa nature, tous les dons attachés à son espèce ; et on ne pense qu’à la figure et aux qualités du cheval, qui lui manquent, et qu’il ne doit avoir. »
« Intelligence méconnue, cœur excellent », dit de son côté M. Menauet parlant du compagnon de Sancho Panca.
Quant à l’humoriste Sterne, il est amusant de lui entendre chanter les louanges de l’âne. « Je ne puis, dit-il, frapper cet animal. Il y a une telle patience, une telle résignation dans ses regards et dans son maintien, tout cela plaide tellement pour lui que cela me désarme. C’est au point que je n’aime pas lui parler malhonnêtement. Au contraire, quand je le rencontre, n’importe où dans la ville ou dans la campagne, attaché à une charrette ou sous des paniers, en liberté ou en servitude, j’ai toujours quelque chose de civil à lui dire. Comme mon imagination travaille alors pour saisir ses réponses par les traits de sa contenance. »