C’est avec plaisir que nous relatons l’important voyage que vient d’accomplir en Afrique notre compatriote le capitaine Trivier. Depuis les belles explorations de M. de Brazza dans la région du Congo inférieur et de l’Ogôoué, il ne nous avait pas été donné d’enregistrer dans le bassin du Congo h moindre exploration importante réalisée par un Fran. çais. Si le capitaine Trivier n’a pas accompli de ce : découvertes qui font passer un nom à la postérité, s’il n’a voyagé que dans des régions connues, s’il a et l’appui tout-puissant du fameux Tippo-Tip qui détourné de sa route bien des obstacles et des dangers, il y a néanmoins à tirer profit de ses notes d( voyage, bien qu’elles soient prises au courant de h plume et qu’elles laissent éclater la connaissant de surface qu’a du pays un voyageur qui le travers( le plus vite possible.
Le capitaine au long cours Trivier avait déjà pu blié sur les archipels de la côte occidentale d’Afrique des observations auxquelles notre éminent géographe( Elisée Reclus avait reconnu assez de valeur pour utiliser. Certaines de ses correspondances avaient été insérées dans la Gironde et c’est ce journal qui, à l’instar du New-York Herald pour Stanley, vient de faire les frais du voyage de M. Trivier.
Parti de Bordeaux le 20 août 1888, le voyageur gagna Dakar, Libreville et Loango. Avec 70 porteurs il visita successivement Ludima, Boanza, Camba, Brazzaville, où il rencontra notre résident M. Dolisie. M. Trivier comptait remonter le Congo jusqu’aux Falh sur les vapeurs de l’Etat libre ; malgré les recommandations pressantes de quelques hauts fonctionnaires, il comprit rapidement qu’il devait y renoncer. La flottille française était trop pauvre, il lui fallut se rejeter sur un bâtiment appartenant à une maison hollandaise. Après d’assez longs retards, M. Trivier put enfin quitter le Stanley pool le 23 janvier 1889.
Si le trajet du pool aux Falls est encore aujour d’hui plus pittoresque et moins rebattu que celui des Tuileries à Saint-Cloud, il n’offre guère plus de périls. Où est le temps où Stanley était poursuivi sur le fleuve par d’énormes canots dont les pagayeurs font voler l’eau, dont les guerriers accablent de leurs flèches impuissantes le courageux explorateur aux cris mille fois répétés : e De la viande ! de la viande ! » Si l’on parle encore d’anthropophages, il semble déjà que ce soient des histoires de mère-grand, et ces beaux noirs, qui, à l’envi, se précipitent à chaque instant vers le vapeur, paraissent plus désireux de vendre leurs chèvres et leurs volailles que de se tailler quelque beefsteak sur les voyageurs.
A partir de l’Arrouhimi, tout le pays est au pou voir des Arabes qui, partis de la côte orientale étaient encore à Nyangoué il y a treize ans et sont aujourd’hui disséminés sur les deux rives de l’Arrouhimi. Cette rapide expansion tient tout uniment à la hardiesse, à la discipline, à la cohésion de ces quelques milliers de métis obéissant aveuglément à l’intelligence déliée, à la volonté indomptable de Tippo-Tip, le vrai roi de l’Afrique centrale.
Le 18 février, le capitaine Trivier arrivait aux Falls et, en une heure de temps, concluait avec ce potentat, moyennant finances, un traité par lequel celui-ci &engageait à le conduire en pirogue jusqu’à Nyangoué et de là à Zanzibar, à le nourrir pendant toute la route avec son compagnon de voyage et deux soldats. En attendant le départ, M. Trivier admire les vastes magasins où sont rangés les 35 000 kilogrammes d’ivoire de Tippo, recueille quelques infor mations, constate le goût de son interlocuteur pour nos cotonnades en même temps que ses plaintes au sujet des accusations de trahison que les Anglais ont lancées contre lui.
Bien qu’on navigue sur le Congo, la chaleir n’en est pas moins étouffante et l’on comprends à peine que les pagayeurs résistent à 41° centigrades. Le convoi, composé de quarante pirogues, s’échelonne sur le fleuve qu’il remonte avec rapidité, car le 21 mars on débarque à Nyangoué, port bien déchu de l’importance qu’il avait lors des séjours de Livingstone et de Stanley. Il est aujourd’hui détrôné par Kassongo où s’est établi le beau-frère de TippoTip ; c’est une vraie ville de deux lieues de long et qui n’a pas moins de 20 000 habitants.
Le 14 avril, M. Trivier pénétra dans le Manyéma qu’il mit cinquante-deux jours à traverser. Le 6 juin, il abordait à Oujidji sur le Tanganyika. Après quelques jours de repos, notre compatriote se préparait à pénétrer dans l’Ounyanyembé et à gagner la côte orientale, lorsqu’une lettre de Tippo-Tip vint l’en empêcher. Répondant de la vie du voyageur, le sultan qui connaissait et le bombardement de Bagamoyo par les Allemands et les troubles engendrés par les violences teutonnes, défendait à notre compatriote d’essayer de partir par l’est et lui recommandait plutôt de regagner Nyangoué. Cela ne faisait en aucune façon l’affaire de notre compatriote qui tenait à achever sa traversée de l’Afrique. Trois routes s’offraient au choix du voyageur, remonter par le nord jusqu’au Victoria, le traverser pour gagner le Nil et rentrer en Égypte parce fleuve ; c’était un beau voyage, mais il fallait compter avec le Mandi, homme fort brutal, dit M. Trivier, si j’en juge par Gordon-Pacha ; traverser le pays des Massaï que Thomson avait exploré mais où bien d’autres avaient échoué, c’était courir gros risque ; restait la route du sud. Elle faillit n’être pas meilleure que les autres ne promettaient de l’être.
Le voyageur suivit les bords occidentaux du Tanganyika, voulut gagner le Moero, mais fut forcé par les fièvres de rejoindre les rives du lac dont il ne tarda pas à atteindre l’extrémité méridionale. Tout le pays étant révolté contre les Arabes, ses porteurs abandonnèrent le capitaine Trivier ; il resta seul avec ses deux laptots et son camarade M. Weissenburger, qui disparut le 28 novembre sans qu’il fùt possible de sa voir ce qu’il était devenu. Enfin, après toute une semaine d’attente, le voyageur reprit sa route et ne tarda pas à atteindre le Nyassa, les établissements des missionnaires écossais et de là Afrikan Lakes Company où il reçut un excellent accueil. Il fallait descendre maintenant le Chiré, mais la guerre qui sévissait entre les Makololos et les Portugais avait fait disparaître toutes les embarcations. L’explorateur dut faire une partie de la route à pied et il n’aurait jamais pu gagner la station anglaise de Katunga sans le secours des agents de la Compagnie. Enfin grâce au vapeur Lady Nyassa, il put descendre le fleuve et entrer en rapports avec le colonel Serpa-Pinto qui le mit au courant des événements qui venaient de se passer dans ces régions. Le1er décembre, il atteignait enfin Quilimane. « La traversée complète de l’Afrique, d’une mer à l’autre,, était un fait accompli ; et, en moins d’un an, malgré l’abandon de mes hommes, l’hostilité des indigènes. les retards subis par un changement de direction, j’étais, dit le capitaine Trivier, passé de l’ouest à l’est du continent noir, n’ayant pour toute escorte que mes deux soldats sénégalais, deux Français.
M. Trivier est donc le premier de nos compatriotes qui ait effectué cette traversée. Une somme relativement peu importante a été dépensée ; pas une goutte de sang n’a été versée.