M. Édouard Foà, alors que nous contions son voyage sur les bords du Zambèze [1] , était déjà retourné en Afrique avec l’arrière-pensée de traverser à pied tout le continent noir, de l’Est à l’Ouest. Ce rêve, longtemps caressé, il a fini par pouvoir le réaliser presque complètement. Et il vient de publier chez Plon-Nourrit et Cie le récit de son expédition du Zambèze au Congo français.
Comme précédemment, il réserve pour un ouvrage qui paraîtra ultérieurement les notes qu’il a prises en cours de route sur les sujets scientifiques, c’est-à-dire les renseignements qu’il a recueillis, les observations qu’il a faites sur l’ethnographie, la géologie, la flore, la faune, la climatologie, la topographie des régions qu’il a traversées. Il annonce qu’il réunira ces notes à celles qu’il a rapportées de ses autres voyages et qu’il les groupera dans le même volume. Celui qui vient d’être mis en vente est donc surtout anecdotique et pittoresque ; mais, chemin faisant, on y trouve encore bien des considérations sur l’histoire du pays, les mœurs des habitants, les ressources du sol, les produits de l’industrie, les questions économiques et sociales, telles que le problème de l’esclavage et de la traite ou les procédés de colonisation. Tout cela est un peu noyé dans la narration. On nous saura gré, sans doute, de l’en dégager et d’indiquer sommairement ce qui donne à ce voyage son originalité et son intérêt, ce qui le rend digne de retenir l’attention des savants.
Son caractère particulier, tout d’abord, c’est qu’il constitue une entreprise privée. Sans doute, M. Foà était chargé de missions par le ministère de l’Instruction publique ; sans doute, il était correspondant du Muséum ; mais ces titres, sauf erreur, sont purement honorifiques : ils imposent plus de charges à celui qui en est gratifié qu’ils ne lui fournissent de subsides et facilités. C’est sans subvention que cette traversée de l’Afrique équatoriale a été entreprise. C’est aussi sans rien d’officiel : ni escorte, ni saufs-conduits, ni quoi que ce soit enfin qui permît à l’explorateur de réclamer l’aide de personne. C’est de ses propres fonds qu’il a dû payer ses porteurs et ses chasseurs : s’il a abattu nombre d’éléphants et de buffles , d’antilopes et de lions, c’était moins par passion cynégétique que pour avoir de quoi nourrir son personnel forcément nombreux, c’était pour recueillir de l’ivoire qu’il vendait et pour se procurer de la marchandise-monnaie avec les profits qu’il en tirait. L’économie à laquelle il était contraint l’empêcha d’emmener des compagnons.
Parti avec deux compatriotes, il se sépara d’eux en route : leur santé l’y détermina pour une part. L’un et l’autre avaient été fort éprouvés par le climat : les fatigues les avaient épuisés. Mais peut-être auraient-ils essayé de continuer, sans la dépense qui résultait de leur présence. Le service d’un Européen exige beaucoup de monde : il en faut pour ses bagages personnels, pour le transport de ses vivres, pour ses armes et ses munitions. Bref, M. Foà resta seul pour assurer la direction de l’expédition. Et, comme il l’a donné à entendre, c’est là un des côtés les plus émouvants du rôle qu’il assura, rôle plein de responsabilités et de périls.
« Sans parler de la chasse, à laquelle je me livrais avec ardeur, je m’appliquais à récolter des spécimens de la flore locale, des échantillons du sol ; je collectionnais tout ce que je rencontrais d’intéressant… pourvu que ce ne fût ni trop encombrant ni trop lourd. Tenir un journal de marche, noter sur des carnets spéciaux toutes les observations relevées, chemin faisant, dans le domaine de l’astronomie,de la météorologie, de la géographie, de la topographie, de la botanique de la géologie, etc., prendre des photographies et les développer ; mesurer des altitudes ou sonder des cours d’eau : toute cette partie scientifique de ma besogne eût suffi pour absorber les facultés de plusieurs hommes. Or, j’ai dû me séparer de mes collaborateurs. Il m’a fallu pendant de longs mois opérer seul.
Et je n’avais pas. que cette tâche. Le côté matériel de la direction m’incombait. Recruter et réunir les porteurs, surveiller leur marche, répartir les bagages entre eux, fixer l’itinéraire, choisir chaque soir l’emplacement du camp et veiller à son établissement, assurer la nourriture d’un personnel nombreux, le payer, régler les contestations, maintenir la discipline, soigner les malades .. , voilà qui, peut-être, n’est pas difficile dans une expédition organisée par l’État ou fortement subventionnée, pourvue d’une escorte, accompagnée d’un médecin et composée de plusieurs Européens, capables de se partager la besogne et de se relever alternativement pour diriger les multiples détails du service journalier. Mais quel tracas, lorsqu’on est seul, lorsqu’on n’est pas secondé ! Quel sentiment angoissant de la responsabilité, à l’idée qu’on se trouve au milieu de cannibales,de peuples hostiles, qu’on est à la merci de la moindre maladresse, de la moindre indisposition ! Affaibli par le climat, en proie à des accès de fièvre, souffrant parfois de dysenterie, j’avais cependant à pourvoir à tout sans aucun conseiller, sans aucun confident, sans personne à qui parler, sans personne à qui demander du réconfort lorsque j’étais découragé, sans personne à qui laisser mes papiers et les documents si péniblement recueillis, si je venais à disparaître. Et j’étais obligé, pour maintenir l’ordre et la confiance dans ma troupe, de montrer un visage calme au moment même où les plus graves préoccupation, les plus légitimes inquiétudes tourmentaient mon esprit. ».
C’est au milieu de ces difficultés que s’est déroulée la longue marche dont le moment est venu d’indiquer les principales étapes, tâche assez difficile, car le narrateur ne s’est pas mis en peine de fixer des points de repère précis, et son récit laisse planer bien des incertitudes sur l’emploi de son temps.
Après un séjour de plusieurs mois dans les possessions portugaises où il avait établi son quartier général à Tchiromo , M. Foà quitta le Nyassaland à la fin de l’année 1894, et c’est le 13 novembre 1897 qu’il devait atteindre enfin l’océan Atlantique. Mais, si sa traversée de l’Afrique dura près de trois ans, ce n’est pas qu’il ait été retardé par des événements graves : c’est à peine s’il perdit six mois par la faute de circonstances que nous ne tarderons pas à indiquer. Ce qui explique sa lenteur, c’est qu’il a dû bien des fois revenir sur ses pas, entraîné par la Chasse ou détourné par quelque étude scientifique, de prendre le plus court chemin.
Dans la région voisine de Tchiromo, où il avait laissé une partie des ses approvisionnements, il a décrit des zig-zags, des crochets, des voltes, si bien que la carte de son itinéraire montre un lacis de circuits enchevêtrés dont le réseau serré couvre un carré d’environ 500 kilomètres de côté ; Tchiromo occupe l’angle sud-est de ce carré. Dans ces allées et venues, l’expédition a traversé des parties déjà connues ; mais combien plus elle en a visité d’inexplorées. Pour pouvoir parcourir en tous sens celles qui présentaient de l’intérêt, on s’établissait en un point déterminé où restait une partie du personnel, et une colonne volante se détachait de là pour accompagner les pérégrinations de M. Foà ; il rayonnait ainsi autour de ce centre provisoire de ravitaillement. recueillant tous les renseignements dont il avait besoin. Il semble avoir pris plaisir, pendant toute cette période, à vagabonder à l’aventure, sans but défini. On n’aperçoit pas un plan d’ensemble auquel il se soit conformé, d’après lequel il ait dirigé ses investigations.
A la fin de 1895, il était encore dans le pays. Son intention, à cette époque, était de quitter la Maravie en s’élevant vers le Nord pour se rendre au lac Bangouélo et, de là, de se rabattre vers l’Est pour gagner le Nyassa par le pays de Moassi. Mais il y avait de la brouille entre les peuples de cette région. Ayant été accueilli amicalement par les uns, on ne pouvait aller chez les autres .sans risquer d’être traité par eux en ennemis. Il fallut donc ajourner l’exécution du projet primitif. « En attendant le moment propice pour reprendre mon chemin vers le lac Bangouélo, dit notre auteur, je désirais visiter d’abord un district assez intéressant, celui de la Boua, et retourner de là dans le haut Kapotché. La Boua est une rivière qui part des confins de Mpéséni, dans le pays de Missalé, et qui se jette dans le Nyassa au Nord de Kota-Kota, » En mai 1896, les circonstances parurent favorables pour la mise à exécution du dessein abandonné.
« L’expédition repassa l’Arangoua et s’enfonça dans le pays des Barotsés , Le début du voyage fut des plus agréables : le gibier était abondant, les populations assez bien disposées, le terrain facile. Mais, plus nous avancions, plus les circonstances changeaient. Nous traversâmes bientôt des régions dévastées par la traite. Le recrutement des porteurs y était difficile. Le pays, cessant d’être montagneux ou accidenté, se transformait graduellement en une plaine monotone qui devenait de plus en plus détrempée. A peu de distance du lac Bangouélo, ce n’était plus qu’un vaste marécage. Nous nous trouvions alors à deux jours environ du vieux village de Tchitambo, où est mort David Livingstone. Un voyageur anglais, grand chasseur en même temps, le capitaine Weatherly, était à cette époque en route vers le lac Bangouélo, qu’il explora en août, comme je l’ai appris lorsque j’eus fait sa connaissance au Lac Tanganyika ; il m’a dit avoir trouvé, lors de sa visite, le sud du lac à l’état de marécage, ce qui me porte à croire que cette région ne se dessèche jamais ; quand j’y ai été, on aurait cru voir les suites d’une inondation récente, tant le pays était humide. Une bonne attaque de lièvre qui nous prit, de Borély et moi, me décida à rebrousser chemin vers Moassi où nous étions de retour en juillet.
« Cette fois, je pris la direction du lac Nyassa, et, traversant le pays des Angonis, je vins camper sur le Nidipé, qui se jette dans le sud-ouest du lac …
« .. . Vers la lin de 1896, après avoir encore fait une assez longue visite à nos amis les Angonis, nous allâmes camper sur les bords du lac Nyassa, à l’embouchure du Nidipé ; nous nous rendîmes ensuite à Mpounda, en plein Nyassaland, avec l’intention de continuer notre route vers le Nord, en quittant définitivement les peuples que j’ai essayé de faire défiler devant le lecteur.
« A cette époque, je tombai gravement malade ; la fièvre intermittente s’était emparée de moi depuis le Bangouélo , et je ne pouvais parvenir à m’en débarrasser ; mes forces baissaient chaque jour davantage, et je finis par être réduit à l’état de squelette. Je ne pouvais plus marcher qu’en me traînant appuyé sur deux cannes, et le jour semblait approcher où je serais forcé de m’aliter, peut-être pour ne plus me relever. Les soucis de l’expédition, la crainte de ne pouvoir désormais accomplir mes projets, me mettaient le moral à la torture ; mon caractère s’aigrit : je m’en pris à tout et à tous. D’après ce qu’on me dit plus tard, j’étais devenu effrayant ; avec ma figure pâle et amaigrie, dans mes vêtements devenus trop lâches, soutenu par mes domestiques et appuyé sur mes cannes, j’arpentais le camp comme un cadavre ambulant ; la nuit, le sommeil m’abandonnait, un demi-délire me prenait, pendant lequel je proférais des menaces et des imprécations. J’avais moi-même vaguement conscience de mon état ; je me sentais sur le bord de l’abîme : encore un pas et c’en était fini. Il fallait aviser ; de docteur, il n’y en avait pas ; rentrer en France, il ne pouvait en être question. J’avais ma tâche à achever et je l’achèverais !
« Un jour, je rassemblai mes esprits, je concentrai mes efforts, et je me donnai à moi-même une bonne consultation sérieuse. Ma bonne étoile m’inspira l’idée d’essayer de l’arsenic et de l’antipyrine ; le sulfate de quinine était devenu désormais impuissant. L’antipyrine diluée à dose faible et continue parvint à abaisser ma température, qui s’était maintenue presque sans interruption, depuis quinze jours, entre 40 et 43 degrés, tandis que l’arsenic commença à détruire le poison de la malaria. Ce fut une véritable résurrection. Dès le lendemain, un mieux sensible se lit sentir. Sollicité avec mesure, l’estomac recommença à fonctionner ; la fièvre, la hideuse fièvre, se mit à battre … en retraite, emportant avec soi le découragement et la tristesse ; les forces revinrent bientôt ; je repris possession de moi-même, et aussitôt … en avant ! »
En avant, vers le Nord ! Après avoir traversé le Nyassa dans toute sa longueur (et ce lac mesure plus de 100 lieues, dans ce sens), l’expédition le quitta à son extrémité septentrionale et se dirigea vers le Nord-Ouest pour aller rejoindre le Tanganyika. Pour s’y rendre, elle traversa des régions montagneuses que M. Foà suppose être ce qu’on appelait autrefois les monts de la Lune. Il trouva là un plateau dont les habitants sont peu connus ’et dont il nous décrit les particularités essentielles. Quant aux résultats géographiques obtenus par lui en ce point, il les résume ainsi :
« Cette partie de mon voyage servira à préciser l’hydrographie locale. Tous les affluents et sous-affluents de la Tchozi ont été notés avec soin, et la partie principale du cours de la haute Tchambézi peut être définitivement portée sur les cartes. C’est en réalité la découverte ou plutôt la reconnaissance précise des sources du Congo qu’a faite notre expédition, car la Tchambézi et ses affluents forment et alimentent le lac Bangouéolo et en ressortent, vers le Nord, sous le nom de Loualaba ou Congo supérieur. L’hydrographie de la Tchambézi constitue donc la source du puissant fleuve africain, et l’Oubemba était une des rares régions qui restassent à explorer dans cette partie de l’Afrique. »
C’est à ce moment que M. Foà se sépara du dernier compagnon européen qui lui restât. Il demeurait seul, pour achever sa route.
Son intention première était de parcourir le lac Tanganyika en quittant le plateau et de se rendre ensuite au lac Moëro et au Katanga, en allant soit du Katanga au Kassaï (affluent du Congo), soit de la rivière Rouzizi (nord du Tanganyika) au haut Congo. Le premier itinéraire le conduisait à travers le sud du Congo belge, presque jusqu’au Stanley-Pool et il demandait trois mois de marche. Le second n’en demandait guère que deux : il coupait la région encore inconnue qui est au nord-est du Tanganyika et il traversait une partie de la forêt équatoriale. Mais il offrait beaucoup moins d’intérêt que l’autre.
Les circonstances devaient d’ailleurs l’empêcher d’adopter et celui-ci et celui-là. Il dut se rabattre sur un troisième. Tout le pays à l’ouest du Moëro était troublé par des guerres et on ne pouvait guère s’y aventurer sans une escorte. Or notre explorateur avait déjà assez de peine à recruter des porteurs : il ne pouvait songer à lever des soldats. Et quels soldats d’ailleurs eût-il pu trouver ? Des gens, dit-il lui-même, qui auraient peut-être pris la fuite au premier coup de fusil ! Quant au nord du lac, il n’était pas moins impraticable. Les indigènes étaient en pleine révolte contre le gouvernement belge de l’État indépendant. Les autorités locales et les Arabes influents d’Oudjiji (ville de la côte Est, sur le territoire allemand) représentaient l’entreprise comme impossible. Les Allemands, au surplus, ne firent rien pour la faciliter, car ils n’autorisèrent l’embauchage de porteurs que contre le versement d’un dépôt de garantie de 100 roupies par tête (soit environ 150 francs). C’était au total une somme de 15000 francs à immobiliser au moment où on allait avoir plus que jamais besoin de toutes ses ressources. M. Foà se rendit alors sur la rive occidentale et tâcha de décider des indigènes à l’accompagner vers l’Ouest, dans les monts Mitoumba.
On ne lira pas sans émotion, encore qu’elles manquent peut-être parfois un peu de clarté, les pages où sont contées cette tentative ; les difficultés énormes que le terrain présenta à la colonne ; la rencontre inopinée d’une caravane de commerçants zanzibarites, juste au moment où les porteurs, arrivés au terme fixé par leur contrat, se refusaient à aller plus loin et abandonnaient leurs charges ; la désolation des villages fraîchement détruits ; les batailles précédées de danses de guerre ; les querelles entre indigènes ; l’hostilité de Makié, chef des Baouimas, contre le blanc ; la fuite éperdue de celui-ci et de ses porteurs ; la poursuite acharnée de ses ennemis qui, de jour en jour, gagnent du terrain sur lui, jusqu’au moment où ils s’égarent sur une fausse piste. Ce furent quelques semaines d’angoisses terribles et de fatigues prodigieuses. Le récit s’en déroule poignant : on suit haletant les péripéties et les vicissitudes de l’explorateur, et on ne respire que lorsqu’on le retrouve sain et sauf à son point de départ, sur la côte occidentale du Tanganyika. L’y voici de nouveau, mais derechef immobilisé, négociant encore pour tâcher de reprendre son projet primitif et de traverser le Manyéma.
« A Mtova était le capitaine Debergh, représentant de l’État indépendant du Congo sur la Tanganyika. Il commença par me déclarer que son devoir était de m’empêcher de passer, mais que, si je tenais absolument à le faire à mes risques et périls, il voulait de cette décision prise par moi une déclaration écrite où je mentionnerais en même temps qu’il avait fait, pour me dissuader, tout ce qui était en son pouvoir ; il ajouta que, si je persistais à vouloir passer par le Manyéma, il me donnerait une petite escorte, car les révoltés infestaient la région ; mais il me renouvela toutes ses réserves et me montra qu’à Mtova on exécutait en toute hâte des travaux de fortification passagère : on construisait sur le sommet d’une colline une redoute où la garnison pût se réfugier en cas de danger. Révolte au Nord, au Sud et au centre ! Je donnai à cet officier toutes les satisfactions qu’il désirait. Venant d’échapper aux Baouimas, je voulais tenter de me dérober aux Bakoussous. Et puis, on ne meurt qu’une fois ! Si ma destinée était de mourir au Congo, je ne serais ni le premier, ni surtout le dernier ; quant à revenir sur mes pas, jamais !
« Le 7 août 1897, le Goods News me quitta à Mtova, où je me mis à faire, pour la troisième fois, mes préparatifs de départ vers l’intérieur. »
De Mtova à Nyangoué, où l’expédition devait trouver le Congo, elle avait à parcourir 500 kilomètres. Ce trajet fut accompli en quarante-deux jours, sur lesquels les quinze derniers se passèrent entièrement dans l’obscurité
de la forêt tropicale. A Nyangoué, on s’embarqua dans des pirogues et on descendit le fleuve. La navigation dura du milieu de septembre au commencement de novembre. Il est vrai que M. Foà eut la curiosité de remonter pendant environ 50 lieues le cours de l’ltimbiri, affluent de gauche du Congo. Ce qui l’y détermina, ce fut, dit-il, le désir de se procurer sur le territoire des Azandés (Nyams-Nyams), riverains de ce cours d’eau, des sculptures sur ivoire, de date ancienne, qu’on ne trouve que là. Il consacra une quinzaine de jours à satisfaire sa curiosité. Et il se loua fort d’y avoir cédé. Cette petite fugue latérale sur le flanc de son itinéraire principal lui procura, en effet, une agréable diversion en le « sortant un peu de l’interminable forêt, de ce monotone rempart de verdure qui enserre de chaque côté l’immensité du fleuve. On se lasse d’avoir toujours le même spectacle sous les yeux, de contempler le même tableau ».
De ce tableau, notre auteur a tracé un croquis qui mérite d’être reproduit et qui donnera une idée de son talent descriptif. C’est donc par là que nous terminerons ; car, à partir du 3 novembre, son voyage ne présente plus d’intérêt : il s’effectue partie à pied, partie en chemin de fer pour aboutir à l’Atlantique le 13 du même mois.
La forêt équatoriale.
« La grande forêt commence. Partout, le long des rives, des arbres immenses forment un épais rideau d’un vert sombre ; à leur base, et se développant sous leur ombrage, une masse de végétaux de moindre taille surplombent le fleuve et cachent ses bords. Si nous nous approchons assez pour en examiner le détail, ce rideau, uniforme en apparence, s’éclaircit, se marque de taches diverses où se rencontrent toutes les variétés de vert, depuis la teinte claire, presque blanche, jusqu’au vert foncé voisin du noir. Cette infinité de couleurs n’est pas moins grande que la diversité de forme dans les feuilles ; voici, parmi les grands arbres, des Anacardiacées (Sponndias lutea, L. Sp. birrea), des Légumineuses (Pterocarpus Adansonis, Sterminiera elaphroxylon, Dialum nitidum, etc.), des Ébénacées (Diospyros ebenum), des Méliacées (Trichilia emetica, Carapa guyanensis, etc.), des Anonacées (Modonora myristica, Xylopia ethiopica, etc.) ; sur le bord de l’eau, les Rhizophorées sont représentées par diverses espèces de palétuviers et mille autres que je ne connais pas ou que la science n’a pas encore décrites. Les massifs qui se développent sous ces immenses végétaux sont formés de fougères, de cactées, d’euphorbes, de raphias et d’une foule de plantes de moyenne grandeur dont l’énumération demanderait un chapitre spécial.
« Par intervalles, et coupant la monotonie, apparaît un palmier, un bouquet de raphias nains, de roseaux ou de bambous ; de loin en loin, un point lumineux laisse deviner une clairière, tandis que des sentes d’animaux ou des coupées faites par les indigènes marquent les berges de trous sombres.
« La partie basse et aquatique de la forêt n’est pas moins intéressante. Trempant dans le fleuve, des racines énormes vont y chercher la sève nécessaire à la vie des grands arbres, tandis qu’une infinité d’autres essences plongent leurs rhizomes dans la vase humide ; les lianes de toutes les grandeurs, depuis la petite ficelle jusqu’au câble, et de toutes les couleurs, depuis le blanc de lait jusqu’au rouge vif, relient les troncs les uns aux autres, grimpent, tournent, se tordent, s’enroulent autour d’eux comme mille serpents, montent, descendent, tantôt formant guirlande comme de gracieuses cordelières, tantôt tombant verticalement comme de gigantesques cordons de sonnette, les unes lisses, d’autres couvertes de nodosités et de mousses.
« Si vous entrez dans la forêt et que vous vous frayiez un passage à travers cette épaisse végétation, vous trouvez le même aspect, les mêmes massifs : le sol est accidenté, coupé de ravines dues aux pluies ou à la poussée des végétaux ; à fleur de terre, des racines nombreuses et diverses rendent la marche difficile ; une humidité pénétrante se fait sentir ; la lumière du jour est indécise et douteuse comme par les temps très couverts.
« Près des villages, en rencontre de petits sentiers qui se croisent en tous sens ; sans guide indigène, il est très facile de se perdre dans ce labyrinthe ; en dehors des lieux habités, et à l’exception de quelques rares sentes tracées par des animaux sauvages, on est obligé de se frayer un passage à la hache ou au sabre d’abatis, ce qui demande un travail long et fatigant. Des singes, aussi innombrables que d’aspects variés, des sangliers, quelques antilopes du genre tragelaphus, de petits mammifères, de petits carnassiers et de nombreux oiseaux peuplent ces bois.
« Mais, vue du fleuve, la forêt ne révèle aucun de ses secrets : elle paraît sombre, morne, inhabitée ; parfois le voyageur entrevoit un oiseau ou un singe, mais c’est rare. Le chant des canotiers, le bruit des pagaies, ont peut-être mis les animaux en fuite ; toujours est-il que la vue des deux côtés du Congo est d’une monotonie navrante. De grandes îles couvertes de la même végétation se rencontrent de temps à autre, et les bras du fleuve et de ses affluents offrent toujours la même perspective : la forêt, le ciel et l’eau, pendant plus de 1800 kilomètres ! »
Disons encore que le volume se termine par plusieurs notes (sans parler des notes de musique, car il s’y trouve six chants que notre voyageur a recueillis et dont M. Gaston Serpette a composé l’accompagnement). L’appendice renferme des renseignements très intéressants et précieux sur le développement économique et industriel des régions que l’expédition a traversées. Hélas ! la comparaison qu’on y trouve entre le Congo belge et le Congo français n’est guère à l’honneur de notre pays. Mais ce n’est pas une raison pour qu’on s’abstienne de la lire. Au contraire !
E. M.