La photographie judiciaire de la préfecture de police à l’exposition de Gand

A. Bertillon, La Nature — 17 mai 1913
Vendredi 10 mai 2013 — Dernier ajout mercredi 20 mars 2024

A. Bertillon, La Nature — 17 mai 1913

La photographie judiciaire de la préfecture de police à l’exposition de Gand [1]

Ce service a comme principale fonction, outre le relevé quotidien des portraits des criminels arrêtés chaque jour, de photographier les lieux de crime, généralement des intérieurs. De telles photographies, pour être à même de rendre service dans les enquêtes judiciaires, doivent participer à la fois de la rigueur métrique du plan d’architecte et de la documentation si complète et si impartiale de l’image photographique.

Ce double résultat, réalisé tout récemment pour la première fois, est obtenu au moyen d’appareils spéciaux de mon invention.qui figurent dans la salle consacrée à la Préfecture de Police, à l’Exposition de Gand. Nous pensons intéresser nos lecteurs en leur expliquant succinctement la théorie de ces appareils.

Les conditions nécessaires pour obtenir une photographie susceptible d’être correctement mesurée et même transformée en plan à une échelle connue, sont (quand on opère sur un sol horizontal) : 1° que la hauteur de l’objectif au-dessus du sol et le tirage focal soient constants et connus, et 2° que la ligne d’horizon soit repérée sur le cliché même. Il est aisé de voir que, dans ces conditions, le sol sera toujours photographié de la même façon, c’est-à-dire avec une déformation perspective toujours la même. Supposons alors que l’on ait tracé sur le sol, à partir de la projection de l’objectif et en les numérotant, des lignes parallèles à la plaque sensible et équidistantes de la valeur du tirage focal ; il est évident que ces lignes seront toujours reproduites à la même place sur les clichés et pourront ainsi servir à décompter immédiatement les intervalles séparant l’objectif des différents points du sol horizontal.

Il suffira donc d’inscrire d’avance les amorces de ces numéros de ligne sur les marges des cartons dits « cadres métriques », destinés à recevoir la photographie, pour obtenir de suite une véritable échelle des distances (ou plutôt des profondeurs) de chaque point du sol photographié, De plus, en raison de la similitude des triangles dans l’espace, d’une part, dans l’intérieur de la chambre noire, de l’autre, on prouve que, par exemple, la trentième ligne parallèle tracée sur le sol, à partir de l’objectif, subit dans la chambre noire une réduction exactement égale à trente ; il en est de même pour les autres lignes. On peut ainsi apprécier immédiatement la réduction des différents objets verticaux ou parallèles à la plaque qui reposent sur le sol, ce qui constitue une échelle de réductions ayant le même tracé que celle des distances [2].

Quant au repérage de la ligne d’horizon, origine commune des deux échelles précédentes, il est effectué automatiquement au moyen de deux aiguilles fixées dans l’intérieur de la chambre et qui font ombre sur le cliché.

La mise en plaque de l’image est assurée par le déplacement de la plaque sensible à l’arrière et non par celui de l’objectif, lequel doit rester fixe dans l’espace ; on peut ainsi cadrer la photographie, de façon que le bas de l’image parte d’un point du sol plus ou moins rapproché de l’appareil.

La chambre de l’appareil est combinée de manière à permettre d’obtenir deux tirages focaux exactement déterminés. Le plus petit tirage focal, 15 cm, est obtenu lorsque les deux parties de la chambre sont appliquées l’une contre l’autre et réunies par des crochets (fig. 5). L’autre, 25 cm, s’obtient en écartant la partie arrière de la chambre et en développant le soufflet qui est alors limité automatiquement par le moyen de bras articulés (fig. 1 et 2), l’objectif restant fixe dans l’espace :

Pour obtenir dans ces conditions une ’mise au point correcte aux différentes distances, on fait usage de trousses d’objectifs d’un nouveau genre dites « à tirage constant » calculées par l’éminent opticien de Paris Lacour-Berthiot, qui permettent d’avancer ou de reculer dans l’espace l’emplacement : du plan de netteté maximum, en changeant seulement la lentille-avant de l’objectif sans avoir à déplacer le verre poli.

Ajoutons aussi qu’avec cet appareil et grâce à la mobilité du cadre dans le sens vertical, combinée avec la fixité de l’objectif dans l’espace, on peut prendre successivement dans le sens de la hauteur deux photographies qui, coupées au niveau de la ligne d’horizon indiquée sur le cliché, se raccorderont exactement, les deux images ainsi réunies pouvant atteindre le format 30 X 40.

Le pied est d’un modèle spécial dit « goniométrique » et la chambre s’y trouve placée de façon que le centre optique de l’objectif soit situé sur l’axe même de rotation de la plate-forme tournante. La longueur des branches ainsi que leur écartement sont tels qu’ils amènent sans tâtonnement l’objectif à 1 m. 50 au-dessus du sol (fig. 1 et 2). La tête de pied est munie de deux disques à plans inclinés frottant l’un sur l’autre, qui donnent une mise en station horizontale très rapide et très sûre ; d’autre part, une graduation circulaire avec index mobile permet de prendre des vues panoramiques sous des angles variés et de se servir de cet appareil pour mesurer directement les angles horizontaux des parties du terrain que l’on jugerait utile de faire figurer sur le plan, sans toutefois les photographier. Les branches du pied peuvent s’allonger à 2 m de longueur et s’adapter à une couronne qu’on peut ainsi placer horizontalement et sur laquelle on renverse la chambre pour photographier sans déformation, à une échelle connue, les objets placés sur le sol, tels qu’ils sont découverts au fur et à mesure des fouilles et aussi les mosaïques, empreintes, corps étendus, etc. (fig. 5). On peut également photographier des plafonds en retournant l’appareil dans l’autre sens. Lorsqu’il s’agit de prendre des vues détaillées de monuments éloignés, ou de reproduire un document en grandeur naturelle, ou enfin de se livrer à toutes les opérations de photographie ordinaire, on adapte à l’avant de l’appareil un cadre à soufflet allongeant à volonté le tirage jusqu’à plus de 70 cm. En résumé, cet appareil, qui permet de prendre des photographies pour ainsi dire mécaniquement, peut remplacer avantageusement, dans la plupart des cas, les appareils si coûteux et si encombrants de photogrammétrie pour le relevé photographique du plan du terrain et des monuments. Cette application est évidemment susceptible de rendre de grands services aux explorateurs n’ayant pas le moyen ou le temps de procéder sur place à des levés topographiques suivant les méthodes ordinaires.

Encadrement des épreuves. Les épreuves obtenues doivent être collées, avons-nous dit, sur les cadres « métriques » correspondants, en ayant soin de faire coïncider exactement l’image des aiguilles avec la ligne d’horizon du cadre (fig. 4). Dès lors, toute transversale A B tracée à la base de tout objet, tel, par exemple, que la colonne du premier plan de la figure 4, indiquera par ses intersections avec les graduations latérales : 1° à gauche, la distance de l’objet à l’objectif ou plus exactement sa profondeur comptée dans la direction de l’axe optique (on trouve 7 m. 25) ; 2° à droite, le coefficient de reconstitution de cet objet, c’est-à-dire le nombre par lequel il faudrait multiplier la hauteur photographique de la colonne pour obtenir sa grandeur réelle ; on trouve 29 comme coefficient applicable et 13 cm comme hauteur de l’image sur le cliché original. En multipliant donc 13 cm par 29, on obtiendra la hauteur réelle de la colonne en ce point, soit : 3 m. 77 environ.

Pour la transformation de la photographie en plan architectural, le procédé graphique habituellement usité consiste dans l’emploi d’un « abaque » numéroté en forme d’éventail (fig. 5). Les lignes divergentes (partant d’un point 0 qui représente la projection de l’objectif sur le sol) correspondent aux verticales de même numéro tracées sur la photographie d’après les graduations centimétriques horizontales du cadre. Les transversales de l’abaque coïncident avec les transversales de même numéro tracées sur la photographie en se servant des graduations verticales intérieures de « réductions et distances ». Avec ce système de coordonnées, on voit que tout point du sol visible sur la photographie est immédiatement repéré sur le plan. L’échelle du plan est donnée par l’écartement des transversales de l’abaque, lequel équivaut toujours à un tirage focal de 10 cm, de 15 cm, ou de 25 cm, selon l’objectif employé.

Les traités spéciaux mentionnent plusieurs tracés permettant de redresser la perspective d’un sol horizontal : le plus connu est un éventail dont le centre se trouve sur la ligne d’horizon au point principal, ce qui oblige à détériorer l’épreuve pour le dessiner. Notre abaque planimétrique, en plaçant le centre de l’éventail sur le plan même (au point où tombe la projection de l’œil ou de l’objectif), supprime ces inconvénients. Chaque point du sol est relevé au moyen d’un système de coordonnées rectangulaires ; les unes, horizontales transversales, dont les intervalles se rétrécissent sur la perspective jusqu’à se confondre avec la ligne d’horizon, deviennent écartées régulièrement sur l’abaque ; les autres, les verticales, qui sont espacées également sur la photographie, se distribuent sur le plan en un éventail régulier partant de la projection du centre optique (Voir. fig. 6 et 7).

J’ai perfectionné tout récemment cette technique de la reconstitution du plan géométral, par la création d’un appareil qui redresse directement, au moyen d’un objectif, les perspectives du sol obtenues dans l’appareil métrique.

Ce nouvel appareil (fig. 8 et 9) est basé sur le principe du retour inverse des rayons lumineux. Le cliché à redresser est placé dans un plan perpendiculaire à celui du papier sensible qui doit recueillir l’image redressée. L’objectif est incliné à 45° et son centre optique doit occuper, par rapport au cliché, le même emplacement qu’il avait lors de la prise de la photographie ; quant à la distance du papier à l’objectif, elle varie suivant l’échelle qu’on veut obtenir. Ici, l’échelle adoptée est de 1/10e et la théorie montre que le papier doit être placé à une distance égale au dixième de la hauteur de l’objectif au-dessus du sol lors de la prise du cliché métrique, c’est-à-dire à 15 cm du centre optique. La figure 8 reproduit le trajet des rayons et suffit à expliquer comment l’image redressée peut passer pour avoir été prise directement parallèlement au sol, c’est-à-dire sans déformation.

Les photographies d’intérieur qui sont prises sous un angle de champ très grand (110°) manquent généralement de netteté sur les premiers plans et notamment dans les coins ; grave défaut : car, l’état du sol, au point de vue des empreintes de pas, des mille traces ou taches de toute origine qu’on retrouve toujours en pareil cas, joue un rôle très important dans presque toutes les enquêtes criminelles.

Les appareils du nouveau modèle exposés ont solutionné cette question en donnant à la planchette de l’objectif une inclinaison d’un dixième vers le sol sans toutefois modifier le tirage. L’observation montre qu’en choisissant un foyer approprié, l’image du sol devient alors nette depuis le premier plan jusqu’à l’infini [3]. Comme la plaque sensible reste rigoureusement verticale, rien de la perspective géométrique n’est altéré et les encadrements métriques conservent toute leur précision.

M. Hennion, le nouveau préfet de police, est venu se rendre compte par lui-même des nouveautés destinées à être présentées à Gand. Il s’est montré particulièrement frappé des services que la transformation des photographies en plan architectural est appelée à rendre au cours des instructions judiciaires, notamment en faisant ressortir clairement la corrélation des diverses vues entre elles et leur localisation sur des plans d’ensemble. M. Hennion a trop souvent manifesté le désir de voir apporter aux enquêtes de police le plus de précision possible pour ne pas apprécier ces appareils qui rentrent tout à fait dans cet ordre d’idées.

Nous ne croyons pas nous tromper en préjugeant que ces perfectionnements des méthodes photographiques trouveront auprès des polices étrangères le même succès que les innovations de police scientifique créées à la Préfecture de Police de Paris au cours de ces dernières années.

ALPHONSE BERTILLON, Inventeur de l’anthropométrie judiciaire.

[1(Voir sur le même sujet les articles de La Nature des 25 août 1885 : La Préfecture de Police à l’Exposition d’Amsterdam ; 15 août 1885 : Du signalement anthropométrique ; 18 mai 1889 : La photographie judiciaire à la Préfecture de Police ; 14 mai 1910 : La Préfecture de Police à l’Exposition de Bruxelles).

[2D’ailleurs en multipliant les cœfficients de réduction par le tirage focal (qui est constant), on retrouve les nombres successifs de l’échelle des distances.

[3Pour déterminer le foyer de l’objectif, il faut remarquer que l’axe optique ainsi incliné va percer le sol à une distance égale à 10 fois sa hauteur, c’est-à-dire à 103 fois le tirage de l’appareil, ce qui donne, pour la longueur focale absolue de l’objectif, la valeur de 149 mm environ. On peut alors vérifier par le calcul que tous les points du sol vont former leurs images conjuguées exactement sur la plaque sensible.

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