La morgue de Paris et les nouveaux appareils frigorifiques

Arthur Good, La Nature n°711 — 15 janvier 1887
Mardi 4 août 2015 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

Arthur Good, La Nature n°711 — 15 janvier 1887

On a beaucoup écrit sur la Morgue, au point de me administratif et médical ; par contre, les perfectionnements qui viennent d’être réalisés dans son organisation intérieure, et plus spécialement dans le mode de conservation des corps, sont peu connus du public. On sait seulement que l’on peut y conserver au moyen du froid, aussi longtemps que l’on veut, les cadavres exposés pour être reconnus ; mais on ignore en général comment ce froid est appliqué, et par quels appareils il est produit. C’est ce que nous allons indiquer ici, en écartant tout détail qui, dans un sujet de ce genre, pourrait sembler trop repoussant à nos lecteurs. Nous ne ferons donc que mentionner la Salle d’autopsie, avec mie table du modèle employé dans les amphithéâtres de nos hôpitaux. C’est là que l’éminent docteur Brouardel fait ses conférences de médecine légale pratique. Nous ne dirons rien non plus de la Salle des magistrats, réservée au service des confrontations, sinon que les amateurs de ce genre d’émotions peuvent lire, au-dessous des sièges de cette salle, les noms des accusés célèbres qui s’y sont assis, et que les garçons de la Morgue y ont inscrits avec les dates des confrontations. Nous y avons lu, entre autres, les noms de Prévost, Moyaux, Troppmann, etc. Nous passons également sur le Greffe et ses dépendances, qui constituent, dans la Morgue, une sorte de petite Mairie, pour arriver au service le plus important : la reconnaissance des cadavres au moyen de leur exposition publique. Les améliorations apportées dans ce service étaient d’autant plus nécessaires que le nombre des corps exposés suit chaque année une progression ascendante. Sur l’intéressante statistique, dressée de 1836 à 1846 par le docteur Devergie [1] et continuée depuis, nous relevons les chiffres suivants :

De 1836 à 1846 3458 corps ou portions de corps.
1846 à 1856 4256 — —
1856 à 1866 5367 — —
1866 à 1876 7091 — —

Puis viennent, pour les six années suivantes :

1876 614 corps
1877 629
1878 718 (année de l’Exposition.)
1879 710
1880 807
1881 920

Enfin, la Morgue est sur le point de recevoir annuellement 1000 cadavres dont il s’agit d’établir l’identité. Avant de faire connaître les moyens employés pour en faciliter la reconnaissance au public, jetons en arrière un coup d’œil rapide, qui nous permettra d’apprécier les progrès réalisés sur ce qui existait autrefois. Voici le tableau qui nous est fait, de la Morgue primitive, installée en 1604 dans la basse geôle du Châtelet :

« C’était un endroit humide et sombre, un réduit infect, d’où s’échappaient. sans cesse les émanations les plus fétides ; les cadavres, jetés les uns sur les autres, attendaient que les parents, une lanterne à la main, vinssent les reconnaître. »

La Morgue du Grand-Châtelet ayant été fermée par une ordonnance de police du 9 thermidor, an Xll, on construisit sur le quai du Marché-Neuf, à l’angle du pont Saint-Michel, le monument en forme de tombeau grec que tous les Parisiens se rappellent ; ce fut la petite Morgue, dans laquelle on apporta de grandes améliorations. Ce monument fut remplacé en 1864 par la Morgue actuelle, érigée à la pointe de Notre-Dame ; établissement unique au monde, elle n’a d’équivalent dans aucun pays, les Morgues des autres États se trouvant placées soit sur des bateaux, soit dans des hôpitaux, et étant peu fréquentées par le public.

La Morgue de Paris reçoit non seulement les cadavres provenant de la capitale, mais encore ceux de Sèvres, Saint-Cloud et Meudon, localités dépendant de la préfecture de police. Les corps sont inscrits, à leur arrivée, sur un registre qui mentionne leur signalement détaillé ; on recherche tout d’abord si ce signalement ne se rapporte pas à une déclaration de disparition. On s’efforce ensuite de trouver les causes de la mort ; les traces de coups et de violences sont soigneusement notées ; les marques du linge, les échantillons d’étoffes, des vêtements, le collet d’un habit, la coiffe d’un chapeau, le numéro d’une montre, etc., peuvent, à défaut de pièces établissant l’identité, donner de précieuses indications. Dans le cas où un suicidé aurait voulu, comme cela se voit souvent, faire disparaître tout signe distinctif qui pourrait le faire reconnaître après sa mort, on arrive cependant à exécuter de curieuses reconnaissances, grâce à un agent spécial qui se guide d’après les plus faibles indices, et fait pour les morts les mêmes recherches que ferait la police pour découvrir un vivant. À défaut de reconnaissance exacte du cadavre, on arrive aisément à savoir au moins quelle était la profession du mort, dans la plupart des cas ; les professions manuelles se reconnaissent à la callosité des mains : le bourrelet de l’index, causé par les ciseaux, décèle la profession du coiffeur ; le tailleur est reconnaissable à ses genoux, la couturière, à ses doigts piqués par l’aiguille, etc., etc.

Avant leur exposition, les corps ont été photographiés ; les épreuves, placées sous les yeux du public sur la grande cloison qui masque aux passants de la rue les corps exposés, sont conservées plusieurs années, et peuvent aider à des reconnaissances après l’inhumation.

Douze dalles en marbre noir sont installées dans la Salle d’exposition, représentée fig. 2. Cette salle est séparée du public par un châssis vitré qui règne sur toute sa largeur. Les corps sont étendus sur ces dalles inclinées vers le public, et la tête est relevée par un support de forme spéciale, de manière à présenter le visage bien en vue. Jusqu’à ces dernières années, les cadavres étaient exposés nus, et recouverts partiellement d’un couvre-corps métallique ; on les habille aujourd’hui, ce qui rend la reconnaissance plus facile ; de plus, les règles de la décence étant respectées, l’accès de la salle d’exposition peut être permis aux enfants, et ceux-ci ont pu rendre souvent les plus grands services dans des cas de reconnaissances difficiles. Les habits, suspendus autrefois simplement à des tringles et maintenus après l’inhumation sous les yeux du publie, sont aujourd’hui placés sur des mannequins d’osier, qui en rendent l’examen plus facile. Quant à la durée d’exposition des cadavres, elle n’était que de quelques jours ; tout au plus pouvait-on la retarder de quelques heures par l’arrosage des corps avec de l’eau fraîche, parfois phéniquée. On n’avait pu trouver de désinfectant capable de lutter efficacement contre l’odeur cadavérique, et la présence de mouches venimeuses constituait un perpétuel danger.

C’est ici que nous voyons apparaître l’étude d’une transformation radicale, commandée par l’hygiène et la salubrité : la conservation des cadavres par le froid. En 1880, sur un vote du Conseil général de la Seine, le Conseil d’hygiène publique et de salubrité nomma une Commission chargée d’examiner les différents appareils frigorifiques et les projets d’installation proposés par divers constructeurs. Voici, d’après M. le docteur Brouardel, quelles étaient les conditions dans lesquelles le service frigorifique devait être installé à la Morgue :

1° Soumettre, dès leur arrivée, à une température de -15° à -20° les corps que l’on veut conserver ; 2° Les porter ensuite dans une salle dont la température oscillera entre -4° et -1° environ.

La première condition est imposée par la lenteur avec laquelle se refroidit le corps humain, par suite de sa mauvaise conductibilité.

De plus, il résulte des observations de M. le docteur Brouardel, que lorsque l’air se renouvelle rapidement autour du cadavre congelé, la peau brunit et se parchemine, ce qui rend plus difficile la reconnaissance de l’identité des individus. Il fallait donc que l’air froid entourant les corps, fût de l’air tranquille. Enfin, le sous-sol instable de la Morgue excluait tout procédé nécessitant une machine à vapeur un peu importante, ce qui compliquait singulièrement le problème.

La Commission se mit aussitôt à l’œuvre, et examina les ateliers et usines dans lesquels étaient construits ou fonctionnaient les appareils à froid qui lui avaient été soumis, et qui pouvaient se grouper en trois classes :

  • Les machines à force motrice (machine Giffard et Berger) ;
  • Les machines à gaz liquéfiable (procédés Tellier et Raoul Pictet) ;
  • Les machines à affinité (appareils Carré).

Ce sont ces dernières qui furent jugées par la Commission répondre le mieux aux conditions imposées, MM. Mignon et Rouart, de Paris, constructeurs des appareils Carré, furent donc chargés de l’installation complète, qui fonctionne toujours régulièrement depuis cinq années, et sur laquelle nous allons entrer dans quelques détails, MM. Mignon et Rouart se posèrent, de la manière suivante, le problème à résoudre : 1° maintenir au-dessous de 0°, mais près de ce point, la Salle d’exposition ; 2° refroidir quatre cadavres à la température de -15° ; 3° entretenir dix cadavres à la température de -2°.

La première question était de savoir quelle serait la puissance de la machine à froid à employer, les constructeurs trouvèrent qu’elle devait produire de 10000 à 12000 calories à l’heure, et s’arrêtèrent à la machine désignée commercialement sous le nom de machine à 100 kilogrammes. C’est cette machine, représentée figure 1, qui est employée à refroidir la partie supérieure de l’air de la Salle d’exposition. L’air froid plus dense descend, tandis que l’air chaud remonte, et l’on a ainsi une température uniforme. Ce refroidissement de l’air est obtenu au moyen d’une solution de chlorure de calcium froid tombant en pluie sur une toiture (fig. 2) et de là dans les rigoles qui la ramènent au réfrigérant. Les condensations qui pourraient se produire sous la toiture sont également recueillies. Avant de se rendre à la partie supérieure de la Salle d’exposition, le liquide froid a commencé sa circulation dans des serpentins disposés sur les parois des caisses destinées à refroidir les quatre cadavres à -15°. Enfin, avant de retourner au congélateur pour se refroidir de nouveau, le liquide circule, par son poids, dans des serpentins verticaux formant cloisons et divisant en cinq parties la caisse destinée à refroidir dix cadavres à -2°. La circulation du liquide est obtenue à l’aide d’une petite pompe centrifuge, exigeant une machine de la force d’un cheval. La dépense d’installation des appareils a été de 44000 francs, chiffre remarqueblement peu élevé. En résumé, les avantages de l’appareil Carré sont les suivants : il n’exige qu’une force motrice très faible ; il tient peu de place ; sa marche est complètement silencieuse ; il fonctionne à une température plus basse que les autres machines, et son rendement est supérieur. Enfin, son installation n’a pas modifié d’une manière notable l’aménagement intérieur de la Morgue.

Reste à répondre à la question : combien de temps peut-on, grâce au procédé qui vient d’être décrit, conserver les cadavres non encore reconnus, ou que l’on destine à une confrontation ou à une autopsie ? La durée de cette conservation est pour ainsi dire indéfinie, comme l’indiquent les chiffres suivants. On a pu conserver dans la Salle d’exposition, sans avoir besoin de les replacer dans les cases, et cela pendant six semaines, des cadavres qui avaient été congelés primitivement à -15°. On peut voir actuellement sur une dalle le corps d’un pendu, exposé depuis le 2 novembre dernier, et dont les traits n’ont encore subi aucune altération. Dans l’affaire Pel, des cadavres. traités de la sorte, sont restés huit mois à la disposition de l’autorité judiciaire. Enfin, dans une visite que nous avons faite à la Morgue, nous avons pu, grâce à l’obligeance du greffier , M. Clovis Pierre, examiner les débris de la femme coupée en morceaux, victime du crime de Montrouge dont l’auteur est resté inconnu ; ces restes, soumis à une température de -15° dès leur arrivée (4 août 1886) n’ont subi aucune altération ; ils offrent l’aspect du marbre ou de la cire, et la couleur de la peau n’a que très légèrement bruni.

Grâce aux importants perfectionnements que nous venons de décrire, le nombre des cadavres reconnus a sensiblement augmenté : avant l’installation des appareils frigorifiques, il était de 66,6 pour 100 ; aujourd’hui, il est monté à 90 et même 92 pour 100 ; on arrive donc à ce remarquable résultat, d’obtenir la reconnaissance de plus des 9/10 des corps exposés.

Arthur Good

[1Devergie, Statistique décennale de la Morgue, 1836-1846. (Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1851, t. XLV, p. 182.)

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