L’origine du couteau se perd dans la nuit des temps ; celle de la cuiller, indispensable pour porter les liquides à la bouche, n’est sans doute guère moins ancienne. Des trois instruments inséparables composant notre couvert de table actuel, la fourchette est de beaucoup le plus récent. C’est aussi le moins indispensable.
Les Grecs et les Romains saisissaient les viandes avec les doigts et les élégants avaient imaginé des règles pour le faire proprement. D’ailleurs à chaque service les domestiques passaient avec une aiguière et un bassin à laver et versaient de l’eau parfumée sur les mains des convives qui en avaient grand besoin. Observons que dans l’Orient actuel ces coutumes existent encore.
Parmi les auteurs de l’antiquité qui nous ont laissé des descriptions détaillées de la façon dont s’accomplissaient les repas, aucun ne fait mention de l’usage de la fourchette. Aucun mot n’existe dans les langues anciennes pour désigner cet objet. On a cependant trouvé deux ou trois instruments à forme de fourchette, qui sont incontestablement d’origine romaine, mais on ignore quel emploi ils avaient.
Le moyen âge à son début ignore aussi l’usage de la fourchette. Les miniatures des manuscrits qui nous fournissent des renseignements si précieux sur les mœurs de nos ancêtres et les instruments qui leur étaient familiers, ne la reproduisent pas ; les fabliaux sont muets à son sujet. On mangeait avec les doigts et on piquait les morceaux avec le couteau, comme le font encore fréquemment les paysans.
D’après certains auteurs, c’est en 995 qu’une princesse byzantine aurait introduit à Venise la première fourchette à l’occasion de son mariage avec le fils du doge Pietro Orseolo. Les familles nobles de Venise imitèrent vite la mode nouvelle, bien que l’Eglise y fût d’abord opposée. A la fin du XIIIe siècle, la fourchette a traversé l’Italie ; elle est rendue en France, elle figure dans les inventaires.
Toutefois cet instrument nouveau était très rare ; il n’existait que chez les grands seigneurs et servait uniquement à prendre quelques mets exceptionnels, les fruits et, en particulier, les mûres.
Gaveston, favori de Richard II, possédait trois fourchettes à fruits et son inventaire indique soixante-neuf cuillers. La femme d’Edouard 1er, Eléonore de Castille en possédait une d’argent à manche ébène et ivoire. Ces fourchettes se plaçaient dans une sorte de gaîne, désignée dans les inventaires comme « étui à fourchettes » ; elles étaient en or, en argent, ou tout simplement en fer.
Peu à peu cependant leur usage s’étendit à toutes les préparations culinaires solides. Henri III, à la fin du XVIe siècle, provoqua une véritable explosion d’indignation en s’en servant publiquement pour manger la viande. C’est ce que nous apprend un pamphlet de 1589, intitulé l’Ile des Hermaphodites. « Premièrement, y est-il dit, ils ne touchaient jamais la viande avec les mains, mais avec des fourchettes ; ils la portaient jusque dans leur bouche en allongeant le col et le corps sur leur assiette. Ils prenaient avec des fourchettes, car il est défendu en ce pays-là de toucher la viande avec les mains, quelque difficile à prendre qu’elle soit, et aiment mieux que ce petit instrument fourchu touche à leur bouche que leurs doigts. » Il est assez curieux de voir tourner en dérision un acte qui nous semble aujourd’hui si naturel.
Les nombreuses fourchettes du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle exposés dans nos musées sont à deux dents seulement et leur manche articulé peut, en général, se plier. On les enfermait encore dans des gaînes souvent ornées d’une façon très luxueuse et renfermant de nombreuses pièces.
Le duc de Montausier aurait, paraît-il, contribué beaucoup à répandre l’emploi de la fourchette en France.
Au début de XVIIIe siècle, en Angleterre, la fourchette est à trois dents avec un manche en forme de pied de biche ; celles en argent sont très rares. Les nobles seuls en possèdent.
La quatrième dent apparaît sous Georges II ; en même temps l’ustensile prend la forme générale qu’il a conservé jusqu’à nos jours. Il s’orne de ciselures, son manche est court et s’aplatit en s’éloignant des fourchons. Plus tard, il devient plat partout et spatule. Sous Louis XV il s’allonge et prend la forme violonnée qu’il possède encore actuellement.
L’emploi de la fourchette pour remuer la salade remonte au début du XVIIe siècle. Certains couverts à salade de cette époque sont de petites merveilles d’élégance et de bon goût.
Aujourd’hui les couverts d’argent ou de maillechort argenté par la galvanoplastie sont extrêmement communs et revêtent des formes banales.
Longtemps obtenus à l’aide de forgeages et d’emboutissages successifs par des matrices et des poinçons disposés de manière à donner aux pièces les formes voulues sous l’action du marteau, les couverts ont été fabriqués ensuite à l’aide du balancier. En 1839, Allard, de Bruxelles, imagina de les obtenir par laminage et sa méthode fut importée en France, en 1840, par un orfèvre parisien du nom de Denière. Le laminage est partout adopté aujourd’hui.