CHEZ LES GRANDS SAVANTS FRANÇAIS
NOTRE VISITE CHEZ M. GUILLAUME, LAURÉAT DU PRIX NOBEL ET DIRECTEUR DU BUREAU INTERNATIONAL DES POIDS ET MESURES
Des arbres séculaires dissimulent aux regards des curieux le Bureau international des Poids et Mesures, sis en plein bois de Saint-Cloud et que dirige actuellement M. Charles-Édouard Guillaume, correspondant de l’Institut de France et lauréat du prix Nobel. Quel admirable laboratoire pour un physicien s’occupant de recherches méticuleuses et de longue haleine l On comprend que l’éminent métrologiste, venu de Suisse en France voilà quarante ans, y ait accompli toute sa carrière ! C’est donc dans ce « temple de la précision » que nous avons été lui demander de nous esquisser les principales étapes de sa vie et la genèse de ses remarquables travaux.
— Et tout d’abord, ; nous dit M. Guillaume, permettez-moi d’évoquer de chers et lointains souvenirs. Fils d’un horloger de Fleurier, où je naquis le 15 février 1861, j’ai passé mon enfance dans un de ces ateliers familiaux si nombreux alors dans les hautes vallées neuchateloises. Là, pendant des longues veillées d’hiver, tandis qu’à la lumière des quinquets, les adultes taillaient, limaient, polissaient des roues, des pignons, des platines, les jeunes ou les vieillards faisaient, à toute leur famille réunie, une lecture à haute voix, dans quelques ouvrages de sciences ou de voyages, d ’histoire ou de littérature ! Et l’étranger restait souvent surpris du savoir qu’il rencontrait « dans ce patriarcat des artisans » auquel l’industrie horlogère donnait, avec le bien-être matériel, l’intense désir de s’instruire et de tendre vers la perfection. Aussi, chaque année, je reviens avec un plaisir infini me reposer dans cette modeste maison familiale de Fleurier où, tout enfant, méditant déjà sur les enseignements de mon père, je nourrissais le secret espoir d’apporter à la montre de nouveaux perfectionnements. Comme vous le verrez plus loin, mes découvertes ultérieures des curieux alliages de nickel, l’invar et l’élinvar, m’ont permis de réaliser ce rêve d’autrefois !
« En 1876, je fis mes débuts scolaires au gymnase de Neuchâtel, mais,quelque-peu dépaysé et sans grandes connaissances générales, je n’en fus certes pas le meilleur élève ! Toutefois je me mis au travail avec ardeur et je pus, dès l’année suivante, entrer à l’Académie de Neuchâtel où je ne tardai pas à devenir le préparateur de mon professeur de physique Schneebeli ; puis, en 1878, je fus admis à l’École polytechnique fédérale de Zurich, d’où je sortis assez fort en mathématiques, en mécanique et en physique, grâce aux autres leçons des mathématiciens F. Geiser et Frobenius, de l’électricien H.-F. Weber et de l’astronome R. Wolf. Devenu élève officier d’artillerie, je suivis les cours de balistique du major Pagan dont les nombreux graphiques furent pour moi une véritable révélation. Je compris alors les relations existantes entre les notions de force, de masse ou d’accélération, je me rendis compte du lien qui unissait les équation aux phénomènes.
Nanti de ce bagage physico-mathématique, M. Guillaume entra en 1883 au Bureau international des Poids et Mesures, dirigé alors par Ole Jacob Broch,à qui son ancien professeur de l’Académie de Neuchâtel, Ad. Hirsch, l’avait chaleureusement recommandé. Il put, sous les ordres de M. René Benoît, qui venait d’apporter d’importants perfectionnements aux instruments métrologiques, étudier les thermomètres à mercure destinés à équiper les grands comparateurs servant aux mesures de longueur. Durant dix-huit mois, le jeune physicien calibra donc des thermomètres et, au cours de ces recherches, il montra l’influence des verres, l’allure systématique des écarts entre les indications thermométriques, et expliqua scientifiquement plusieurs des anomalies observées.
Aussi, dans son Traité de Thermométrie publié en 1889, il réhabilita le thermomètre à mercure qui, soigneusement construit et judicieusement employé, se montre un appareil sûr et précis.
Introduit, vers cette époque, à la Société française de physique, Ch-Ed. Guillaume s’y lia d’amitié avec Pierre Curie et, dès l’abord, fut surpris de la simplicité des Berthelot, des Cornu, des Mascart ou autres grands savants qu’il y rencontra. « Je m’attendais, dit-il, à les voir solennels et distants ; ma surprise fut extrême de les trouver d’un accueil si cordial. »
Puis, quand Louis Olivier fonda la Revue générale des sciences (en 1890), il lui demanda sa collaboration, que les lecteurs de cet organe surent apprécier.
Dans l’œuvre d’un savant, il faut distinguer, en effet, les écrits d’un caractère technique et professionnel d’avec les articles ou les ouvrages de vulgarisation d’une portée plus générale. Ch.-Ed. Guillaume excella dans les deux genres. Il exposa les résultats sûrement acquis dans les Mémoires du Bureau international des Poids et Mesures , dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences , les Archives de Genève et autres journaux scientifiques spéciaux. Mais il réserva à la Revue générale des sciences les pensées errantes, les idées qui germaient en lui lorsqu’il parcourait, à la nuit tombante, les allées solitaires du parc de Saint-Cloud.
— J ’y ai traité, nous dit-il, des questions relatives au rayonnement ou à la constitution de la matière ; je crois y avoir démontré l’action protectrice du pigment humain, qui a fait dire à un ami auquel j’exposais ma théorie : « Je comprends : les nègres sont à l’ombre de leur peau ! » J’y ai proposé une théorie suivant laquelle les actions biologiques des rayons X peuvent se ramener à l’ionisation des substances composant ou baignant les tissus, et sa généralisation m’a conduit à expliquer à ma manière le rôle des antiseptiques. Dans le même ordre d’idées, j’ai publié une Initiation à la mécanique dans laquelle je m’efforce de montrer aux petits comment on étudie la nature, les forces et le mouvement.
« Cela ne m’empêchait pas, du reste, de faire de l’alpinisme lorsque je revenais en Suisse pendant les périodes de vacances. Ma femme et mes trois enfants, dont l’un est maintenant chef de clinique à l’Hôtel-Dieu de Paris, me suivaient quelquefois dans mes ascensions.
« Mais, avant d’aller plus loin, permettez-moi de défendre ma profession. Veuillez détruire la fâcheuse opinion que le vulgum pecus et même le monde savant professe à l’égard du métrologiste. On lui concède l’habileté des mains et des yeux, la loyauté à l’égard de l’observation et une inlassable persévérance pour calculer des dix-millièmes de millimètre, mais on lui dénie l’imagination. Le métrologiste, dit-on, c’est le cheval de charrue creusant patiemment son sillon, tandis que l’homme aux idées neuves et originales c’est le cheval de course couvrant l’espace aux applaudissements d’une foule enthousiaste ! La comparaison n’est pas faite pour me déplaire. Cependant, poursuivit M. Guillaume, une fois la course terminée, que reste-t-il ? Un peu de bruit, de la poussière soulevée, alors que du sillon tracé par le cheval de charrue lèvera demain la moisson nourricière !
« Les grandes découvertes scientifiques ne se trouvent-el1es pas liées, en effet, au labeur méthodique du métrologiste ?
Et s’animant, petit à petit, les yeux brillants derrière son binocle, le directeur du Bureau international des Poids et Mesures continue avec chaleur son plaidoyer pro domo, en nous démontrant que seule la métrologie a rendus possibles les plus importants progrès de la physique et de l’astronomie depuis le XVIIe siècle.
— Galilée n’a-t-il pas établi les lois du plan incliné en mesurant la durée de descente d’un corps sur ce plan, et l’isochronisme des oscillations du pendule en comparant, au cours d’une cérémonie, les battements de son pouls aux oscillations d’une lampe suspendue à la voûte de la cathédrale de Pise ?
« Newton aurait-il découvert l’attraction universelle sans la mesure préalable d’un arc de méridien faite par l’astronome français Picard, sur l’ordre de Louis XIV ? Grâce à l’exactitude de leurs balances, Lavoisier, Proust et Dalton n’ont-ils pas apporté de lumineuses clartés dans le dédale alchimique et transformé un ensemble d’obscures recettes, d’expériences bizarres en un véritable science : la chimie ? Ne doit-on pas le principe de la conservation l’énergie aux mesures calorifiques si géniales de Joule et de Regnault, la radioactivité. à celles non moins sagaces de Becquerel et de Curie dans d’autres domaines encore plus mystérieux : le monde des atomes et la constitution de la matière ? D’ailleurs, en physique, relation constante de cause à effet ressort seulement avec certitude des résultat d’expériences, dont on a mesuré les difféérentes causes et plus particulièrement la plus prépondérante d’entre ces dernières, lorsque les autres jouent un rôle effacé.
Mais laissons là ces considérations philosophiques et théoriques, articula notre savant interlocuteur, pour examiner les remarquables instruments qui, à l’abri des trépidations du sol de la Ville-Lumière et dans le calme d’un Parc magnifique permettent aux savants métrologistes de gagner, de temps en temps, une nouvelle décimale dans leurs calculs de haute précision. Cette conquête implique, du reste, un très grand nombre de perfectionnements de détails.
En 1889, le Bureau international changea de directeur. Ole Jacob Broch mourut en février et.à l’automne de cette année, la Conférence générale des Poids et Mesures, après avoir réparti entre les états signataires de la convention du mètre de 1875, les étalons prototypes, rogna quelque peu le budget de l’établissement. Par suite, les traitements des savants qui y travaillaient se trouvèrent fort comprimés ! La petite phalange métrologiste se réduisait alors à M. Benoît, directeur, à M. Chappuis et à M. Guillaume, qui, avec l’aide d’un calculateur, durent se partager la besogne. Mais tous avaient le feu sacré. Notre physicien, entre autres, y effectua de 1889 à 1896 une série de déterminations,soit seul, soit en collaboration avec Benoît (étude des mètres prototypes à trait, d’étalons à bout, de règles géodésiques, etc.).
Le Bureau international possédait déjà la plupart des remarquables instruments qu’on y admire encore aujourd’hui, et en particulier plusieurs types de comparateurs pour la mesure des longueurs qui se définissent, en métrologie transcendante, par la distance des axes de deux traits ou celle de deux surfaces parallèles. Essentiellement ces appareils se composent de deux piliers fixes portant deux microscopes pourvus de micromètres sous lesquels on amène, au moyen de mécanismes spéciaux, les deux règles qu’il s’agit de comparer.
Selon leur destination, les comparateurs diffèrent, entre eux par certains détails de construction. Le premier, œuvre des frères Brunner, permet d’établir les équations des mètres à traits, c’est-à-dire ceux dont la longueur est mesurée non entre les extrémités, mais entre des traits gravés au voisinage des bouts.
Le deuxième comparateur sert à étudier la dilatation des règles métriques. Il diffère surtout du précédent en ce que le chariot porte deux cuves séparées l’une de l’autre de un mètre. Dans chacune de celles-ci on installe des règles ’qu’on peut ainsi amener à des températures différentes. On maintient l’une d’elles, celle qu’on prend comme terme de comparaison, à une température fixe, tandis qu’on échauffe ou on refroidit l’autre. On peut alors mesurer son allongement ou sa contraction en rapportant pour chaque expérience sa longueur à celle de la barre étalon.
— Cet instrument fut toujours, ajouta M. Guillaume, mon appareil de prédilection. Il m’a permis de déterminer (grâce à des observations combinées de manière à éliminer les erreurs systématiques) des longueurs à quelques centièmes de micron près !
Avec le comparateur universel, qui se différencie assez notablement des précédents, on peut effectuer toutes sortes de comparaisons grâce à ses deux mouvements (transversal et longitudinal) et à la mobilité de ses microscopes ; M. Guillaume l’utilisa, en particulier, pour évaluer les volumes des cylindres qui lui servirent,à leur tour, pour déterminer la masse du décimètre cube d’eau au moyen de l’appareil à mesurer les épaisseurs.
Quant aux balances, presque toutes construites pour se manœuvrer à distance, ce n’est pas le lieu de les décrire ici, car le savant métrologiste prit peu de part à leurs pesées de haute précision. En revanche, il s’occupa beaucoup de l’extension du système métrique à travers le monde. En particulier, son opuscule Unités et étalons devint l’origine d’une active propagande en faveur du mètre, propagande qu’il poursuivit jusque pendant la guerre auprès des soldats américains. En 1917, Guillaume écrivit, en effet, une instruction abrégée sur le système métrique qu’avec l’appui de l’Académie des sciences et de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, il put répandre à plus de 200 000 exemplaires dans les rangs de nos alliés.
APPLICATION DE L’INVAR A LA GÉODÉSIE
Mais, comme nous le notions rapidement au début, les travaux les plus remarquables de Ch.-Ed. Guillaume se rapportent aux aciers au nickel dont il découvrit les curieuses anomalies. Des alliages de fer et de nickel à 25 p. 100 de ce dernier se dilatent effectivement plus que ne l’indique la règle des mélanges. Toutefois, en ajoutant du nickel, peu à peu, on voit la dilatabilité baisser rapidement, passer, vers 63 p. 100 de nickel, par un minimum, puis remonter pour rejoindre la dilatabilité du nickel. Les alliages voisins du minimum portent le nom d’invar (abréviation d’invariable). Leur dilatabilité, lorsqu’ils ont été simplement laminés à chaud puis refroidis à l’air, avoisine l’ordre du dixième de celle des constituants. En outre, M. Guillaume a montré que l’on peut, par des traitements thermiques et mécaniques, abaisser encore la dilatabilité et obtenir des alliages antidilatables, c’est-à-dire se contractant quand on les chauffe. De nouveaux traitements thermiques relèvent la dilatabilité de ces alliages, en sorte qu’on les amène à volonté à posséder une dilatabilité nulle.
Les aciéries d’Imphy, de la Société de Commentry-Fourchambault et Decazeville ont réalisé ainsi, pour les mesures géodésiques, des kilomètres de fil d’invar dont la dilatabilité n’est pour ainsi dire plus déterminable. L’emploi de ces fils, en connexion avec la méthode rapide imaginée par le géodésien suédois Jaderin, a permis de transformer complètement la mesure des bases, en associant un matériel léger et maniable à des fils d’invar librement tendus entre des repères, de façon à réduire le coût de ces opérations à 2 p. 100 de ce qu’elles étaient autrefois, sans sacrifier la précision. La mesure du Simplon par la Commission géodésique suisse reste un exemple classique de l’emploi du nouveau matériel avec lequel le Service géographique de l’armée exécute actuellement des triangulations au Maroc et en Syrie.
— A présent, nous dit plaisamment M. Guillaume,au cours d’une de nos visites, il nous faut descendre dans les caves du Bureau international pour nous rendre compte de la façon dont on soumet ces fils d’invar à un contrôle permanent. Avec M. Benoît, j’ai aménagé pour cela, dans les souterrains du Bureau international, une base de référence de 24 mètres consistant en une série de repères scellés dans un mur épais. Aux deux extrémités de la base, se trouvent deux poulies montées sur billes, sur lesquelles passent des cordes souples attelées au fil même et tendues par deux poids de 10 kilogrammes. Deux observateurs se placent en face des repères extrêmes éclairés par des projecteurs, en approchant les réglettes divisées qui terminent les fils et exécutent une série de lectures simultanées de leurs repères respectifs par rapport à la division des réglettes. Le fil se trouve ainsi comparé à la base.
Pour les repères mobiles, dont le fil sert à déterminer la distance, deux à deux, sur le terrain, Benoît et Guillaume, avec la coopération de J. Carpentier,ont imaginé un grand trépied en bois sur la tête duquel une plate-forme, surmontant une douille verticale, peut se déplacer. Sur cette plate-forme est posé un petit trépied en métal, maintenu en place par trois ressorts et qui soutient une tablette surmontée d’un goujon vertical dont on opère le déplacement micrométrique à l’aide de trois vis horizontales. Le goujon est percé d’un trou vertical dans lequel passe un fil à plomb.
L’évaluation d’une base à l’aide de ce matériel s’exécute beaucoup plus vite qu’avec les anciens systèmes et exige un personnel restreint : une dizaine d ’hommes environ. Enfin, si l’erreur dépend naturellement de la longueur mesurée sur le terrain, elle ne dépasse pas un millionième relatif.
DÉCOUVERTE DE L’ÉLINVAR ET SON IMPORTANCE EN CHRONOMÉTRIE DE PRÉCISION
Une fois l’inspection des laboratoires du Pavillon de Breteuil achevée, notre aimable cicerone nous reconduisit dans son bureau, d’où l’on découvre la vallée de la Seine et Paris comme fond de tableau. Là, il nous entretint de ses dernières recherches, en particulier de l’élinvar dont l’application aux chronomètres a réalisé, de façon élégante, la compensation de l’erreur secondaire. L’anomalie de l’élasticité, découverte dans l’invar, simultanément par Marc Thury et par Paul Perret, fut observée ensuite par M. Guillaume, et elle le conduisit à la création du spiral compensateur, qui dispense de l’emploi d’un balancier compliqué. Puis, à la suite de l’étude d’alliages ternaires contenant, en dehors du fer et du nickel, un troisième constituant, chrome et manganèse notamment, le sagace physicien obtint un alliage à élasticité constante encore plus intéressant, et il le baptisa du nom d’élinvar (abréviation de sa remarquable propriété). L’annonce de cette géniale trouvaille, faite à l’ Académie des sciences de Paris en juillet 1920, causa, dans le monde horloger, une énorme sensation, car on put immédiatement, grâce à elle, simplifier le système de compensation des chronomètres.
Enfin, cette même année, l’Académie des sciences de Suède couronna l’œuvre entière du métrologiste en lui décernant le prix Nobel de physique.
— Et n’oubliez pas d’ajouter, nous dit M. Guillaume en terminant un de nos entretiens, que j’étais venu en France voilà quarante ans, pensant travailler seulement quelques mois pour retourner ensuite dans mon pays natal. Mais l’élégance, la clarté et la précision des méthodes françaises m’ont séduit et … m’ont conduit au succès.
Jacques BOYER.