La science vient de subir une irréparable perte ; Alfred Cornu nous a été enlevé dans la plénitude de sa force et de son talent, alors que la jeune école de physique pouvait attendre beaucoup encore de ses conseils et de ses directions, puisés aux sources intarissables de sa perspicacité, de son savoir et de sa bienveillance, en même temps que la science elle-même était en droit d’espérer une longue continuation des admirables travaux qui ont illustré son nom.
La vie d’Alfred Cornu pourrait être caractérisée en quelques mots ; le succès, qui présida à ses débuts, lui tint fidèle compagnie ; nommé à 26 ans professeur à l’École polytechnique, grâce aux preuves éclatantes qu’il avait déjà données de son talent, il put, tout jeune dans une importante situation, développer loin de l’âpre lutte les beaux dons qu’il avait reçus, travailler sans fièvre à des œuvres d’une classique perfection, qu’un penchant naturel le conduisait à rechercher sans cesse.
C’est, en effet, par la perfection que son œuvre se distingue de tant d’autres, et par la perfection qu’elle demeurera.
Ceux qui ne l’ont pas connu personnellement, qui n’ont pas recueilli quelque chose de sa pensée ont pu s’étonner parfois de ne pas voir cet esprit éminent suivre le chemin hasardeux qui conduit à la découverte des phénomènes entièrement nouveaux ; pour qui le connaissait, cette disposition semble toute naturelle. Avant d’asseoir la découverte, il faut errer longtemps dans les brumes de l’hypothèse, il faut, pour une période souvent longue, renoncer à voir clair. Or, voir clair en toutes choses, ne laisser nul recoin de la pensée dans la pénombre fut, pour Alfred Cornu, le complément de sa perpétuelle aspiration vers tout ce qui est parfait, vers tout travail accompli.
A un âge où l’on veut aller vite en besogne, où pour la plupart des chercheurs, les résultats ne sont jamais assez rapidement obtenus, Cornu s’imposait la lente préparation d’un des plus difficiles problèmes de la physique expérimentale, la détermination de la vitesse de la lumière. Et, dans ces dernières années, alors que de multiples occupations ne lui permettaient plus d’entreprendre des recherches qui nécessitent une aussi longue assiduité, nous le voyons encore s’attacher à une foule de problèmes dans lesquels était demeurée quelque obscurité, les reprendre sous une forme imprévue et originale, et, finalement, les abandonner sous la forme la plus limpide que l’on puisse imaginer.
Né le 6 mars 1841, à Châteauneuf (Loiret), Alfred Cornu fut admis en 1860 à l’École polytechnique ; en 1866, il sortit de l’École des mines ; en 1867, il était nommé professeur à l’École polytechnique, dans cette chaire à laquelle, jusqu’à son dernier jour, il consacra peut-être le meilleur de son activité. La détermination de la vitesse de la lumière lui valait, en 1878, le prix Lacaze, décerné par l’Académie des sciences, qui lui ouvrait ses portes la même année, et dont il fut plus tard le président.
En 1886, il était nommé membre du Bureau des longitudes ; le conseil de l’Observatoire de Paris et le conseil de perfectionnement de l’École polytechnique le comptaient aussi dans leur sein. Nommé membre de la Section française de la Commission internationale du Mètre, il entra, en 1900, au Comité international des Poids et Mesures, où il succédait à Joseph Bertrand. Par deux fois président de la Société française de Physique, il fut, d’une voix unanime, acclamé président du premier congrès international de physique, réuni à Paris en 1900.
Entrer dans le détail des travaux d’Alfred Cornu serait difficile dans celte courte Notice ; nous pouvons cependant en suivre les grandes étapes.
L’optique l’attira tout d’abord ; ses premières notes présentées à l’Académie en 1863 et 1865, se rapportent aux faisceaux réfléchis ou réfractés, et à la réflexion cristalline, à laquelle il consacra plus tard de longues recherches. Beaucoup plus tard, il devait étendre ses investigations à la réflexion vitreuse et à la réflexion métallique, que bien des maîtres de la physique considéraient comme des phénomènes entièrement distincts. Ils l’étaient, en effet, à quelques exceptions près, lorsqu’on se limitait à une région étroite du spectre ; mais en étendant les recherches de l’extrême rouge jusqu’au lointain ultra-violet, Cornu montra que l’on passe insensiblement de l’un à l’autre, et, ainsi, fit disparaître une des nombreuses barrières artificielles qu’une science encore trop peu éclairée avait élevées.
L’étude du spectre occupa Cornu pendant de longues années ; pour la première fois, on eut, par sa mesure des longueurs d’onde des raies de l’hydrogène, une série connue avec une précision suffisante pour qu’il fût possible d’examiner la validité des formules de répartition des raies d’un même corps. Aux nombres donnés par Cornu, la formule devinée par Balmer s’appliqua avec cinq chiffres exacts, et cette extraordinaire coïncidence fut le point de départ des nombreuses recherches, déjà très fructueuses à l’heure actuelle, mais qui promettent plus encore pour l’avenir, dont l’objet est de grouper, dans des expressions algébriques, les raies spectrales d’un même corps ou de corps voisins, En même temps, l’absorption atmosphérique était minutieusement étudiée ; par un grand nombre de photographies faites pendant plusieurs étés, dans la propriété de Courtenay, où Cornu aimait à passer les mois de vacances, il fixa la limite ultra-violette du spectre solaire aux basses altitudes, tandis que, dans des expériences de laboratoire, il montrait que l’air oppose un écran absolu à l’ultra-violet au voisinage de 0,185μ.
De telles recherches, au cours desquelles il était souvent conduit à scruter le ciel, devaient nécessairement attirer son attention sur les phénomènes optiques de l’atmosphère, dont l’étude, activement poussée par les physiciens français’ de la première moitié du siècle passé, est un peu négligée aujourd’hui. Les splendides lueurs que l’on put observer vers la fin de 1885 fournirent à Cornu l’occasion d’utiliser la profonde connaissance qu’il avait des phénomènes de l’optique. Il montra que la lumière crépusculaire qui donnait alors une si merveilleuse douceur aux couchers de soleil, était due à une diffraction sur des poussières fines, et il devint évident que la formidable explosion du Krakatoa en était la cause première.
Si l’optique fut l’étude de prédilection de Cornu, d’autres branches de la physique furent aussi enrichies de ses travaux ; une détermination de la constante de la gravitation, entreprise avec M. J.-B. Baille, en reliant les recherches de Cavendish aux travaux plus récents de Boys, de Poynting , de Praun, donna les limites des nombres entre lesquels on peut encore hésiter aujourd’hui.
Nous passerons rapidement sur certains travaux concernant l’acoustique ou l’élasticité, où Cornu a laissé une trace féconde, pour dire encore quelques mots d’une recherche où il semblait que tout eût été dit dans un célèbre mémoire d’Helmholtz, et où Cornu a apporté une clarté subite et inattendue. Les conditions de résonance et de synchronisation des mobiles sont définies par une équation différentielle du second ordre, dont la solution est l’équation d’un mouvement pendulaire amorti. On avait tiré de cette équation tout ce qu’elle peut donner, lorsque Cornu s’avisa d’une représentation géométrique nouvelle très élégante. D’un coup, le problème fut transformé, et rebondit pour ainsi dire, dans de lointaines conséquences pratiques. L’auteur avait eu en vue la synchronisation des horloges, qu’il réalisa immédiatement, dans des conditions très parfaites ; mais c’est dans ces derniers temps surtout que la solution qu’il avait donnée prit de l’importance ; l’extension de la distribution par courants alternatifs imposa la résolution d’un problème industriel d’une extrême difficulté, l’accouplement en parallèle des alternateurs. Par la méthode qu’il avait inaugurée, Cornu développa le problème pour ce cas particulier, et en facilita ainsi beaucoup aux constructeurs l’application pratique.
Cet exemple, choisi parmi beaucoup d’autres, est très caractéristique d’une partie important.e de l’activité de Cornu. Désireux de rendre son enseignement à l’École polytechnique de plus en plus clair et de plus en plus attrayant, il en revoyait une question après l’autre, simplifiait les démonstrations, substituait, aussi souvent que cela était possible, la géométrie qui fait apparaître les relations, à l’analyse qui les cache trop souvent.
De très bonne heure, le nom d’Alfred Cornu avait dépassé les frontières de son pays, et la plupart des académies et des sociétés savantes du monde entier l’avaient reçu dans leur sein.
Admirateur passionné du génie de Fresnel, continuateur de l’œuvre de Fizeau, il était comme un vivant écho de la glorieuse période de l’évolution de l’optique ; mais aussi, dans mainte direction de la recherche expérimentale, il restera l’un des plus parfaits modèles dont les jeunes générations puissent se proposer l’exemple.